Le rail, les machines… et la voie royale vers la privatisation

Alors que François Bellot, nouveau Ministre de la mobilité, demande aux cheminots suite à la décision de grève « d’arrêter ce mouvement qui prend au piège les usagers », nous lui répondons que le  « dialogue social », ça ne fonctionne plus, étant toujours à l’avantage du patronat et de l’État qui en est son serviteur. Nous ajoutons en outre que les usagers ne sont pas « pris dans un piège », mais doivent comprendre la colère de ceux qui les transportent en train tous les jours. Ne jouons pas le jeu des politiciens et des médias-industrie, soutenons la grève au finish.
Dans un précédent Kairos (juin 2015), nous avions rencontré un accompagnateur de train qui nous évoquait ses conditions de travail déplorables. Bellot et sa clique ne préfèrent pas les entendre, les laisser crever à petit feux, jusqu’à la privatisation qu’ils attendent… Nous disons aux cheminots de ne plus avoir peur, à ceux qui prennent le train de comprendre la hargne de leur « collègue ». La vraie unité effraie le pouvoir. Faisons-lui peur!

 

Kairos : Vous travaillez à la SNCB depuis quand ?

Anonyme : « plus ou moins vingt ans. »

Et vous avez commencé comme…

« Au départ contrôleur, puis ça a été transformé en accompagnateur. Contrôleur ça faisait un petit peu trop contrôle, gestapo, c’est pour cela qu’ils ont changé un peu le terme  ; l’uniforme au départ était bleu marine alors que maintenant c’est vraiment steward. »

Et donc ça vous a plu ?

« Ben, le boulot j’aimais bien et j’aime toujours bien, mais c’est le changement… on sent vraiment la séparation entre deux sociétés, avec les deux infrastructures, avec Infrabel et la SNCB. »

Vous savez expliquer comment en 20 ans vous avez vu évoluer cela ?

« Au début les deux sociétés ne faisaient qu’une, donc par exemple pour des correspondances, on téléphonait à la gare et ils s’arrangeaient pour assurer les correspondances, maintenant il faut passer par une centrale et c’est la centrale au-dessus qui décide. Pour quelques secondes ils refusent des correspondances. J’ai l’impression qu’il n’y a plus vraiment de service clientèle, il y a une facturation entre la SNCB et Infrabel où l’un facture les retards à l’autre, c’est une guéguerre. »

Pouvez-vous expliquer pour ceux qui ne connaissent pas la différence entre les deux structures ?

Infrabel c’est tout ce qui concerne l’infrastucture, donc les voies et la SNCB, en gros c’est tout ce qui est guichet et le train, le contact au client. »

Et donc quand il y a un problème de retard par exemple, il y a les deux structures qui sont indépendantes mais qui doivent communiquer quand même ?

« Oui, voilà. Nous on téléphone à une centrale qui s’appelle le RDV, qui lui transfère au Trafic Control qui est Infrabel et c’est Infrabel qui décide si on fait les correspondances ou pas. »

Et donc depuis qu’il y a eu la scission…

« Avant on essayait de faire tout pour que le client ait son train, maintenant ils aiment autant dire « écoutez, le client il attendra une heure, et le train le but c’est d’être à l’heure et c’est une histoire de facturation d’une société à l’autre ». »

Et qui a décidé ce que vous m’expliquiez l’autre fois dans le train, de faire attendre plus longtemps les trains en gares ?

« Avec les grands travaux, ils ont décidé, vu que les plaintes des voyageurs concernaient les retards et pas la durée du trajet, d’un peu rallonger les trajets de train comme ça les trains étaient, entre parenthèse, à l’heure. »

Mais ils prennent plus de temps ?

« Ça prend plus de temps. Namur-Bruxelles avant il fallait une heure, maintenant il faut presque une heure vingt. Au départ, ça a été mis pour les travaux, mais maintenant il n’y a plus de travaux et ça n’a pas changé mais ils ont laissé comme ça il n’y a plus de rouge sur le tableau, mais le trajet est plus long… »

Donc concrètement, le train part à la même heure mais…

« …il arrive plus tard. »

Et il reste plus longtemps dans les gares ?

« Quand ça roule bien, on attend des fois 5, 6, 7 minutes dans une gare avant de continuer. »

Ils ont prévenu les voyageurs de cela?

