« LES LATINS SONT NOS FRÈRES, LES GERMAINS SONT NOS COUSINS. »

INTERVIEW DE SERGE LATOUCHE

Illustré par :

Personnalité publique et comédien Italien, Beppe Grillo fonde le Mouvement 5 Etoiles (M5S) en octobre 2009. Vastes succès de foules. Premières réussites électorales en 2012. Aux élections générales de 2013, le M5S prend 23% des voix et envoie à toute l’Europe un signal d’opposition franche à l’austérité imposée par son gouvernement de technocrates non-élus parachutés par la Commission européenne et les banques. Mais les politiciens installés ne l’entendent pas de cette oreille et maintiennent le statut-quo.

Serge Latouche, professeur émérite d’économie à l’Université d’Orsay, objecteur de croissance, admirateur de la peinture italienne et fin connaisseur de ce pays où il a enseigné à de multiples reprises, était de passage à Bruxelles le 7 mai dernier(1). Nous lui avons posé quelques questions sur la signification politique du M5S, la situation en Italie, la crise de l’euro et comment en sortir.

Kairos (K.) : Quelle est la signification politique du M5S selon vous ?

Serge Latouche (S.L.) : Il y a des spécificités italiennes à prendre en compte pour comprendre ce qu’est ce mouvement. Il faut bien voir que la classe politique italienne est particulièrement coupée de la base populaire, on l’appelle « la casta » [la caste], et méprisée. Depuis 1945, la démocratie chrétienne a dominé la vie politique italienne. Son personnage emblématique, Giulio Andréotti, qui vient juste de mourir le 6 mai 2013, a été 7 fois chef du gouvernement et a été nommé sénateur à vie en 1991.C’était un personnage indéboulonnable malgré les collusions prouvées avec la mafia. L’effondrement de la démocratie chrétienne après l’opération « mani pulite » n’a pas entraîné de recomposition, de grand coup de balai comme en parle Mélenchon, de la « casta » italienne.

Le parti communiste italien, qui dans les années 80’ représentait encore la première force politique italienne est tout à coup passé d’une tradition donnée en exemple de l’euro-communisme, avec des personnages de grande envergure comme Enrico Berlinguer, à ce qui s’apparente à une sorte d’antithèse. Ils se sont perdus, suicidés politiquement, transformés en un parti social-libéral maintenant appelé Parti Démocrate. Ils se présentent comme le centre-gauche, mais c’est en réalité un centre-droit. C’est pire que la dérive du Labour en Angleterre.

K.: Le Parti Démocrate (PD) s’est coupé en deux au moment de la prolongation du mandat du Président Giorgio Napolitano.

S.L. : G. Napolitano, un ex-communiste, et le PD ont finalement préféré une alliance avec S. Berlusconi, lequel représente ce que l’on peut faire de pire dans la vie politique européenne, plutôt que de faire un compromis avec le M5S. Il y avait pourtant un candidat de compromis qui faisait l’accord entre le PD et M5S que Bersani (2) acceptait : c’était Stefano Rodotà, un professeur de droit public qui a joué un rôle dans des institutions internationales, qui est un personnage respecté et respectable. Beppe Grillo soutenait sa candidature et le M5S a d’ailleurs voté pour lui dans les premiers tours des élections présidentielles.

Si Rodota n’a pas été élu, c’est parce qu’il y a eu une défection de toute une partie du PD mené par Massimo D’Aléma, ex-communiste, et désormais proche de Silvio Berlusconi. Pensez tout de même que M. D’Aléma avait dit : « Basta avec la diabolisation de Berlusconi » et que lui et les élus du PD ont renoncé à faire passer une loi anticorruption quand ils le pouvaient pour protéger leurs petits intérêts. C’est minable.

Beppe Grillo a toujours dit qu’il soutiendrait les propositions politiques au coup par coup, il ne voulait pas participer au gouvernement, mais si les lois proposées lui semblaient correctes et allaient dans le sens souhaité, il les voterait. Le M5S n’a donc pas dit qu’il voulait bloquer l’institution. G. Napolitano lui, voulait un gouvernement d’union, stable, pour rassurer les marchés financiers. Et il voulait remettre Berlusconi dans le jeu.

