QU’EST-CE QUE LA CULTURE DE LA PAUVRETE ?

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Pour le sociologue Howard S. Becker « la culture est la somme des attendus partagés que les individus utilisent pour coordonner leurs activités »(1). Ainsi, nous définirons la culture populaire comme la somme des idées et des pratiques populaires que les individus, appartenant ou non à la classe populaire, utilisent pour coordonner leurs activités. 

LA PAUVRETÉ N’EST PAS LA MISÈRE 

La pauvreté se définit classiquement par «ce que nos ancêtres appelaient la paupérisation ou l’indigence. Cette notion évoque immédiatement celle de subsistance: l’indigent est celui qui n’a pas ou détient tout juste les moyens de survivre et de faire survivre ceux qui dépendent de lui. Rowntree appliquait cette définition à la lettre et fixait la limite de la pauvreté au minimum nécessaire pour maintenir la condition physique»(2). En France, pour mesurer la pauvreté, on utilise généralement trois types d’approches : « les indicateurs observant les minima sociaux comme le RMI, les indicateurs de pauvreté monétaire, les indicateurs de conditions de vie, tels que les contraintes budgétaires, les retards de paiement, les restrictions de consommation, les difficultés de logement»(3)

Ces différentes définitions de la pauvreté devraient donc plutôt être celles de la misère, selon la différenciation que font Brahmane et Robert dans leur ouvrage «La puissance des pauvres». Cette dernière «ne peut être considérée que dans son contexte historique et culturel, dans ses formes culturellement incarnées ou “inculturées”. De fait, dans la plupart des cultures, le pauvre est tout simplement l’homme commun, l’humble dont le nombre constitue le commun des mortels, et sa condition – la pauvreté – est indissociable d’un mode de vie, d’un art de vivre et de faire […] La pauvreté est un état d’être, lié à la production de subsistance, qui implique une vulnérabilité aux catastrophes naturelles mais une relative autonomie au regard du marché. Elle peut apporter une “joyeuse liberté” , une “plénitude simple” […] L’homme commun qui n’a pas été déraciné, acculturé de force ou déplacé en milieu étranger est porteur de capacité, d’une puissance d’agir dont la perte serait ressentie par la société toute entière». 

Il semble donc nécessaire de différencier plusieurs types de « pauvreté ». Rahnema et Robert en différencient trois différentes: la pauvreté conviviale, la pauvreté volontaire et la pauvreté modernisée. Ce dernier terme, créé par Ivan Illich, est synonyme de la misère moderne. Rahnema et Robert, le définissent comme une « dissonance cognitive entre les rituels et la réalité, car elle promet l’abondance mais accroît les raretés. Cela engendre de nouvelles frustrations, de nouveaux objets de désir, capacité de subsistance »(4)

A la différence du terme de pauvreté, l’usage du terme misère devrait être utilisé seulement en fonction d’une des deux conditions suivantes (ou des deux simultanément). Soit lorsqu’un individu ne parvient pas à satisfaire ses besoins essentiels (la misère matérielle), soit lorsqu’il y parvient à peu près, mais que cette situation est mal vécue pour des raisons psycho-sociologiques (la misère moderne d’Illich ou la pauvreté moderne de Rahmena). Tandis que la misère relève d’une dimension quantitative, la pauvreté relève elle plus de la dimension qualitative. Ainsi, dans une situation de simple satisfaction des besoins essentiels physiologiques et matériels, le miséreux vivra mal cette situation, tandis que le pauvre peut accepter cette situation et bien la vivre, dans le cadre d’une «sobriété heureuse». C’est donc une différence de nature qualitative. Cependant, ce ne doit pas être une raison pour créer une société à deux vitesses, laissant à la traîne les plus pauvres, même dans un cadre de sobriété heureuse, comme nous le verrons par la suite. La sobriété heureuse devrait donc pouvoir être un choix libre et volontaire et non le résultat d’une détermination socio-économique. 

La pauvreté conviviale et volontaire, résultante de ce choix, prône le vivre ensemble en se fondant «sur les principes de simplicité, de solidarité, de frugalité, de partage, du sens de l’équité, du respect de son prochain… ». Elle vise à développer une attitude de « contentement de ce qu’on a » et une vision d’une juste répartition des biens et ressources, ce qui fait qu’elle contribue à la cohésion sociale. «C’est un mode de vie simple et de bon sens qui se fonde sur une reconnaissance réaliste de la nécessité», c’est-à-dire de ce qui est nécessaire et suffisant pour bien vivre. A la différence de la misère, la pauvreté volontaire « se base sur un choix délibéré » et « la quête d’une richesse plus libératrice de toute dépendance matérielle superflue. Elle exclut les plaisirs qui dégradent la relation personnelle»(5) aux autres et à soi-même. 

