LES « GILETS JAUNES », LA RUSSIE, ET LE DÉBUT DE LA FIN (DU PÉTROLE)

« La pensée bourgeoise dit toujours au Peuple : “Croyez-moi sur parole ; ce que je vous annonce est vrai. Tous les penseurs que je nourris ont travaillé pour vous. Vous n’êtes pas en état de repenser toutes leurs difficultés, de repasser par leurs chemins, mais vous pouvez croire les résultats de ces hommes désintéressés et purs. De ces hommes marqués d’un grand signe, ces hommes qui détiennent à l’écart des hommes du commun pour qui ils travaillent, les secrets de la vérité et de la justice.” »
(Paul Nizan, Les Chiens de garde [1932]. Nouvelle édition, Paris, François Maspero, 1965, p. 89)

À bien y regarder, point n’est besoin de longues discussions pour baliser un phénomène social dont les enjeux ne sont que trop évidents. Ne suffirait-il pas, en effet, de considérer que la démocratie est le mode de gouvernement du peuple, par le peuple, et pour le peuple, pour jeter un peu de lumière blafarde sur ce qui se trame dans notre souterrain ? Analytiquement, on peut bien sûr reposer les questions qui fâchent. Elles portent sur la nature du début et de la fin, et sur le modus operandi qui est censé mener de l’un à l’autre.

Primo, de quand date ce début ? Est-il le fruit d’une longue gestation, ou constitue-t-il un événement aussi récent qu’erratique ? En clair : le vase déborderait-il, ou pas ?

Si les premières actions qui peuvent se rattacher univoquement aux « gilets jaunes » datent de novembre 2018, la détérioration des conditions de vie de la population, en général, et le rejet chronique du vote référendaire, en particulier, sont, de fait, niés depuis toujours par les politiques. Rappelons toutefois, à l’intention des distraits, que nous sommes officiellement en crise depuis 1968. Il y a eu, certes, des phases de rémission apparente, mais le prolétariat et la (petite) bourgeoisie sont, depuis le début des années septante, victimes d’une baisse constante de leur niveau de vie. Un seul indicateur suffira pour le montrer : le taux de chômage structurel dont on bidouille les paramètres afin de le conserver, bon an, mal an, autour des dix pourcent.

C’est donc la cause immédiate qu’il faut questionner. Est-elle unique ou plurielle ? On s’accordera facilement sur le facteur déclencheur : la taxation du prix des carburants et la chute du pouvoir d’achat des biens de première nécessité. Que veut-elle dire au juste ? Parler de goutte qui fait déborder le vase et, en passant, stigmatiser l’inconscience consumériste et écologiste des foules bêlantes, permet d’étouffer le feu de l’indignation par la couverture opinative de rigueur, pas de comprendre la situation. Précisons donc.

L’impératif climatique, et, accessoirement, écologique, est plus qu’à la mode. Il se formule très simplement en économie politique : que pouvons-nous nous permettre de changer pour que rien ne change ? Comme toujours, on taxe afin de réformer, coûte que coûte, les habitudes de la population, sans questionner celles des industries, et donc sans impacter les conditions de possibilité de leur compétitivité internationale et de leurs profits offshore, et, c’est quasiment subsidiaire, afin de financer l’incurie des décideurs politiques eux-mêmes.

Surtout, il faut, sans en avoir l’air, bien sûr, prendre en compte la réalité du pic pétrolier. Dire que le socle énergétique sur lequel se fonde la société de consommation est en train de s’effondrer sous le poids, justement, de 200 ans de gaspillage institutionnalisé, équivaudrait à demander la mise en chantier d’énormes travaux structurels, ce que les oligarques ont bien du mal à concevoir. Comment empêcher une insurrection sans donner du lest ? Comment donner du lest sans raboter les dividendes ? Comment les raboter sans perdre la face et renier l’idéologie néolibérale ?

L’utilisation de nouvelles techniques de prospection et de forage, l’arrivée sur le marché, grâce à toute une série d’incitants politiques, des pétroles non conventionnels, et l’accélération de la fonte des calottes polaires, a apparemment fait reculer l’échéance pétrolière d’une vingtaine d’année, mais l’avertissement de King Hubbert (1956), actualisé par Colin Campbell et Jean Laherrère (1998), n’a rien perdu de son actualité, que du contraire. Il suffit de se livrer à une lecture plus fine pour le comprendre.

