L’ÉVOLUTION « POLITIQUE » EN OCCIDENT

Illustré par :

« Le libéralisme n’est pas l’antonyme du totalitarisme : il en est la racine. »(1)

Marc Weinstein

Comme s’il s’agissait d’une bonne nouvelle, des philosophes et des scientifiques annoncent que nous nous dirigeons vers toujours davantage de complexité, dans tous les domaines, principalement pour deux raisons. Primo, parce que la division du travail est constamment plus poussée ; secundo, parce que les connaissances s’accumulent et se dispersent, n’empêchant toutefois pas l’extension de la « sphère de l’imprévisibilité et de l’inconnaissable »(2). « Dans un monde de plus en plus complexe, où l’interaction des structures lourdes maintient constamment le système bien loin de tout équilibre et rend toute prédiction très aléatoire, nous n’avons peut-être pas les moyens intellectuels d’identifier la source d’évolutions qui nous semblent indésirables, ni donc la capacité d’en enrayer le cours », remarquait déjà Philippe Van Parijs il y a un quart de siècle, juste avant l’ère numérique(3). Comprendre l’évolution des sociétés industrialisées est un exercice toujours plus ardu avec le temps qui passe, à cause de l’extraordinaire complexité du maillage causal dans le monde moderne(4). Il fut une époque, plus simple et pas si lointaine, où nous pouvions clairement identifier ceux qui exerçaient – férocement – le pouvoir : Hitler, Staline, Mao, Franco, Mussolini, et aussi Pinochet, Suharto, Amin Dada, Bokassa, Papa Doc et autres Pol Pot. En 2017, nous pouvons encore citer des noms et voir des têtes dans les médias, mais ces oligarques font corps et se confondent avec la mégamachine techno-bureaucratique dont ils seraient devenus des rouages prétendument irresponsables ; ils n’en disposent pas moins encore et toujours d’un pouvoir énorme, souvent discrétionnaire. Quand un responsable (sic) politique ou économique appose sa signature au bas d’un document, il continue à impacter durement la vie de millions de ses concitoyens(5). Est-ce acceptable dans une démocratie ? 

VALLS DES ÉTIQUETTES 

Comment nommer la forme « politique » inédite qui arrive en Occident ? À partir des Trente Glorieuses, les politologues avaient pris des habitudes de langage. Ainsi parlaient-ils de démocraties « libérales de marché ». Vivons-nous (toujours) dans une démocratie de marché ? Non, car le principe de celui-ci, si l’on pense qu’il doit être « libre », est bafoué par les manœuvres oligopolistiques des transnationales. Vivons-nous (toujours) dans une démocratie libérale ? De moins en moins, car les libertés civiles sont rabotées par l’arsenal législatif qui prend comme prétexte la lutte contre le terrorisme. Nous sommes dans un interrègne, au sens de Gramsci : un système est en train de mourir, le suivant n’a pas encore accouché, le tout se passant dans la douleur. Beaucoup se contentent de gloser sur le « populisme », qui n’est qu’un des aspects, et pas le plus menaçant.(6) Il serait plus judicieux de s’inquiéter de l’avènement d’un totalitarisme d’un genre nouveau (cf. infra), et par la même occasion de cesser d’user du concept de démocratie, sauf à la qualifier de prosaïquement électorale et représentative ; ou de l’affubler du déterminant « de contrôle », voire « de contrainte » (Pièces et main‑d’œuvre) ; ou encore de parler d’une « démocratie totalitaire » (Roland Gori), ou de remplacer le terme par « oligarchie » (Hervé Kempf) ou « dé-civilisation » (Olivier Nachtwey). 

