« LIBRE-ÉCHANGE » ET ENVIRONNEMENT : LE RETOUR DES VIRUS OUBLIÉS ?

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L’été 2014 a eu un invité de marque peu enviable : Monsieur Ebola. Identifié pour la première fois dans les années 1970, ce virus a montré d’emblée qu’il était un tueur redoutable: à l’époque, 318 personnes furent contaminées dont seules 38 survécurent. Non content de tuer une grande majorité des personnes qu’il contamine, Ebola peut se propager très rapidement car tous les liquides corporels (sang, sperme, salive…) sont susceptibles de le véhiculer. Or, une personne contaminée ne développe les premiers signes de fièvre qu’après une période allant de deux à vingt et un jours. Et lorsque la maladie se propage, elle provoque de multiples hémorragies internes et caillots sanguins, privant d’oxygène des organes essentiels (cerveau, reins, foie, poumons…), dont la peau qui se couvre de cloques et se déchire au moindre toucher. Sans protections, toute personne en contact avec un vivant ou un mort infecté peut donc être contaminée à son tour. 

Cet été, Ebola a déclenché une vague de contaminations sans précédent. En l’espace de quelques semaines, le virus a connu une progression fulgurante et rendu malade plus de 3 000 personnes, dont la moitié n’a pas survécu (d’autres malades vont également périr). D’aucuns estiment la situation encore plus dramatique, évoquant le nombre de 20 000 personnes contaminées. Une chose est sûre: partie de foyers localisés, la maladie progresse et se propage, touchant de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest: Congo, Gabon, Guinée, Liberia, Sierra Leone, Sénégal… En Afrique centrale, la République Démocratique du Congo est également touchée par une variante du virus. Même dans les pays occidentaux, les mises en quarantaine se multiplient : on craint l’intrusion de cet invité détestable, Monsieur Ebola… 

Le mythe du progrès face à ses démons 

Face à cette épidémie sans précédent, l’Organisation Mondiale de la Santé navigue entre alarmisme et optimisme. Fin août, l’OMS redoutait une propagation éclair et travaillait d’arrache-pied pour éviter le pire : une possible contamination mondiale. Dans le même temps, on apprenait que des vaccins étaient à l’étude, et que deux malades (américains) auraient été guéris grâce à un médicament encore expérimental. L’alliance du monde médical (aussi scientifique que marchand) et du monde politique permettrait donc d’enrayer le virus, renforçant ainsi un mythe cher aux modernes: l’histoire est progrès et l’homme est né pour dominer la nature. 

Pourtant, l’histoire contemporaine dément de plus en plus souvent ce point de vue : en matière de dérèglement climatique, n’est-ce pas l’impuissance politique qui domine ? Invariablement, chaque sommet climatique international ne se conclut-il pas sur un échec retentissant? De cyclones en sécheresses, l’actualité nous rappelle pourtant l’urgence à agir en la matière. En mai 2014, le ciel s’est lâché dans les Balkans en y faisant tomber l’équivalent de trois mois de pluie en trois jours seulement. Les inondations et glissements de terrain qui s’en sont suivis ont provoqué plusieurs dizaines de morts, chassé de leur maison des dizaines de milliers de personnes et privé d’eau potable un million de gens! Dans cette région où la guerre a sévi, on redoutait également que ces inondations exceptionnelles ne déterrent les quelques 120 000 mines enfouies sous terre, pour les déplacer vers des zones jusqu’alors considérées sans danger. 

Mais le réchauffement climatique fait également fondre les glaciers. En mars 2014, l’Académie des sciences des États-Unis publiait à ce sujet une découverte scientifique détonante : dans l’extrême nord-est sibérien, on venait de réveiller un virus inconnu, enfoui dans la glace depuis 30 000 ans (soit l’époque où l’homme de Neandertal a disparu). Et telle Blanche-Neige après le baiser du prince charmant, ce Pithovirus sibericum n’avait pas souffert de son long sommeil gelé: il était intact et actif, capable de se reproduire et de muter. Fort heureusement, Pithovirus sibericum est inoffensif pour l’homme; mais sa survie au terme d’un long processus de congélation à de quoi inquiéter. Car on sait désormais que les forages miniers ou la fonte des glaces (due au réchauffement climatique) sont susceptibles de réveiller des virus antiques, porteurs de maladies face auxquelles nous ne sommes plus immunisés. Finalement, et avec toute l’horreur dont il est capable, Ebola nous rappelle ce que nous sommes réellement: une création de la nature qui d’un simple caprice aussi minuscule qu’un virus peut nous rayer de la carte des vivants avec une facilité et une cruauté déconcertantes. 

Toujours plus de « libre-échange » 

Vues sous cet angle, les priorités politiques européennes ont de quoi faire peur. L’été 2014 a vu les autorités européennes et canadiennes annoncer un accord sur l’ouverture réciproque de leurs marchés. Gros de 521 pages, l’Accord Économique et Commercial Global Canada-UE (AECG) va renforcer l’emprise des multinationales sur le monde politique, en autorisant les mastodontes privés à mettre en concurrence (par leur choix de localisation) les systèmes législatifs canadiens et européens. Une clause Règlement des différends entre Investisseurs et États va aussi autoriser les entreprises à traîner les gouvernements devant des tribunaux d’arbitrage internationaux, où le droit national n’a pas droit de cité, lorsque des législations démocratiquement votées menaceront de faire fléchir les bénéfices privés. L’argent de nos impôts servira ainsi à remplir les poches de firmes multinationales (et de leurs actionnaires) déjà richissimes… Une décision d’autant plus révoltante que la Commission européenne vient de boucler une consultation publique sur ce thème, avec un succès populaire inouï (près de 150 000 réponses) suite aux appels et mobilisations visant à s’opposer à un tel projet! ( à ce sujet, voir Kairos n°13). Dans la foulée, la Commission européenne a également poursuivi ses négociations en vue de créer un marché unique avec les Etats-Unis. 

Cet accord avec le Canada et ces négociations avec les Etats-Unis reflètent les priorités politiques contemporaines. Lesquelles sont aussi la source de l’impuissance politique à enrayer le réchauffement climatique: prendre des mesures drastiques de réduction des gaz à effets de serre est incompatible avec le principe du «libre-échange», qui consiste à offrir aux multinationales de plus en plus de libertés pour organiser leurs chaînes de production à l’échelle mondiale, et pour forer et perforer la Terre à la recherche de gaz et minerais précieux. Loin de contrôler la nature, le monde politique nous engage ainsi sur une route faite d’aggravation des problèmes environnementaux et de perte chaotique de contrôle du climat. Un choix qui ne constitue guère un progrès, mais plutôt un fameux recul dans l’échelle des priorités politiques humaines. 

Heureusement, rien n’est définitif. Ainsi, l‘accord avec le Canada doit encore franchir le processus de ratification, qui passera chez nous successivement par le Conseil européen (autrement dit: les gouvernements des pays membres), le Parlement européen et (très vraisemblablement) les Parlements nationaux. Des étapes successives qui sont autant de chances de faire capoter ce projet détestable… à condition de prendre conscience de l’importance de l’enjeu et de rallier les mouvements (comme www.no-transat.be et l’Alliance D19-20) qui militent contre ces négociations politiques délétères… 

Bruno Poncelet 

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