L’histoire de la fissure qui cachait la faille

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Le réseau « Sortir du nucléaire » est réseau français créé en 1997 suite à la victoire d’une mobilisation contre la construction d’un super réacteur nucléaire nommé « Superphénix ». Il fédère groupes, individus, collectifs autour de l’objectif final de la dénucléarisation de la France, pays le plus nucléarisé de la planète. Entretien avec Charlotte Mijeon, porte-parole du réseau.

Kairos. Actions en justice, organisation de mobilisation, dossiers et autres campagnes de sensibilisation font partie du panel de vos actions. L’une des dernières campagnes s’intitule : « Nucléaire : Stop au rafistolage ! ». Que signifiez-vous par là ?

Charlotte Mijeon. Nous sommes partis du constat qu’en France – mais le phénomène se présente aussi dans d’autres pays –, les centrales nucléaires vieillissent. La moitié a dépassé les trente ans, l’âge pour lequel, à l’origine, elles avaient été conçues, et certaines s’approchent de plus en plus des quarante. Or, ce que l’on sait, c’est qu’avec le temps différents problèmes interviennent qui sont directement liés à l’usure inexorable des matériaux, sachant que certains composants, comme la cuve, ne se remplacent pas. Certains composants connaissent par ailleurs une usure dont on ne peut mesurer le vieillissement, comme par exemple les câbles enterrés ; d’autres encore pourraient être remplacés mais les pièces ne se trouvent plus.

L’autre problème à mettre en parallèle est celui du vieillissement du personnel EDF et du personnel de maintenance. On se retrouve donc avec des réacteurs qui vieillissent, sur lesquels de gros travaux potentiels sont à réaliser alors même que les personnes les plus qualifiées pour le faire vont partir à la retraite.

Ce qu’on appelle rafistolage est également lié à ce que l’on appelle le programme dit de « grand carénage », dont l’objectif est de prolonger la durée de fonctionnement des centrales nucléaires au-delà de quarante ans en France – jusqu’à cinquante ans, voire soixante ans si l’on en croit la volonté d’EDF. Ce programme est censé toucher l’ensemble du parc – 58 réacteurs en France – et serait estimé, selon les évaluations d’EDF, à 55 milliards d’euros (d’autres estimations, dont celles de Greenpeace, montrent qu’il s’agirait plutôt de centaines de milliards d’euros). Face à l’ampleur de ces travaux et du coût démentiel qu’ils représentent en regard de ce qu’on est en mesure de faire – vu l’usure des matériaux et le non-remplacement de certains éléments –, nous constatons que le seul moyen d’agir est d’agir à la marge, de rafistoler. On ne peut par exemple pas remplacer une cuve de réacteur en France, quand bien même elle présenterait des fissures ou d’autres soucis du même ordre. Il y a des éléments – l’enceinte en béton, les câbles enterrés – qu’on ne peut pas remplacer. C’est pour cela que nous considérons qu’une centrale nucléaire n’est pas comme une voiture qui passe au contrôle technique et peut repartir. Il y a un problème réel de limite, d’usure des matériaux et d’obsolescence.

Même après ce rafistolage, les centrales ne pourront donc pas être déclarées plus sûres car certains éléments n’auront pas pu être remplacés. En outre, certains travaux sont extrêmement lourds, inédits et en l’état actuel de la gestion de la sous-traitance en France, risquent de faire pis que mieux. On est donc face à de potentiels travaux censés améliorer la sûreté et qui, finalement, risquent de déboucher sur une dégradation. Au-delà de ça, on sait par ailleurs, selon l’agence de sûreté nucléaire française, qu’EDF est incapable de mener à bien tous les travaux de maintenance qu’elle s’est fixés, et qu’à peu près un tiers des problèmes dans les centrales nucléaires sont liés à une maintenance incomplète. Si les maintenances régulières souffrent déjà de tels problèmes, on peut imaginer l’ampleur des difficultés, et donc des risques, dans le cadre de travaux inédits.