Les élections sont devenues une manifestation carnavalesque (Michel Weber) qui tente de donner le change et continue d’être défendue par des gens de gauche au nom de la mémoire de nos ancêtres qui se sont sacrifiés pour que tous accèdent au vote. Mais l’époque a changé. Nous sommes entrés de plain-pied dans le régime de la gouvernance technocratique-numérique-algorithmique, pilotée par une caste de politiciens professionnels, de capitaines de grandes entreprises, d’actionnaires, de scientifiques à la botte, de technologues, de militaires et de propagandistes médiatiques, qui se réunissent dans les cercles privés ou les business clubs, du célèbre Forum de Davos au plus discret groupe Bilderberg, en passant par la Commission Trilatérale et la European Round Table(7)

Dans Si la démocratie fait faillite(8), le linguiste italien Raffaele Simone note que non seulement les institutions démocratiques sont mal en point, mais la mentalité démocratique, reposant habituellement sur les vertus citoyennes, fond également comme neige au soleil, tout comme la mythologie démocratique, ce récit qui permet de conforter « l’idée que c’est dans la démocratie que l’on recueille ce qu’il y a de mieux. »(9) Conception faussée de l’égalité et de la liberté, déclin de l’État-providence, ravages du capitalisme financier, pantouflage entre pouvoirs publics et secteur privé, refus de la politique et abstentionnisme électoral, opacité des institutions, incompétence des élus, inclusion illimitée des migrants, « fée démocratique » à qui l’on demande tout, rôle néfaste des médias et du marketing dans la formation de l’opinion publique, inconsistance idéologique des nouveaux mouvements de protestation (Indignés, Occupy, Nuit debout), peurs et incertitude, tissent les mailles de cette crise de décomposition. Selon lui, pour peu que la démocratie ne passe pas purement et simplement à la trappe, l’avenir est à une démocratie de basse intensité où « la minorité désignera la majorité », « une perversion logique à laquelle un régime ne peut survivre »(10). Tout en actant cette crise de la représentation, Simone ne croit pas non plus à la possibilité de la démocratie directe et constate amèrement que la « pensée politique naturelle », i.e. la loi du plus fort, est en train à nouveau de prendre le pas sur la nécessaire fiction démocratique garantissant l’égalité politique. 

LE NÉOLIBÉRALISME, UN SYSTÈME RÉSILIENT 

Pour rappel, le néolibéralisme est « un processus de réorganisation qui vise à gouverner de manière efficiente à travers l’instrumentalisation de la liberté individuelle et la mise en concurrence généralisée ».(11) Certains observateurs croient percevoir son délitement et même sa prochaine disparition derrière le Brexit ou l’élection de Donald Trump. Celle d’Emmanuel Macron vient déjà d’y apporter un démenti. Le plus jeune président de la Cinquième république est adoubé par tout l’establishment, à commencer par la très libérale Commission européenne. Il est vrai que la promesse néolibérale d’émancipation individuelle par le mérite a du plomb dans l’aile, surtout dans les classes populaires, et de plus en plus dans les classes moyennes. Est-ce suffisant pour provoquer un rejet massif ? Apparemment non, car le sujet néolibéral(12) – hyper-individualiste, entrepreneur de soi-même et en même temps tourné vers sa vie privée et ses sentiments – est solidement ancré dans l’imaginaire collectif depuis trois décennies et défendu par « l’État démo-libéral [qui] n’est plus guère qu’une agence au service des droits individuels et des droits de groupes ».(13) Ce sujet n’est hélas pas prêt de céder la place à un autre idéaltype qui reviendrait aux vertus populaires que célébrait Orwell : l’honnêteté, la générosité, la loyauté, la bienveillance, l’esprit d’entraide, pouvant être subsumés sous le terme de décence ordinaire (common decency). Sur le plan économique, même si l’on reparle ça et là de mesures protectionnistes, le marché « libre » est toujours l’entité de référence pour presque tous les politiciens, qui cherchent à articuler « le comportement consumériste au comportement organisationnel et politique ».(14) Stratégiquement, comme l’explique César Rendueles, « depuis le début des années 1980, les néolibéraux ont développé des stratégies agressives visant à gérer la souffrance psychique, la dégradation des institutions publiques, la fragilisation sociale, la détérioration culturelle et la polarisation politique, pour qu’elles rétroagissent positivement sur leur projet ».(15) Et nous constaterons que jusqu’à présent cette ruse a été payante ! 