K.: Il n’est donc pas exagéré de dire que le M5S a fait l’objet d’un blocage en bonne et due forme par ceux qui étaient déjà en place, qu’il y a eu un accord pour empêcher l’émergence du signal politique que constitue le M5S.

S.L. : Évidemment. C’est exactement la préservation de la caste contre les aspirations clairement manifestées par le peuple italien lors des élections. C’est tourner absolument le dos à ce signal.

K.: Quels éléments estimez-vous les plus pertinents et les moins pertinents dans le M5S ? Il y a des choses qui en apparence vont dans des sens divergents, il y a par ailleurs une volonté de ne pas s’accrocher à une tradition particulière, comment analysez-vous cela ?

S.L. : C’est essentiellement un mouvement de protestation qui, contrairement à ce qui est dit en France, n’est pas quelque chose qui est apparu du jour au lendemain. Beppe Grillo est un des seuls à avoir mené vraiment un combat contre Silvio Berlusconi pendant des années.

Il a refusé de passer à la télévision berlusconienne, et il refuse toujours d’ailleurs. Son accès médiatique a été réalisé uniquement par un blog qui a été suivi par des millions de personnes en Italie, et c’est sur ce blog que l’on trouvait une forte critique de Berlusconi. Il n’y a guère que quelques personnalités de gauche qui faisaient une critique aussi forte.

Beppe Grillo est un personnage charismatique qui a créé ce mouvement, lequel repose entièrement sur ses très larges épaules. Il a une sympathie déclarée pour la décroissance, il a un lien avec Maurizio Pallante qui a mis sur pied le mouvement de la décroissance heureuse [Movimento per la decrescita felicce(3)]. Il ne l’affiche pas aussi fortement maintenant parce que même en Italie, même dans sa bouche, la décroissance fait peur ou n’est pas un slogan porteur. Mais il affiche un programme qui sur plusieurs points va dans le sens des programmes proposés par le courant de la décroissance : réduction massive du temps de travail, revenu minimum inconditionnel, relocalisation des activités, notamment.

K.: Il y a un versant qui interpelle, le recours massif aux technologies de communication électronique y compris pour le contrôle démocratique, la suppression d’une série d’institutions intermédiaires et des villes de moins de 5.000 habitants. Les institutions intermédiaires jouent un rôle crucial en démocratie. N’y a‑t-il pas là une pente glissante ?

S.L. : Ce ne sont pas les penchants individuels d’un individu seul qui peuvent constituer un programme politique. C’est là la limite de l’exercice de Beppe Grillo : il canalise un mouvement, il a déjà une existence politique et pour qu’il puisse peser sur le gouvernement dans un certain sens, c’est au jeu de la démocratie de préciser un certain nombre d’orientations qui dépassent la personne de Beppe Grillo. Il a une force de proposition, il peut avoir d’excellentes idées. Je dois dire que même Marine Le Pen peut avoir d’excellentes idées, bien qu’il y ait bien évidemment des choses qu’il faut combattre résolument, et que

par ailleurs il y a des gens en qui on peut faire confiance et d’autres pas. L’épithète utilisé de « populiste » abusivement à tort et à travers dans les médias peut cacher le meilleur et le pire.

K.: Le nouveau premier ministre Enrico Letta, met désormais la croissance à toutes les sauces ; est-ce que pour un objecteur de croissance il est pertinent d’envisager la sortie de la crise actuelle sans un temps de croissance pour investir dans la transition énergétique par exemple ?

S.L. : Il est pertinent de dénoncer la double imposture de la « rilance », néologisme de Madame Lagarde contractant rigueur et relance. Il ne faut ni rigueur qui en fait est de l’austérité, ni relance de la croissance. Évidemment, il ne faut pas mélanger relance de la croissance avec nécessité de sortir de la crise, c’est-à-dire relance de l’activité. Dans ce second cas il ne s’agit pas de se remettre sur la trajectoire d’une croissance infinie ou de faire croître n’importe quoi. Par ailleurs, la relance de l’activité passe par un plan massif de mutation écologique qui nécessite des investissements dans l’énergie, dans la reconversion de l’industrie automobile, dans la reconstruction d’une agriculture paysanne, etc. Il faut bien sûr des investissements dans ces secteurs, mais il s’agit dans le même temps de créer des emplois massivement, en réduisant le temps de travail, en relocalisant les activités.