Ce que nous craignons également avec ce programme dit « de grand carénage », c’est qu’il se traduise par un grand carnage pour les travailleurs qui en ont la charge, avec notamment un recours massif à des sous-traitants peu formés et peu au fait des enjeux de radio-protection et de la dangerosité des réacteurs. En sachant qu’on risque d’avoir des chantiers, et autres opérations inédites, concomitant avec des opérations inédites qui vont mobiliser énormément de monde à une période où, comme on l’a dit, une grande partie de l’effectif EDF et des sous-traitants qualifiés partent à la retraite.

On voit au niveau de la carte publiée sur votre site que les réacteurs français qui ont dépassé les trente ans sont nombreux, comment se déroulent dans les faits les premières grandes manœuvres de rafistolage ?

Des travaux ont déjà eu lieu, dans un premier temps pour la centrale de Fessenheim, qui sont un exemple typique de travaux extrêmement lourds mais qui, in fine, ne permettront pas d’éviter un accident. Fessenheim est caractérisé notamment par la présence d’un ravier – socle en béton sous la centrale – qui est particulièrement mince et sur lequel ont été réalisés des travaux visant à ajouter une couche de protection supplémentaire. Sachant qu’on ne pouvait ni bouger la cuve ni le réacteur, ils se sont débrouillés pour creuser un canal de dérivation. Or, d’une part, on ne peut pas être sûr que cela ne va pas fragiliser certains éléments et, d’autre part, cela permettra uniquement de gagner environ quarante-huit heures avant que le combustible en fusion n’atteigne la nappe phréatique en cas d’accidents.

« Il y a quelque chose qui est de l’ordre de la fuite en avant, de l’impossibilité de penser hors du nucléaire, à la fois pour EDF et pour nos dirigeants en charge de la politique énergétique du pays »

On a également vécu fin juin-début juillet, des incidents qui auraient pu très mal tourner et qui sont directement liés à une maintenance mal faite, dans le cadre notamment de travaux réalisés à quelques semaines d’intervalle et destinés à prolonger la durée de vie des centrales. A la centrale nucléaire du Blayais, en Gironde, est survenu un incident qui aurait pu être empêché si les procédures et le temps de travail étaient respectés. Dans ce cas, une découpe de matériaux – irradiés dans tous les cas – a créé des poussières radioactives qui, suite à un souci d’étanchéité d’un sas de confinement, se sont diffusées, contaminant plusieurs personnes présentes. La situation s’est produite deux fois de suite. À quelques semaines d’intervalle, à la centrale nucléaire de Paluel, en Seine-Maritime, une opération dans la salle des machines a débouché sur un feu de titane dans une caisse importante pour la sûreté, feu qu’il a fallu plus de six heures pour maîtriser.

Ce sont là des exemples typiques de travaux qui sont normalement effectués pour améliorer la sûreté mais qui sont faits dans la précipitation afin de limiter le temps d’arrêt de la centrale, avec comme résultats la mise en danger de vies, l’irradiation du personnel et le manque de fiabilité des travaux réalisés. Nous considérons cela comme un réel problème.

Pour en venir à la situation belge, l’actualité de l’atome était marquée, il y a quelques temps, par les fissures détectées dans deux réacteurs, Doel 3 et Tihange 2. Peut-on considérer que ces détections font suite à une amélioration de la précision des instruments de mesure, ou est-ce un signe d’usure de la cuve qui annonce la détérioration d’autres réacteurs ?

Je pencherais plutôt pour la seconde piste. Il faut savoir qu’en France, on s’est refusé à un contrôle extensif en prétextant que ce n’était pas le même modèle de réacteur. Pourtant, il est tout à fait possible que nous soyons confrontés au même type de défectuosités sérieuses. Nous savons déjà que certaines centrales comme celles de Gravelines et de Tricastin, présentent également des problèmes de fissures. Par ailleurs, en Belgique, on ne peut être que marqué par la minimisation de la situation : on parle de microfissures alors qu’elles sont tout de même d’une taille non négligeable (jusqu’à 18 centimètres à Doel et 15 à Tihange pour les plus importantes ndlr).