« Ils ont dit qu’ils changeraient les horaires. Il y a eu beaucoup de travaux donc ils ont rallongé les horaires pour compenser le retard dû aux travaux, mais bon les travaux ne se font pas, ne se font plus ou ont été faits et ils n’ont pas raccourci les horaires, parce que l’État donne une compensation financière aux chemins de fer en fonction des trains à l’heure. »

Et donc en vingt ans, à part cette scission, qu’est-ce que vous avez constaté ?

« Au niveau clientèle, plus d’agressivité de la part des voyageurs. On voit qu’on va vers une autre génération, une autre mentalité des personnes. On voit vraiment que les jeunes viennent au conflit et pour un rien ils essaient de démarrer. »

 

« On ne peut pas parler du chemin de fer, c’est la responsable communication… et nous on ne peut rien dire »

 

Et est-ce qu’il n’y a pas des choses qui sont faites pour générer de l’agressivité, comme le supplément de 7 euros dans le train ? Est-ce qu’il n’y a pas des dispositifs qui enlèvent une part d’humanité dans le rapport ?

« C’est surtout pour les personnes plus âgées, elles doivent s’adapter aux machines, à l’informatique. Avant, quand une machine était défaillante, les 7 euros de supplément étaient désactivés dans notre machine (ndlr. portative, à l’intérieur du train). Seulement ils ont mis ça (ndlr. les bornes de paiement automatique en gare) en place avant qu’on ait la nouvelle machine qu’on aura que d’ici plus ou moins un an. Donc pendant un an, on doit pratiquer le règlement, donc les gens vont à la machine – qui ne fonctionne qu’avec une carte de banque ou des pièces –, qui remplace les guichets  ; ils mettent des machines dans les gares pour obliger les gens à avoir un ticket avant d’entrer et pour pas obliger le contrôleur à aller courir après les gens. Mais donc ici, le problème c’est que quand le guichet est en panne, nous dans notre machine le supplément de 7 euros est toujours dedans, donc on doit obliger la personne à nous payer alors que c’est une erreur du guichet SNCB, les gens n’y peuvent rien  ; ils doivent nous payer le prix du trajet plus les 7 euros… »

Donc un trajet à 3 euros, ils le paient 10.

« Oui, voilà. Si le guichet est hors-service, ils doivent aller dans une gare, remplir un formulaire avec toutes les coordonnées de remboursement et ils se font rembourser dans les 2–3 semaines. Ce système n’est pas au point. J’ai un exemple d’un collègue qui a eu le cas d’un jeune qui est monté à ******(1), la mère lui a donné un billet de 20 euros pour aller prendre le train le week-end et aller au cinéma. Le jeune arrive à la gare avec un billet de 20 euros, il arrive à la machine, ça va pas, pas de billet. Bon, qu’est-ce qu’il fait, il monte dans le train, il demande au collègue « un billet week-end ******-Namur », ben le collègue dit « je suis emmerdé, y’a sept euros en plus dans le train ». Le collègue sait rien faire, c’est dans le prix, il peut même pas dire « je vais mettre Florée, je vais mettre Courrière » (NDLR. Gares plus proches et donc au tarif plus bas que Namur), c’est sept euros partout. Donc qu’est-ce que le collègue a fait, il a payé le trajet 7 euros plus cinq, ça fait 13 euros : plus assez d’argent pour aller au cinéma, donc il a été à Namur, il a été se promener. »

Mais cela crée quand même un rapport différent avec l’usager ?

« Ça crée des problèmes, oui. »

Il n’y a plus de possibilités de tenir compte du contexte, notamment quelqu’un qui arrive en retard pour son train, qui arrive après…

« La personne qui monte dans le train et la personne qui va se cacher dans les toilettes, c’est le même tarif. »

Et au niveau des horaires, il y a aussi des choses qui ont changé ?

« Ils ont supprimé, et cela c’est aussi avec le nouveau plan de transport et les mesures d’économie, donc ils ont supprimé les trains « à faible occupation », donc les trains tard le soir ou très tôt le matin… c’étaient plutôt des facteurs qui allaient travailler, ces gens-là n’ont donc plus la possibilité… »

Qu’est-ce qu’ils doivent faire alors ?

« Pff… c’est ça, ben… ils doivent se démerder. Ils ont supprimé les trains très tôt et très tard le soir. Donc les gens qui veulent aller au cinéma, je vais prendre un bête exemple comme celui qui prend le train de Namur à ****** : avant le dernier Omnibus qui partait de Namur vers ****** partait à 22h20, donc les gens savaient aller à la séance de 20h00 à Namur et sortaient à 22h00, et bien maintenant le dernier train est à 20h00. Donc pour les gens qui habitent dans les petites localités, ils n’ont plus la possibilité d’aller au cinéma, ou alors il faut monter dans les trains dans les grandes gares ; on dirait que les gens dans les villages, ils sont un peu lésés. »

Et ils ont supprimé des gares ?