La pauvreté, dans ce sens, n’a pas toujours été perçue comme un fait négatif. Le sociologue Jean Labbens rappelle que celle-ci «a souvent été prônée comme un bien. Pour des raisons morales et religieuses, d’abord; elle libère des soucis terrestres et permet de vaquer à la contemplation. C’est-à-dire que la pauvreté laisse à l’homme de quoi subvenir à ses besoins; peu sans doute, mais assez, tout de même, pour donner un sentiment de sécurité; sinon, elle créerait des préoccupations temporelles, au lieu d’en retirer. L’excellence de la pauvreté ne se mesure donc point au dépouillement des biens, mais à la libération qu’elle procure. Un bon pauvre doit être fort tranquille en ce qui concerne sa subsistance »(6). C’est-à-dire qu’il doit disposer au moins de la satisfaction des besoins essentiels pour se dégager du stade de la misère matérielle. Rahnema et Robert «se défendent toutefois d’un regard romantique ou nostalgique sur cette pauvreté et pour ce faire, ils en appellent aux registres philosophique, sociologique, économique et écologique, qui s’enracinent dans la notion de puissance, la potentia de Spinoza(7). C’est-à-dire la maîtrise et la plénitude intérieure alors que la potestas est un pouvoir extérieur dont l’essence est l’exercice d’une force d’intervention sur les autres.»(8)

LA SATISFACTION DES BESOINS PSYCHOLOGIQUES EST UNE DES CONDITIONS DU BIEN VIVRE 

Parallèlement, aux besoins essentiels physiologiques et au besoin de puissance sur soi-même, il existe d’autres besoins psychiques essentiels à la « vie bonne », tel qu’en parle en particulier le philosophe Paul Ricœur. 

Selon le psychologue Maslow, les cinq besoins fondamentaux principaux sont les besoins physiologiques, le besoin de sécurité, les besoins d’appartenance, le besoin d’estime de soi et d’accomplissement de soi(9). Cependant, les besoins fondamentaux premiers devraient plutôt être les 6 suivants: les besoins physiologiques, le besoin de vivre (pulsion de vie), le besoin d’être fort, le besoin d’aimer (de servir autrui, d’être utile), le besoin de réalisation de soi-même (par la création de soi ou d’objets) et le besoin de compréhension (de curiosité). Le besoin d’estime de soi étant un besoin fondamental et secondaire, puisqu’il découle du besoin d’aimer sa propre force. Lorsqu’il est vécu sous la forme de la peur d’avoir une mauvaise estime de soi ou une mauvaise confiance en soi, il peut engendrer un besoin névrotique de reconnaissance conscient ou non. 

La pauvreté conviviale et la sobriété heureuse supposent donc la satisfaction de ses besoins physiques, matériels et psychologiques. Pour satisfaire ces 5 besoins fondamentaux psychologiques, cela suppose de parvenir à prendre conscience des peurs subconscientes engendrées par leur non-satisfaction, puis de parvenir à s’en détacher psychiquement. Ces 5 peurs sont reliées aux 5 besoins psychiques fondamentaux: la peur de la mort au besoin de vivre, la peur d’être faible au besoin d’être fort, la peur de ne pas être aimé au besoin d’aimer, la peur de ne pas se réaliser au besoin de réalisation de soi-même par la création, la peur de ne pas comprendre et donc ne pas maîtriser son environnement au besoin de compréhension du monde. Se détacher de ces peurs suppose non seulement un travail intérieur (psychologique, méditatif, contemplatif, etc…), mais aussi une analyse critique des valeurs de la société, qui sont de nature sociologique et philosophique. Travail qui est rendu plus difficile car la marchandisation capitaliste et le matérialisme nous poussent à nous créer des besoins artificiels et renforce la dimension névrotique des besoins non essentiels. 

Le besoin d’aimer est un besoin essentiel premier. A l’inverse, parmi les besoins névrotiques (donc illusoires) primaires, il y a le besoin d’être aimé, au lieu du besoin essentiel premier d’aimer. La peur névrotique qui y est liée à la peur de ne pas être aimé (d’être seul ou abandonné). Le besoin de pouvoir est aussi un besoin névrotique primaire. Il est lié à la peur d’être faible. Le besoin de sécurité dépend de la peur de l’insécurité, d’être faible et/ ou de ne pas être aimé (abandonné). C’est donc un besoin névrotique secondaire, puisqu’il combine deux besoins premiers. De même que le besoin d’appartenance qui est fondé sur la peur de ne pas appartenir (d’être rejeté, abandonné) et par le besoin d’être aimé ou reconnu. Le besoin névrotique de reconnaissance est lié à la peur de ne pas être reconnu ou d’avoir une mauvaise estime de soi. Cependant, le chercher chez les autres nous rendra éternellement dépendant d’eux. A la différence du besoin essentiel secondaire d’estime de soi, dont la satisfaction dépend de soi plus que des autres. Le besoin de possession (de biens, d’autrui, de signes de reconnaissance) est lui aussi un besoin névrotique secondaire. Il est lié à la peur d’être dépossédé par peur de manquer, par peur de l’insécurité, par peur d’être seul (posséder l’autre pour ne pas être abandonné), ou par peur d’être dépossédé des signes de reconnaissance conféré par autrui. 

Les besoins et les peurs névrotiques principaux sont en nombre relativement limité, mais leurs combinaisons et leur pondération sont quasiment illimitées. 

Notes et références
  1. Becker Howard S., Propos sur l’art, l’Harmattan, Paris, 1999, p. 217. 
  2. Labbens, Jean, Sociologie de la pauvreté, Saint-Amand, Gallimard, n°23691, 1978, p.76.
  3. Hirsch Martin avec Villleneuve Sylviane, la pauvreté en héritage, n°47814/02, Saint-Amand-Montrond (cher), Robert Laffont, 2007, p.22.
  4. Rahnema M., Robert J., 2008, p. 52 
  5. Ibid.
  6. Labbens Jean, Sociologie de la pauvreté, Saint Amand, Gallimard, n°23691, 1978, p. 76. 
  7. Spinoza Baruch, Éthique, Traduit par Robert Misrahi, Editions de l‘Eclat, 2005. 
  8. Destremau Blandine, La misère, dévoiement de la pauvreté, La vie des idées, avril 2009. 
  9. Maslow, A. H., “A theory of human motivation”, Psychological Review, 50(4), 370–396, 1943. 

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