Donc en effet, les détections sont très certainement liées à la question de l’usure des matériaux. Il faut savoir que le bombardement des neutrons dû au fonctionnement normal d’un réacteur nucléaire, n’est pas sans incidence sur la solidité d’une cuve ainsi que sur sa vulnérabilité face au choc des températures, à leurs variations. Ce n’est donc pas uniquement parce que nous parvenons mieux à détecter les fissures, mais c’est surtout la problématique de l’usure qui est centrale. En France, on a cassé le thermomètre pour éviter de constater ce genre de défauts, c’est-à-dire que certains dispositifs qui permettaient de mesurer l’usure des matériaux ont été supprimés.

Pour en revenir à la question du personnel, on a vécu un incident technique à Tihange pendant le mois d’août et au sujet duquel très peu d’informations ont filtré, sinon qu’un réacteur s’est arrêté en plein milieu de la nuit avec l’annonce de sa relance quelques jours plus tard pour finalement en post-poser le redémarrage à la fin août. Officiellement, on parle d’un souci de maintenance et nous avons eu droit à une déclaration du patron de l’Agence fédérale de contrôle nucléaire (AFCN) qui appelait au renforcement de la « culture de sécurité » au sein de la centrale de Tihange. Est-ce une manière d’admettre le problème de non renouvellement du personnel et donc le défaut de compétences que vous évoquiez auparavant ?

Il y a en fait plusieurs points qui rentrent en ligne de compte : à la fois un problème de compétences – il y a beaucoup d’intervenants dont c’est le métier mais il y en a aussi qui sont insuffisamment formés – et donc un problème de non-transmission de ces compétences. Et on ne parle pas de compétences qui soient d’ordre académique mais plutôt de l’ordre de l’empirisme. Par exemple, le réseau Sortir du nucléaire a intenté une action en justice à l’encontre d’une centrale nucléaire où il y avait eu une fuite d’acide fluorhydrique et où l’on a constaté que la canalisation endommagée n’était pas vérifiée car elle n’apparaissait pas sur le plan. Dans ces cas-là, on est tributaire, au niveau de la sûreté, de personnes, de professionnels qui ont une connaissance empirique et historique des installations ; des « nomades du nucléaire » qui arrivent sur un site sans le connaître, ou même des ingénieurs qui sont nommés et qui ont une formation théorique, ne peuvent pas être au courant de ce qui ne figure pas sur les plans ou des endroits susceptibles de connaître des fuites à un moment donné.

C’est là un des enjeux qui se pose de manière de plus en plus criante au fur et à mesure que les professionnels qui connaissent les installations partent à la retraite. On insiste toutefois sur le fait qu’il ne faut pas tout rejeter sur les personnes qui interviennent dans les centrales nucléaires, tout simplement parce qu’elles n’ont pas les moyens de faire leur travail correctement : la durée des interventions se réduit progressivement – certainement chez EDF – et certaines interventions qui se déroulaient sur une période d’un mois et demi, se font aujourd’hui en trois semaines – car un jour d’arrêt de réacteur correspond à un manque à gagner d’un million d’euros.Outre que ces opérations sont faites au pas de course, il n’y a plus de vérifications systématiques mais des vérifications par sondage. Les conditions de travail sont extrêmement difficiles, notamment pour des intervenants nomades, qui se déplacent de site en site, doivent dormir en camping et vivent dans des conditions de stress assez importantes. Le réalisateur belge Alain de Halleux a parfaitement décrit cette situation dans son documentaire « R.A.S. nucléaire, rien à signaler ».