« Ils ont moins supprimé que ce qui était prévu. C’est surtout au niveau du nombre de trains… »

J’ai l’impression qu’ils se focalisent sur les gros points ?

« C’est clair qu’ils sont en train d’augmenter dans les grands centres  ; j’ai l’impression qu’ils veulent vraiment ramener les gens en voiture dans les grands centres pour mettre des trains, bien pleins… c’est… business hein ! »

Qui a décidé de ces plans de business ?

« Le gouvernement est un peu là-dedans, la direction… je ne sais pas. »

Le boss, c’est qui ?

« Chez nous c’est Cornu. »

Qui vient de ?

« C’est quelqu’un qui a été mis par le gouvernement. »

Vous avez l’impression qu’il gère cela comme un service public ?

« Pas vraiment, non. Il est plus dans un truc libéral. Ils veulent libéraliser la société en 2017, donc ouvrir la porte au privé, donc c’est pour ça qu’ils ont gardé les deux sociétés, comme ça le privé viendra rouler sur le territoire belge, et la société privée devra payer les droits de roulage sur les voies Infrabel. C’est une espèce de location de voies. Donc, je ne sais pas vers quoi on va en 2017, on verra. On ne sait pas à quelle sauce on va être mangé. »

Vous avez plus d’infos que le quidam qui prend juste le train comme ça ?

« On n’est informé de rien du tout, souvent c’est le voyageur qui nous informe de certaines grèves et d’autres choses dont je ne suis même pas au courant. »

Et au niveau des congés, de la qualité du travail, qu’est-ce qui a changé ?

« Ici au niveau personnel, y’a un problème, dans chaque dépôt y’a beaucoup de personnes qui sont parties à la pension, qui n’ont pas été remplacées, et donc y’a une pénurie d’agents dans chaque dépôt. Mais les trains continuent à rouler, ça veut dire que quand on est en période de réserve, donc pendant 3 ou 4 semaines tous les x temps on fait six jours d’affilée, un jour à la maison, 7 jours d’affilée, un jour à la maison. C’est pas comme quelqu’un qui est dans un bureau, il ne vient pas c’est bon, ça ne change rien à la vie  ; si nous on ne vient pas, le train ne roule pas, on est un peu coincé à ce niveau. On ne peut rien prévoir, on doit demander des congés deux-trois mois à l’avance pour être sûr de les avoir. »

Et qu’est ce qui a changé dans ce qu’on vous dit qu’est votre travail ?

« Ici maintenant tout est basé sur la sécurité. Donc le contrôle des titres de transport c’est passé secondaire, c’est sécurité, sécurité, sécurité  ; pour éviter les accidents c’est sécurité, accueil clientèle, renseignement clientèle, et le contrôle passe en dernier lieu, c’est pour cela qu’ils ont créé des brigades de contrôle, les fameux Ticoteam qui passent à 3–4 et qui contrôlent tout. »

Vous ne pensez pas qu’il y a parfois une volonté d’amener vers la faillite pour que ce soit repris par le privé ?

« J’ai l’impression parfois qu’ils le font exprès. J’ai des collègues qui étaient à la Sabena, qui se revoient il y a 10 ans. Ils sont en train de tout faire… des investissements alors qu’on est dans la dette : les fameuses machines automatiques qui coûtent très cher, les fameuses gares, la gare de Mons, Liège, pourquoi un bazar immense comme ça, c’est pas utile. A côté de ça il y a des gares comme celle de Namur où l’eau coule de partout, y’a certaines gares où les quais on dirait des dos d’âne. Ils prennent des décisions absurdes.