LE TOTALITARISME, UNE AFFAIRE EN COURS 

Nous allons bel et bien vers un nouveau totalitarisme, mais un totalitarisme « soft »(16) différent des formes ultra-répressives du XXe siècle, où l’État et les idéologies sont dissous dans l’ordre économique(17). Aujourd’hui, les électeurs-consommateurs ont leurs raisons de défendre le système, ne fût-ce que par défaut : nonobstant toujours plus de contraintes professionnelles, sociales et administratives, ils se sentent « émancipés »; libres de leurs mouvements, ils en usent et abusent dans la frénésie touristique; ils consomment de plus en plus à crédit, et l’achalandage suit, jusqu’à présent(18); ils peuvent choisir le/la conjoint.e de leur goût pour fonder une famille et procréer librement, sans restriction, maintenant y compris en Chine; ils peuvent assouvir légalement une bonne partie de leurs fantasmes sexuels et identitaires, en manipulant les lois de la filiation en recourant au lobbying juridique et aux biotechnologies; les gouvernements assurent (tant bien que mal) leur « sécurité » ; enfin, hormis d’irréductibles luddites, le fétichisme technologique sert de colonne vertébrale à l’ensemble des agents, toutes classes confondues. Bref, ce qu’il y a à perdre importe davantage que ce qu’il y aurait à gagner en terme de réduction des inégalités économiques, car, ailleurs, l’égalitarisme est la règle : « C’est cette sorte de distribution égalitaire des jouissances, de grandes communautés autour de jouissances partagées qui nous permet d’énoncer que, d’une certaine manière, dans nos contrées en tout cas, et même si souvent ils s’ennuient, les gens sont plutôt heureux », explique le psychanalyste Charles Melman(19). Contrairement à ce qu’affirme ce dernier, je doute même qu’ils s’ennuient ! Osons une hypothèse : tant qu’il parviendra à pourvoir aux besoins de base des populations, le capitalisme a encore de beaux jours devant lui. Autrement dit, tant que fonctionneront normalement les technologies de l’information et de la communication (TIC), que seront régulièrement approvisionnés stations-services et supermarchés, il n’y a pratiquement aucun risque de révolte. Est rejouée sans fin cette tragicomédie du pain et des jeux. Pouvant encore durer quelques décennies, cette situation est à mettre en lien avec l’analyse inusable de La Boétie sur la servitude volontaire. 

Ce totalitarisme de la nouvelle vague(20) voit le capital financiarisé et concurrentiel s’établir comme « un modèle objectif social et total, bien plus large [donc] qu’un mécanisme financier ».(21) Citons quelquesunes de ses composantes : l’accélération sociale et la glorification du mouvement illimité de la concurrence, particulièrement présentes dans le néo-management ; la confusion des discours et l’éclatement de la pensée, dont témoignent le climato-négationisme et la politique post-vérité, entre autres ; la marchandisation des « services écosystémiques », qui aboutira un jour à faire ressembler la Terre à une boule pelée et essorée ; l’élan apparemment infini de la technoscience ; l’hyper-individualisme et la tyrannie de la majorité et des subjectivités, qu’avait déjà pressenti Tocqueville en 1835 dans De la démocratie en Amérique. Le philosophe québécois Maxime Ouellet voit, lui, dans le capitalisme cybernétique (ou cyber-capitalisme) la nouvelle forme du système. Née il y a bientôt 70 ans, la cybernétique se voit déclinée actuellement dans les TIC, qui en représentent son apothéose globalisée. Les rapports sociaux sont médiatisés et abstraits par la communication, de sorte que « la distinction entre monde vécu et système apparaît comme de plus en plus inadéquate »(22), l’aliénation se manifestant « non plus comme une perte de la subjectivité, mais plutôt d’une perte de l’objectivité elle-même »(23). La société civile globale pourrait demain s’autoréguler grâce aux TIC, à l’image de l’ordre spontané du marché théorisé par Hayek. Les promoteurs de la gouvernance, s’appuyant sur des principes cybernétiques, « tentent ainsi d’implanter des mécanismes de pilotage, de contrôle et de rétroaction »(24), en s’appuyant sur les réseaux d’Internet. On peut aussi appeler cela le capitalisme communicationnel ou, d’une manière plus positive (et plus hypocrite), le capitalisme cognitif. « La redéfinition du politique en terme de réseaux dissout sa conception en termes modernes de rapports de forces et de capacité d’institutionnalisation du pouvoir », ajoute Ouellet(25)

