Quelques réflexions autour de la position décroissante

Les « avantages » de la minorité

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Dans une société où la croissance est perçue comme la solution à tous nos maux et son absence vécue comme une défaillance toujours provisoire du système, où croître s’assimile à « continuer », ceux qui se refusent de ce modèle ne pouvaient qu’être perçus comme des hérétiques. Le mythe de la croissance, outre que de nécessiter une société organisée en classes avec l’illusion conjointe d’une porosité de leurs frontières – le mythe du self made man et du « qui veut peut » –, un ensemble de consommateurs passifs et une division du monde en zones inégales jouant des fonctions différentes dans le processus de production/consommation, ne survit que grâce à la participation active du plus grand nombre. S’inscrire en opposition à ce système, qui prend totalement, c’est donc inévitablement intégrer une position minoritaire. 

Mais ce statut minoritaire peut ou non s’accompagner du sentiment identitaire et de l’appartenance collective associée:
on peut cultiver son potager, rejeter toutes formes de consumérisme, agir dans la simplicité volontaire, pourfendre le mythe de la croissance… sans pour autant se dire «décroissant». Sans remettre en question la pertinence des postulats fondamentaux de la décroissance, on peut toutefois questionner les motivations subjectives profondes qui président au choix de se dire «décroissant». Il est certain que la position critique par rapport au monde dans lequel nous vivons peut pousser à s’unir avec d’autres qui pensent aussi que «quelque chose ne va pas» et nous rassurer en nous démontrant que toute pensée n’est pas morte. Mais agir « contre » n’est pas toujours anodin et rencontre parfois d’autres motivations que cette première réaction « grégaire ». 

L’Autre participe à la définition que l’on a de soi: de la même façon que la croissance est consubstantielle à la décroissance, le décroissant n’existe pas, dans cette dimension de comparaison, sans le «croissant» ou «non-décroissant»; la catégorisation sociale est certes inclusive d’une part – elle homogénéise les membres de son propre groupe dans une identité collective propre – mais est, d’autre part, toujours exclusive – les membres de l’autre groupe sont «homogénéisés dans une radicale hétérogénéité(1)» . «La seule preuve de “réalité” qui soit importante à l’égard des caractéristiques de groupe est une preuve de “réalité sociale”. Les caractéristiques de son propre groupe (son statut, sa richesse ou sa pauvreté, sa couleur de peau, sa capacité à atteindre ses buts) n’acquièrent de signification qu’en liaison avec les différences perçues avec les autres groupes et avec leurs différences évaluatives (…) la définition d’un groupe (national, racial, ou tout autre) n’a de sens que par rapport aux autres groupes(2). Se dire décroissant, c’est donc d’emblée «s’inscrire contre», entrer qu’on le veuille ou non en opposition. 

La décroissance n’ayant de sens que dans la croissance, elle doit demeurer un moyen et non un objectif, sans quoi elle ne sera vouée qu’à devenir, comme toutes ces institutions mortifères du capitalisme, des systèmes qui ne se battent, produit d’un système qui a agi dès la naissance pour justement annihiler les capacités autonomes de pensée. Que fait-on, devant un enfant qui avant l’âge de sept ans aura passé l’équivalent d’une année entière devant un écran ? Mais que fait-on surtout lorsque nous l’aurons devant nous une fois devenu adulte(3) ?

Cette tendance à rechercher chez l’autre uniquement les causes subjectives qui président aux choix individuels sans percevoir toute l’importance que le monde objectif a dans ces choix, cela va souvent de pair avec l’auto-instituation de celui qui critique comme «être à part». Observateur objectif, comme « extérieur » à cette société, il se voit comme protégé des influences de celle-ci, alors qu’il perçoit le sujet qu’il critique comme seul responsable de sa position. On pense à ce que disait Orwell: «Tout le monde reconnaît, bien sûr, comme un fait indéniable l’existence du préjugé de classe, mais en même temps chaque individu, pris isolément, estime quant à lui en être exempté par on ne sait quel inexplicable miracle (…) ce n’est pas seulement le socialiste croyant et pratiquant, mais tout «intellectuel» qui croit dur comme fer que lui, en tous cas, est au-dessus de tout ça, que lui, à la différence de son voisin, a l’esprit assez mûr pour ne pas se laisser prendre à ces miroirs aux alouettes qui ont un nom: rang, titre, richesse, etc.(4) »