Pour la machine (NDLR. le guichet automatique), c’est un truc que je me pose personnellement : finalement cette machine, combien elle a coûté, avec tout le système…, les informaticiens qui doivent la gérer quand elle est en panne et tous les x temps, l’argent qui a été mis dedans – le bac se remplit de pièces –, donc une fois qu’elle est pleine les gens ne savent plus payer avec les pièces, donc y’a Sécuritas qui doit les vider. Tout est fait par le privé maintenant au chemin de fer : les nettoyeurs, ceux qui nettoient la gare de Namur, c’est privé, tout devient privé  ; même nos fiches de paie, avant c’était la centrale à Mons qui mettait la caisse avec les fiches de paie dans le train, ça arrivait à Namur, le chargeur à Namur prenait, le déposait au dépôt. Ça ne coûtait rien… maintenant c’est la Poste. Donc on a nos fiches de paie avec une semaine de retard et on a appris que notre courrier plutôt que d’être directement à Charleroi, il était à Gand. D’un côté on nous demande de faire des efforts, de bien contrôler pour faire rentrer de l’argent et d’un autre côté on dépense pour des couillonnades  ; je ne sais pas ce qu’il y a là en dessous, mais je trouve ça ridicule. C’est tous des trucs pareils, et les collègues qui disent « mais pourquoi on se casse le cul ici, quand on voit le gaspillage, les conneries qu’ils font, c’est affolant ». J’ai encore entendu pas plus tard qu’il y a deux jours que Cornu disait qu’il fallait augmenter le prix des billets pour combler encore le trou. Y’a des fois que… voilà quoi ! Pfff… je comprends pas, je comprends pas. Y’a de plus en plus de chefs aussi, avant y’avait un chef, maintenant y’a des managers compétences, managers-ci, managers-ça et quand on demande ce qu’ils font ils ne savent pas ce qu’ils foutent quoi ! Y’a plein de chefs et personne sur le terrain. Et on sent un ras-le-bol chez les collègues, y’en a plein qui veulent partir, ils arrêtent parce qu’il sentent bien qu’on va droit dans le mur. »

Ils en ont marre un peu pour ce que vous dites, ils ne trouvent plus de plaisir ?

« Puis on se fait un peu passer pour des cons : on téléphone à la centrale pour une correspondance, ils nous répondent « ok, la correspondance est assurée », on fait une annonce aux voyageurs et puis ils arrivent sur le quai et y’a le train qui passe sous leur nez. »

Donc ça justement ça crée du conflit entre vous et les voyageurs.

« On passe pour des cons, et après ils s’énervent et c’est nous qui sommes en première ligne. Des fois c’est l’inverse, on téléphone, « non, écoute, y’a pas de correspondance possible, ils doivent prendre le suivant », et on arrive et le train est là ! On se fait passer pour des imbéciles. On n’a aucune certitude, au plus il y a d’intermédiaires, au moins y’a le truc qui va. Avant, on téléphonait à Bruxelles gare, à Charleroi, on savait bien que le train était là  ; maintenant on téléphone là, celui-là téléphone là… et il te faut dix minutes pour avoir l’info et finalement l’info n’est pas bonne. »

En gros, j’ai l’impression que le facteur humain est de plus en plus réduit.

« C’est comme dans les bureaux de poste, c’est partout. Maintenant chez Delhaize c’est des payements automatiques, c’est général… je crois qu’on est parti comme au Moyen-Âge : des gens très riches et tout le reste la misère. Dans toutes les boîtes, ils veulent liquider le personnel. »

Propos recueillis par Alexandre Penasse
Le fait que notre interlocuteur refusa de révéler son identité, au risque de représailles professionnelles, en dit long sur la sempiternelle « liberté d’expression » que nous rabâchent médias et politiques, oubliant de nommer la peur qu’on certains de dire des vérités dans nos sociétés « libres ». Kairos veut donner la voix à tous ces anonymes. 

Liberté d’expression ?

Anonyme : « bon, moi, voilà je compte sur vous, je suis venu parler, parce que y’a des collègues qui ont à la limite été révoqués parce qu’ils parlaient à la presse. Moi, tout ce qui compte c’est que je n’ai aucun souci.

K. : non, on est tenu au secret des sources. Vous avez une idée de pseudo, ou j’invente quelque chose ?

A. : faut mettre un pseudo ?

K. : je peux mettre « anonyme », ou Alain Connu. (rires)

A. : il faut savoir qu’ils ont mis en place des gens dont tout le boulot de la journée c’est d’aller fouiller sur Facebook ce que les collègues pourraient mettre de négatif sur la SNCB, et les collègues sont flingués hein ! Leur seul boulot c’est de traquer les infos que des collègues mettent sur Facebook. Y’a une collègue ****** qu’avait mis « marre de ce train ******, rien que des problèmes », elle s’est fait appelée par le chef « écoute, tes commentaires de facebook... » . On ne peut pas parler du chemin de fer, c’est la responsable communication… et nous on peut rien dire.

 

Notes et références
  1. Les mots noircis représentent ici le nom d’un village où il y a une gare, que la personne interviewée nous a demandés expressément de ne pas citer sous peine qu’on le reconnaisse et le risque de représaille.

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