Premièrement, situer le « pic pétrolier », par exemple en 2005, n’équivaut pas à annoncer la pénurie généralisée pour 2006 et la guerre civile pour 2007 — mais bien à anticiper de grandes turbulences économiques. Il s’agit simplement de nommer le moment où la production mondiale de pétrole conventionnel commence à décliner irrémédiablement. Deuxièmement, ce pic ne concerne que le pétrole conventionnel, c’est-à-dire celui qui a fait la fortune des pays fondateurs de l’OPEC. Les pétroles non-conventionnels, qui ont des densités énergétiques moindres et des taux de retour énergétique (EROEI) faibles (les schistes et les sables bitumineux) ou négatifs (les agrocarburants), offrent un double effet-tampon : géopolitique, en donnant brièvement à certains l’illusion d’une autonomie retrouvée, et économique, en assurant temporairement l’approvisionnement des consommateurs à un prix raisonné, mais pas nécessairement raisonnable. Troisièmement, le pic pétrolier conventionnel ne va pas affecter, au même moment, et de la même manière tous les produits issus de l’industrie pétro-chimique, à commencer par le gaz, l’essence, le kérosène, le gazole, le fioul domestique, le fioul lourd, le coke, l’asphalte, et les lubrifiants (cités dans l’ordre de leur densité énergétique croissante). Taxer le diesel en prétextant un motif écologique universellement accepté et, paraît-il, politiquement neutre, a simplement pour but de gérer la pénurie imminente de ce type de carburant, le diesel, qui ne peut être produit que difficilement de manière non conventionnelle, et qui devra être impérativement réservé à l’avenir au transport de marchandises (terrestre, mais aussi maritime et, finalement, aérien) et aux militaires (qui sont très friands des combustibles énergétiquement denses).

Secundo, de quelle fin parlons-nous ? D’abord, nous venons de le voir, de la fin du consumérisme, c’est-à-dire du tout au marché. Ensuite, c’est inéluctable, de la fin de la démocratie telle que nous l’entendons aujourd’hui. Dans un monde aussi orwellien que le nôtre, il ne sera pas difficile de recycler la « démocratie » en même temps que ses produits pétro-chimiques, mais parler de « démocratie de marché » deviendra encore plus euphémique que d’habitude. Enfin, on ne peut exclure, a priori, que la phase la plus aigüe de ce processus révolutionnaire se fasse au détriment de l’oligarchie, et que la représentativité de carnaval qui est la règle depuis trop longtemps cède la place à une démocratie directe ou participative. Après tout, un long chemin a été parcouru entre le référendum du Kosovo (de septembre et octobre 1991), qui a été légalisé par la communauté internationale, et celui de la Crimée (de mars 2014), qui n’a pas reçu son assentiment. Personne n’a, semble-t-il, oublié le refus irlandais du traité de Nice (2008), et celui des Français et des Hollandais de la Constitution européenne (2005).

Tertio, il faut se demander si le modus operandi des indisciplinés, et plus précisément leur dépendance aux réseaux sociaux, ne permettrait pas d’anticiper leur destin collectif. La référence à 1789 et à son emblématique guillotine peut donner à penser que certains, au moins, ne s’en laisseront plus compter. (Notons toutefois que la photo de l’installation d’une guillotine toute de jaune vêtue, place du Palais Royal, accompagnée de la mention « quand les Français veulent rappeler à ceux au pouvoir qu’ils sont leurs représentants et non leur maîtres, ils ont quelques symboles puissants » est une aimable plaisanterie.) Mais qu’est-il possible en pratique ?

Selon les médias du monde libre, à commencer par la BBC, la question serait : avons-nous affaire à une vraie machination russe ou à une fausse génération spontanée ? En effet, on ne le sait pas assez, Cambridge Analytica a son à siège social à Nijni Novgorod, et les « gilets jaunes » disposent tous d’un compte sur le réseau social « VKontakte » (ou « VK », en abrégé), qui leur permet de co-créer leurs « actes » contestataires en temps réel. Ceci n’est pas sans conséquences sur l’indépendance du mouvement. Deux hypothèses doivent, en effet, être envisagées afin d’évaluer les possibles. A minima, les administrateurs du réseau VK laissent faire ; a maxima, ils pilotent le mouvement en modulant les fils d’actualité qui occasionnent les mobilisations (le printemps arriverait donc cette année avant le solstice d’hivers). S’ils laissent faire, on peut se demander pour combien de temps encore ? Et à quelles sombres tractations avec l’« État profond » russe les autorités françaises vont-elles devoir se résoudre pour que chacun retourne enfin dans ses pénates, et que la République soit sauve, à défaut d’être saine ? S’ils pilotent, ne fût-ce que d’une manière minimaliste, la question n’en est que plus douloureuse encore. Dans les deux cas, est-il raisonnable de penser qu’un tel réseau social reste longtemps sans essayer, directement ou indirectement, de tirer profit de la situation ?

En fin de compte, c’est peut-être l’archaïsme actuel de la réponse du pouvoir qui est frappante (ceci dit sans mauvais jeux de mots) : favoriser la montée de la violence en manipulant à la fois les manifestants par infiltration de vrais-faux casseurs, et laisser la bride sur le coup aux forces de l’ordre, équipées de matériel militaire et sommées de s’en servir. Manifester, cela veut maintenant dire risquer la mutilation. Certains soupçonnent même que l’utilisation d’armes chimiques — par les « gilets jaunes » — serait imminente. Tout ceci nous rappelle quelque chose, mais quoi ?Michel Weber, philosophe ; a publié récemment Pouvoir, sexe et climat. Biopolitique et création littéraire chez G. R. R. Martin, Avion, Éditions du Cénacle de France, 2017 & Contre le totalitarisme transhumaniste : les enseignements philosophiques du sens commun, Limoges, FYP éditions, 2018 ; voir https://chromatika.academia.edu/MichelWeber.

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