« L’IMAGINAIRE DU DÉBRANCHEMENT »

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Qui ne s’est pas déjà senti désemparé à la seule pensée de quitter cette méga-machine industrielle ? De rompre définitivement avec nos prothèses technologiques et de vivre tout autrement. 

n « solutionnisme technocratique » semble plus que jamais à l’œuvre dans nos sociétés. Il postule qu’une « solution technique existe pour chaque problème rencontré même s’il est le résultat de con

flits sur les valeurs, des intérêts ou des idées »(1). Par exemple, les énergies renouvelables viendront nous sauver du déclin des combustibles fossiles et du changement climatique ; les robots et autres objets connectés à travers de gigantesques serveurs nous aideront à mettre en place une économie collaborative, soutenable et harmonieuse ; ou au pire, la colonisation de Mars dans un futur pas si éloigné permettra à une petite partie de l’humanité d’échapper à la catastrophe écologique ! 

Cette foi absolue en une technologie salvatrice est le fruit d’une culture de la science-fiction née en même temps que le capitalisme industriel. Eh oui ! Nous, les humains, préférons croire aux histoires que nous nous racontons depuis longtemps – nos mythes fondateurs – plutôt que croire à des faits qui viennent contredire ces histoires. Toute société est en effet fondée par des grands récits (des mythes), qui permettent d’interpréter le monde et qui font naître des identités collectives, formant ainsi des communautés de destins(2)

Dès le milieu du XXe siècle, Edgar Poe explorait l’imaginaire techno-fantaisiste dans ses célèbres Histoires extraordinaires qui « enseignaient une doctrine très séduisante et très rigoureuse, dans laquelle une sorte de [rationalité] mathématique et une sorte de mystique s’unissaient »(3). Ainsi, il ouvrait la voie à des auteurs comme Jules Verne ou Isaac Asimov, à des scénaristes comme Stanley Kubric ou Georges Lucas, ou encore à des dessinateurs comme Edgar Pierre Jacobs. Nous avons tous été bercés à des degrés divers durant notre enfance par ces récits de conquêtes de l’espace, d’ingéniosité humaine sans limite ou de l’implacable marche en avant du progrès. Nos modes de vie en découlent et ces visions d’avenir sont si puissantes qu’on a vite fait de retomber dedans lorsqu’on pense au futur, surtout s’il s’agit d’envisager l’effondrement de nos conditions de vie. L’influence de ces mythes techoscientistes sur notre psyché est d’ailleurs une des raisons pour laquelle la transition tarde à se manifester…(4) 

Malgré tout, à rebours de ce récit culturel dominant générant du déni et des attitudes inconsistantes, un autre imaginaire se développe : celui du débranchement. Concrètement, il s’agit pour un nombre croissant de transitionneurs et transitionneuses de renoncer, de manière progressive, à tout ce que la matrice thermo-industrielle fournit (nourriture, vêtements, déplacements rapides, électronique, etc.) avant d’être obligé de subir des pénuries. 

Á la recherche de simplicité volontaire et d’autonomie, ils s’entraident pour retrouver des savoirs et des techniques qui permettent de reprendre possession de leurs moyens de subsistance. Á travers le monde, des milliers de projets voient le jour pour restaurer les rivières et les sols pollués, produire une nourriture saine, faire demeure, générer des énergies renouvelables, prendre soin des autres, apprendre autrement et s’organiser différemment. 

Non seulement, les communautés en transition testent et expérimentent des pratiques de débranchement mais en plus elles articulent leurs expériences sous forme de récits qu’elles partagent lors d’ateliers d’échange ou de spectacles. En bref, elles se préparent à l’effondrement probable de la méga-machine et à la vie d’après en cultivant un nouvel imaginaire. C’est la clé. En se racontant des histoires d’une génération qui se serait affranchie des énergies fossiles et aurait appris à vivre dans un climat instable, elles se défont progressivement de l’emprise du réseau conceptuel et narratif proposé par le solutionnisme technocratique et ainsi créent les conditions pour l’émergence de nouveaux modes de vie. 