Elle est peut-être naïve mais il me reste une question assez fondamentale : alors que les investissements pour la prolongation des centrales représentent entre 55 et 250 milliards d’euros en France ; qu’en Belgique au moment de l’annonce de la prolongation des plus anciens réacteurs, on se retrouve avec seulement deux réacteurs en ordre de fonctionnement sur sept suite à un sabotage toujours aussi énigmatique ; de deux cuves fissurées et d’incidents à répétition… comment comprendre que la Belgique, la France et d’autres pays se positionnent encore et toujours pour un prolongement de la durée de vie des centrales nucléaires ?

Bonne question. Très clairement, EDF se voile la face sur la réalité des investissements. Je pense qu’EDF sait aussi que toutes ses centrales ne pourront pas être prolongées mais continue à s’organiser pour assurer la prolongation de celles qu’il souhaite. Très clairement, il y a quelque chose qui est de l’ordre de la fuite en avant, de l’impossibilité aussi de penser hors du nucléaire, à la fois pour EDF et pour nos dirigeants en charge de la politique énergétique du pays – qui est d’ailleurs largement déléguée à EDF.

En France, il y a une loi de transition énergétique qui prévoit de baisser la part du nucléaire mais qui à l’heure actuelle ne permet d’entrevoir aucune fermeture de réacteurs : il n’y a rien qui, dans la loi, prévoit la fermeture des réacteurs les plus anciens. Même pour la fermeture de Fessenheim, l’État freine face à EDF. On remarque qu’avant, si la loi stipulait de plafonner la production nucléaire de sorte qu’on ne puisse pas mettre en service un nouveau réacteur sans en fermer un ancien, on observe aujourd’hui un nouveau renversement. Ségolène Royal (ministre française de l’énergie) annonce que pour fermer Fessenheim, il faudra attendre que l’EPR de Flamanville entre en service. Donc de plafond, ce seuil est devenu une sorte de plancher alors même que le but affiché par la loi est de réduire la part du nucléaire. Ce qu’on observe là est véritablement une impossibilité, un refus de penser qu’on puisse fermer des réacteurs. Cette fuite en avant est extrêmement dangereuse, à la fois sur la plan de la sûreté et sur le plan de l’approvisionnement énergétique et financier. On va se retrouver dans tous les cas face à des problèmes de centrales qu’on ne pourra pas prolonger indéfiniment, des pannes plus fréquentes et plus longues que prévues, voire définitives et, en France, on n’aura rien prévu pour que les énergies renouvelables prennent le pas et que la décroissance des consommations énergétiques soit suffisante.

Avant de clôturer cet entretien, aimeriez-vous ajouter un dernier élément ?

Pour compléter au sujet de la question de la fuite en avant, il faut ajouter qu’EDF n’est pas capable de penser autrement et reste dans une logique de très court terme, que l’arrêt de réacteurs représente un manque à gagner qui se compte en millions d’euros et qu’on est dans un système qui avec la problématique de la gestion des déchets, rend EDF tributaire de continuer à faire fonctionner ses centrales plus longtemps si elle souhaite provisionner suffisamment pour assurer une telle gestion.

C’est-à-dire ?

Et bien, EDF n’a pas provisionné suffisamment pour les déchets et donc se retrouve dans une situation un peu folle ou pour pouvoir rassembler les sommes nécessaires il faut qu’elle fasse du bonus, donc que les réacteurs continuent à produire. Ce qui signifie que d’autres déchets auront été produits pendant ce temps. Ceci n’est pas le seul argument qui explique la volonté de prolonger à tout prix la durée de vie des centrales, mais ça peut être un des facteurs qui entre en compte.

Le serpent se mord la queue alors que la facture finale risque d’être extrêmement salée. EDF est aujourd’hui très endettée et cette méforme financière n’est pas non plus d’ordre à rassurer quant à sa capacité de traiter des déchets. Charge financière qui risque donc fort de retomber sur les populations.

Propos recueillis par Nicolas Bras

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