En Italie, de nombreux petits et moyens entrepreneurs sont étranglés par les banques, lesquelles ont été refinancées publiquement et refusent aujourd’hui d’accorder des crédits à des taux raisonnables, surtout pour les petits qui ont les épaules moins larges. Ils sont acculés à la faillite et beaucoup en viennent à se suicider. Toutes les semaines il y a des suicides pour cette raison, il y a un vrai désespoir. Relocaliser les activités économiques, c’est permettre à ces entrepreneurs de trouver des débouchés qui sont actuellement occupés par des entreprises délocalisées qui produisent de la basse qualité dans de mauvaises conditions sociales et environnementales.

K.: Mais comment relancer l’activité sans croissance ? S’il y a croissance, comment ne pas buter sur les prix de l’énergie croissants par exemple ?

S.L. : On ne s’épargnera pas le sang et les larmes, qui coulent déjà d’ailleurs. Mais on peut réduire dès aujourd’hui le nombre de chômeurs, en réduisant drastiquement le temps de travail, en mettant des barrières protectionnistes pour arrêter l’hémorragie, en lançant un plan de conversion énergétique y compris avec un déficit budgétaire non pas financé par des emprunts auprès des banques, mais financé par a « gentle rise of price level », c’est-à-dire par la planche à billets. C’est quand même scandaleux : tout le monde

semble avoir la nostalgie des trente glorieuses, or le secret de la réussite des trente glorieuses c’était justement l’inflation et le protectionnisme. Choses qui sont absolument interdites dans le dogme libéral d’aujourd’hui.

K.: Mais l’inflation implique tout de même de la croissance ?

S.L. : L’inflation est ici synonyme du financement d’un déficit budgétaire. Si on fait un plan de reconversion, cela coûte, il faut le financer, il faut en plus couvrir les dépenses sociales, les services publics. En période de prospérité, l’impôt doit couvrir les dépenses, mais en période de crise, les dépenses doivent être maintenues, l’impôt ne doit pas être augmenté, par conséquent c’est le déficit qui bouche les trous. Il ne faut surtout pas sacrifier les services publics, vendre les joyaux de la couronne comme on le fait partout, ça c’est l’austérité.

K.: Le défaut de paiement vous semble être une option praticable pour sortir de la crise de la dette en Europe ?

S.L. : Eh bien oui ! On y viendra, donc il vaut mieux le décider. Il y a une hypocrisie monstrueuse dans tout cela. On sait que ni la Grèce, ni le Portugal, ni l’Espagne, ni la Hollande, ni la France ni peut-être même l’Allemagne ne paieront leur dette. Mais la perversité est qu’on nous impose de faire comme si, c’est-à-dire de comprimer, comprimer et encore comprimer les dépenses pour faire croire que l’on va dégager des excédents pour refinancer la dette.Ce que montre l’expérience grecque c’est que plus on comprime les dépenses, plus on comprime les recettes et plus la dette s’accroît. Comme de toute façon la dette croît par son propre mécanisme d’intérêt si l’on n’est pas capable de payer les annuités au fur et à mesure, on en arrive à une situation équivalente à celle du tiers-monde dans les années 80’, avec un déficit qui croît.

K.: Il faudrait donc qu’un État décide de faire défaut de manière unilatérale, pour créer une boucle vertueuse, parce que si personne ne commence…

S.L. : Cela pourrait aussi être plusieurs États ensemble. L’Islande l’a déjà fait. C’est un « micro » État, mais c’est extraordinaire. Le Président de la République islandaise invité à Davos, a dit qu’il avait la recette pour cette crise et il a avancé le défaut de paiement. Les journaux n’en ont pas parlé bien sûr. Mais l’économie islandaise a repris, la formule a très bien fonctionné. Cette histoire est extraordinaire, parce que des États qui font banqueroute, on en a des exemples historiques innombrables. Depuis Charles Quint qui a fait deux fois banqueroute, la France de Louis XV et de la Révolution, jusqu’à l’Argentine en 2000 avec le Peso. Le monde n’a pas arrêté de tourner pour autant. Au contraire, la banqueroute permet de remettre les compteurs à zéro pour repartir. Il y a dans la Torah une mesure tout à fait intéressante : l’année sabbatique. Pendant l’année sabbatique, toutes les dettes sont annulées, on remet les compteurs à zéro. Le texte de la Torah est très explicite sur ce point, il dit qu’afin qu’il n’y ait pas de pauvre en Israël, qu’il n’y ait pas trop de différences entre riches et pauvres, tous les 7 ans les dettes sont annulées(4).