Dans la trilogie au succès planétaire MaddAddam, l’auteure canadienne Margaret Atwood raconte les aventures de quatre adolescents avant, pendant et après un grand effondrement. L’histoire se déroule aux États-Unis dans un avenir proche où les entreprises ont pris le contrôle de tout et de tout le monde. Lorsqu’un personnage, nommé Crake, crée un nouveau virus, presque toute la population humaine est anéantie et la société néolibérale dystopique est remplacée par un monde post-apocalyptique. 

Les trois romans mettent l’accent sur les pérégrinations de Jimmy, Toby, Zeb et Ren. Dans la société dystopique, ces personnages tentent de trouver leur propre place dans un monde corporatiste rempli d’animaux génétiquement modifiés, d’ex-condamnés violents et de bio-terroristes. Cependant, après la tragédie créée par Crake, leur principale préoccupation devient la survie. Après s’être retrouvés, ils commencent à former une nouvelle communauté. Cette communauté, à son tour, doit négocier les termes de son existence dans un monde peuplé d’animaux sauvages et de “Crakers”, une espèce humanoïde génétiquement modifiée créée par Crake. 

L’intérêt principal de MaddAddam pour la problématique qui nous occupe, le débranchement, ce sont les révélations finales sur le nouveau monde qui a émergé et sur les personnages qui ont pu trouver du sens dans cette bataille pour le futur de l’humanité. La trilogie d’Atwood peut en effet être comprise comme une alternative à la signification que nous donnons habituellement à l’apocalypse, celle de la révélation plutôt que de l’extinction, ou l’exploration imaginative d’autres possibilités plutôt que la fin de toutes possibilités(5). En explorant des thèmes comme l’amour, l’espérance, la liberté et l’autonomie, Margaret Atwood nous raconte une “belle histoire” d’effondrement, concluant que sa trilogie est « une épopée non seulement d’un futur imaginé mais aussi de notre propre passé, une manière d’exposer comment les traditions orales de storytelling ont mené à des traditions écrites et finalement au sens de nos origines »(6)

Au-delà des ses aspects pratiques (le survivalisme), le débranchement passe donc aussi par une démarche, affective et intellectuelle, de travail sur le sens des mythes sur lesquels repose notre société. Il s’apparente alors au concept de « décolonisation de l’imaginaire » proposé par le philosophe Serge Latouche mais aussi de « desprendimiento » (désengagement) prôné par de nombreux intellectuels d’Amérique du Sud lorsqu’ils se sont rendus compte que le système colonial se perpétuait encore et toujours dans leurs pratiques politiques, culturelles, sociales et économiques près de deux siècles après les guerres d’indépendance. Cette démarche « consiste, non pas à opposer ou tenter d’éviter l’ensemble de la matrice, mais à se détacher des valeurs (processus émotionnel de désengagement) qui lient ses éléments entre eux, à les séparer et les désolidariser (processus intellectuel de désengagement)(7) » afin de retrouver une capacité d’agir. 

Et si tout en regardant l’effondrement droit dans les yeux, nous arrivions à nous raconter de belles histoires ? 

Pablo Servigne et Raphaël Stevens 

Notes et références
  1. N. Carr, «Technology: Techno-fix troubles », Nature, vol. 495, n° 7439, 2013, p.45.
  2. Voir J. Campbell, Le pouvoir des mythes.
  3. Paul Valéry, Variété II, Folio, 2012 (1929), p. 149.
  4. P. Servigne, R. Stevens, « Alors ça vient ? Pourquoi la transition se fait attendre », Barricade, 2014.
  5. R. A.. Northover, « Ecological Apocalypse in Margaret Atwood’s MaddAddam Trilogy », Studia Neophilologica, vol. 88, n°1, 2016, pp. 81–95.
  6. A. S. Greer, « Final Showdown : MaddAddam, by Margaret Atwood », The New York Times, 6/3/2013.
  7. Valeria Wagner, « Récits à bascule : les cas de La Villa de César Aira et Embassytown de China Miéville », Eu-topias, vol. 12, 2016, pp.119–130.

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