Quel que soit le label, cette évolution annonce rien de moins que l’obsolescence du politique, et il y a certainement là de quoi s’alarmer. Qui est prêt à (sur)vivre dans une fourmilière utilitariste, productiviste, consumériste et aliénante à un point qu’ont pu imaginer seuls de rares penseurs comme Aldous Huxley ? Nous regretterons le bon vieux temps de la politique, des passions et des conflits. 

Bernard Legros 

Notes et références
  1. Marc Weinstein, L’évolution totalitaire de l’Occident. Sacralité politique I, Hermann, 2015, p. 375.
  2. Dwight Mcdonald, Le socialisme sans le progrès. The root is man, La Lenteur, 2011, p. 134.
  3. Jean-Michel Chaumont & Philippe Van Parijs (dir.), Les limites de l’inéluctable. Penser la liberté au seuil du troisième millénaire, De Boeck Université, 1991, p. 135.
  4. Vittorio Hösle, Philosophie de la crise écologique, Payot, 2011, p. 128. L’inévitable perte de complexité en cas d’effondrement n’en sera que plus dure à affronter.
  5. Auxquels il a cessé depuis longtemps de s’identifier, faut-il le préciser.
  6. Cf. l’éditorial in Kairos n° 29.
  7.  Cf. Geoffrey Geuens, La finance imaginaire. Anatomie du capitalisme : des « marchés financiers » à l’oligarchie, Aden, 2011.
  8. Raffaele Simone, Si la démocratie fait faillite, Gallimard, 2017.
  9. Ibidem, p. 20.
  10. Ibidem, p. 215.
  11. Maxime Ouellet, La révolution culturelle du capital. Le capitalisme cybernétique dans la société globale de l’information, Ecosociété, 2016, p. 214.
  12. Cf. Pierre Dardot & Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, 2009 ; Philippe Coutant, Le sujet et le capitalisme contemporain, La Gréneraie, 2011 ; ainsi que les travaux de Dany-Robert Dufour et de Jean-Claude Michéa.
  13. Philippe Beneton, Le dérèglement moral de l’Occident, Le Cerf, 2017, p. 115.
  14. L’âge de la régression. Pourquoi nous vivons un tournant historique, Premier parallèle, 2017, p. 25.
  15. Ibidem, p. 261.
  16. Cf. Natacha Polony & le Comité Orwell, Bienvenue dans le pire des mondes. Le triomphe du totalitarisme soft, Plon, 2017.
  17. Ce que certains penseurs appellent un totalitarisme inversé (Sheldon Wolin) ou à l’envers (Alain Caillé).
  18. En Belgique, la consommation des ménages est en augmentation constante depuis 2008 (in Le Soir, 8 février 2017).
  19. Charles Melman, avec Jean-Pierre Lebrun, L’homme sans gravité. Jouir à tout prix, Denoël, 2002, p. 139.
  20. Le totalitarisme « de l’ancienne vague » est aujourd’hui représenté par le fondamentalisme islamiste et un régime comme la Corée du nord. Si les années de celui-ci sont comptées, rien ne dit jusqu’à présent que celui-là ne soit pas promis à un bel avenir…
  21. Marc Weinstein, op. cit., p. 22.
  22. Maxime Ouellet, op.cit., p. 87.
  23. Ibidem, p. 77.
  24. Ibidem, p. 187.
  25. Ibidem, p. 109.

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