C’est une pratique répétée dans l’histoire, soit on supprimait les dettes en persécutant ou exilant les créanciers juifs ou lombards et en confisquant leurs biens, cela a été traditionnel en France et en Espagne pendant une certaine période, soit on annulait les dettes simplement.

C’est l’hypocrisie qui conduit à ne pas vouloir dire qu’on ne paiera pas la dette…

K.: Dans le cas où des pays feraient défaut, ce seraient a priori ceux du Sud de l’Europe. Dans ce cas là ne nous dirigerions-nous pas vers une zone euromark puissante d’une part et une Europe du Sud délabrée d’autre part ? La fin de l’euro et le retour aux monnaies nationales ne sont-ils pas le symbole de la fin de la solidarité européenne ?

S.L. : La solidarité n’existe pas aujourd’hui, si on est dans cette crise, c’est précisément qu’il y a crise de solidarité.

K.: C’est vrai mais on pourrait imaginer maintenir l’Euro par la solidarité.

S.L. : Finalement, l’euro a douze ans d’existence. On a vécu pendant des siècles sans l’euro. Puisqu’on s’est trompé en le faisant, ou bien on le refait autrement, ou on en sort, mais de toute façon il faut sortir de cet euro-là. Cela fait peur. Il y a un paradoxe : les Grecs par exemple refusent l’austérité, mais d’après les sondages ils veulent très majoritairement rester dans l’Europe. C’est pareil pour les Italiens. Moi aussi je veux une autre Europe. Je veux une Europe du Sud, je trouve d’ailleurs intéressants les propos de Giorgio Agamben à ce sujet(5). On peut trouver des accords avec nos cousins germains, mais je dis toujours : les latins sont nos frères, les germains sont nos cousins.

Propos recueillis par JB Godinot le 7 mai 2013.

Notes et références
  1. Il y donnait une conférence sur l’obsolescence programmée, sujet de son dernier ouvrage: Bon pour la casse. Les déraisons de l’obsolescence programmée, Les Liens Qui Libèrent, 2012
  2. Président du Parti Démocrate, qui n’obtient pas l’accord de son parti pour la candidature de Stefano Rodota, propose la candidature de Franco Marini ancien président du Sénat à la présidence, sans succès, puis celle de Romano Prodi, sans succès, échec suite auquel il démissionne de la présidence du PD. En Italie, le Président est élu par des grands électeurs, pas directement par les citoyens.
  3. www.decrescitafelice.it
  4. Deutéronome, 15:1–11: «1 De sept en sept ans tu feras l’année de relâche. 2 Et voici comment se fera l’année de relâche. Que tout créancier se relâche de son droit sur ce qu’il a prêté à son prochain, qu’il ne presse point son prochain et son frère, quand on aura proclamé l’année de relâche à l’honneur de l’Éternel. 3 Tu pourras presser l’étranger; mais si tu as affaire avec ton frère, tu lui donneras du relâche, 4 Afin qu’il n’y ait point de pauvre chez toi. Car l’Éternel te bénira certainement dans le pays que l’Éternel ton Dieu te donne en héritage pour le posséder,…».
  5. Repartant d’un ouvrage visionnaire d’Alexandre Kojève intitulé «L’empire latin» (1947), ce philosophe italien propose de s’intéresser de près à l’idée d’une Europe latine constituée premièrement de la France, l’Espagne et l’Italie pour préserver ses formes de vie spécifiques et éviter la dissolution dans une Union basée exclusivement sur les principes économiques au service de la première puissance qu’est l’Allemagne, comme Kojève l’annonçait. Voir: «Que l’Empire latin contre-attaque!», Tribune de Giorgio Agamben, Libération, 24 mars 2013.

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