Certes, le conformisme ambiant a quelque chose de révoltant et, devant un adulte pensant, il n’est pas toujours facile de comprendre toutes ces manifestations indigentes de la pensée qui donnent, parfois, envie d’arrêter tout combat. Certes, la médiocrité suscite parfois quelques velléités de contradiction virulente et les sophismes récurrents des envies de musellement. Mais que connaissons-nous de ce qui a déterminé le sujet à penser tel qu’il pense, et de ce qui, actuellement, lui impose de continuer à penser ainsi pour que ne soient pas questionnés ces choix et son mode de vie ? Il est toujours plus facile de se penser comme non déterminé, sous aucune influence autre que celle de son libre arbitre, que de chercher à lever le voile sur ce que nous sommes. «Le refus de reconnaître une réalité traumatisante étant à la mesure des intérêts défendus, on comprend la violence extrême des réactions de résistance que suscitent, chez les détenteurs de capital culturel, les analyses qui portent au jour les conditions de production 

et de reproduction déniées de la culture: à des gens dressés à se penser sous les espèces de l’unique et de l’inné, elles ne font découvrir que le commun et l’acquis. En ce cas, la connaissance de soi est bien, comme le voulait Kant, ‘une descente aux enfers(5) ».

Il y a sans doute parfois peu entre ce goût pour la position minoritaire et le désir de pouvoir. Cette question, nous devrions toujours nous la poser: désirons-nous vraiment voir disparaître cette forme de société qui dans un même temps nous confère une dimension distinctive? «Tout individu qui s’interroge vraiment sur lui-même, doit bien s’avouer qu’il n’est qu’un imposteur. Nous daubons tous allègrement sur les particularismes de classe, mais bien peu nombreux sont ceux qui souhaitent vraiment les abolir. On en arrive ainsi à constater ce fait important que toute opinion révolutionnaire tire une partie de sa force de la secrète conviction que rien ne saurait être changé(6)». Et ce qui est valable pour les particularismes de classe et la volonté réelle de les voir disparaître peut s’appliquer à toute lutte qui porte explicitement en elle une proposition de changement. 

Les « décroissants », outre qu’ils soient nécessairement dans l’opposition à un système n’en ont pas moins pour objectif de rallier le plus d’individus à leur cause. Ne devraient-ils pas dès lors se définir par ce qu’ils font, essayent de faire, imparfaitement mais sûrement, plutôt que par ce qu’ils sont en regard de ce qu’ils ne sont pas – donc en regard de l’Autre?

A.P.

Notes et références
  1. Albert Memmi, « Portrait du colonisé. Portrait du colonisateur ». éditions Gallimard, 1985, p.145. Il est évident que les propos
    de Memmi portent sur une situation particulière qu’est celle de l’exploitation coloniale, mais les mécanismes de la catégorisation empruntent peu ou prou toujours les mêmes voix.
  2. Henry Tajfel, « La catégorisation sociale », dans Moscovici, S. (sous la direction de), Introduction à la psychologie sociale, Vol. 1, Paris, Librairie Larousse, 1972, p.295.
  3. «Regarder un écran: une activité à risque», L’écologiste, octobre-décembre 2012
  4. George Orwell, « Le Quai de Wigan », éditions Ivréa, Paris, 1937/1995, p.176
  5. Pierre Bourdieu, « Leçon sur la leçon », Les éditions de Minuit, 1982, Paris, p.30.
  6. George Orwell, Ibid, p.177

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