Le bio à l’épreuve des droits sociaux

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Juin 2013, ville de Guadalajara, capitale de l’Etat de Jalisco au Mexique. Un employé de la société Bioparques de Occidente pousse la porte des locaux de la police. Son récit met à jour un nouveau cas de surexploitation de la main‑d’œuvre agricole dans une grande entreprise.Un quasi-esclavage qui existe encore bel et bien sur la planète entière, ici et là, en particulier dans les zones de production agricole intensive.

la success story de don eduardo 

L’intervention de la police va permettre de délivrer 275 personnes retenues par cette exploitation de production et d’exportation de tomates. Originaire des communautés rurales de plusieurs Etats mexicains, cette main‑d’œuvre était recrutée par des annonces passées à la radio promettant 100 pesos par jour, nourrie et logée. La réalité était tout autre selon Valentin Hernandez, un des salariés rescapés de cette prison à ciel ouvert. «Nous sommes arrivés il y a un mois avec ma femme. Ils nous ont logés dans une pièce de deux mètres sur quatre, que nous partagions avec deux autres couples qui ont aussi des enfants», a‑t-il expliqué. 

«La journée de travail est de 12 heures et ils nous payent 70 pesos. La nourriture est rance et pourrie. Ils te disent que tu peux partir si tu veux, mais ils te cachent tes affaires et te menacent pour que tu restes. Et si quelqu’un s’échappe, ils le rattrapent, ils le battent». 

Le salaire était en fait constitué de bons d’achat valables dans les boutiques de la société, pratiquant bien sûr des prix prohibitifs. Les tomates étaient vendues principalement au Mexique et aux Etats-Unis. 

Le site d’information OpendataJalisco s’est intéressé d’un peu plus près à celui qui dirige Bioparques de Occidente, Eduardo de la Vega Echavarria. Architecte de profession, il s’est lancé dans l’activité agricole depuis quelques décennies. La production de salades, tomates sous serre et canne à sucre ( activité du groupe familial Zurcamex) l’a placé au cinquième rang des gros entrepreneurs agricoles de Sinaloa. Selon l’hebdomadaire Rio Doce de Culiacan, ses liens avec le milieu politique lui ont permis de rafler un pactole conséquent d’aides diverses pour ses entreprises. Eduardo a baptisé une de ses tomates du prénom de son épouse, Kaliruy. La société qui importe sa production aux États-Unis , Kaliruy Produce Inc, a son siège à Nogales, Arizona. Entreprenant, Eduardo l’est toujours: il a choisi d’investir dans la production d’ethanol à base de maïs. Une des trois implantations prévues est d’ores et déjà terminée, mais il semble que le fringant patriarche ait fait peu de cas de la procédure légale, ce qui lui vaut actuellement quelques ennuis à la suite de plaintes de groupes écologistes. 

L’affaire de Bioparques de Occidente n’est pas la première tache à éclabousser la success story de don Eduardo. Début 2013, les travailleurs de la canne à sucre du groupe Zucarmex, l’un des plus importants d’Amérique latine, protestaient déjà contre leurs conditions de travail et de vie. Pour le roi de la tomate et du sucre, l’amende réclamée par le Secrétariat au Travail se montait en août 2013 à 8 millions 580 700 pesos pour le constat de 53 infractions concernant 1 507 travailleurs. La suite n’est pour l’instant pas connue. 

Reste une information essentielle: la tomate produite par Bioparques était bio… Pour tous ceux qui ont bataillé pendant des décennies afin de rompre avec l’industrialisation de l’agriculture , la pilule est dure à avaler. Comment peut-on associer le grand mouvement social qu’a été l’agriculture biologique avec ce que Robert Linhart appelait«la production systématique d’une humanité subalterne, réduite à une existence presque végétative, mais dans laquelle le capitalisme puise une force de travail»(1)

produire pour l’europe, mais bio… 

Autre continent, mais pratiques semblables: le Maroc a été depuis longtemps saisi par la fièvre exportatrice. Pour l’économiste Najib Akesbi, il n’a eu qu’un seul objectif en matière agricole depuis son indépendance: exporter des produits de contre-saison à haute valeur ajoutée grâce aux «avantages comparatifs»(2) que représentent son climat et sa proximité géographique avec l’Europe.« Un développement agro-exportateur, (..) qui n’a tiré aucune leçon des dégâts du productivisme» précise-t-il. Et ce n’est pas l’agriculture biologique apparue au tournant des années 90 qui a remis en question cette logique. Pour les Pouvoirs publics comme pour les acteurs de la filière, il faut soutenir l’agriculture biologique pour répondre «à la demande croissante des marchés d’export». D’ailleurs, selon Najib Akesbi, la démarche de certification Ecocert(3) au Maroc est à 99 % motivée par l’accès au marché international. Outre les conditions climatiques et la facilité de transport, le Maroc bénéficie d’un troisième «avantage comparatif»: une main‑d’œuvre sous-payée. C’est la variable d’ajustement qui permet de baisser les coûts de production et de gagner des parts de marché. 

Au sud du Maroc, dans la grande région amazigh du Souss, la province de Chtouka Aït Baha est un haut lieu de l’agriculture industrielle exportatrice du pays. Sur la route qui mène à Biougra, les serres maraîchères défilent les unes après les autres. Aux carrefours, sous les panneaux de publicité des firmes semencières, des ouvrières, la tête et le visage couverts de fichus multicolores font du stop quand elles ne sont pas entassées à l’arrière de camions. Au bord de cette route se trouve la station de conditionnement de Primeurs Bio du Souss (PBS), premier producteur et exportateur de légumes frais biologiques du Maroc. 

A en croire Lahcen El Hajjouji, patron de PBS, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Il déclare que ses ouvriers sont payés 15 à 20 % de plus que le minimum légal et qu’ils sont représentés par un syndicat. La preuve : il subit des contrôles du Business Social Compliance Initiative (BSCI), une émanation de l’association européenne du commerce extérieur qui entend promouvoir le respect des droits des travailleurs. Mais ailleurs, le son de cloche est différent. Abdelhaq Hissan, responsable local du secteur agricole de la Confédération démocratique du travail , a tenté d’approcher des ouvriers de PBS en 2009. A l’occasion d’un dialogue social, des patrons de la région avaient cité cette ferme en exemple. «Nous avons alors tenté d’approcher les ouvriers de l’entreprise, mais ils n’osaient pas parler. Nous pensons qu’ils avaient peur. » A l’inspection du travail, Monsieur El Yazidi, délégué de la province de Chtouka Aït Baha, est catégorique : chez PBS, il n’y a pas de syndicat. Destinées à faire la lumière sur ce point, les différentes demandes d’interview adressées à Lahcen El Hajjouji sont restées sans réponse. 

Selon la FNSA-UMT(4), premier syndicat agricole du pays, près de 100 000 ouvriers travaillent dans les fermes du Souss. Cette main‑d’œuvre, à 75 % féminine, vient de toutes les régions du pays. Déclenchée par la pauvreté qui sévit en milieu rural dans un pays où les investisseurs s’intéressent essentiellement au littoral, la migration intérieure a atteint le seuil de 240 000 personnes par an selon les Nations unies. A la fin des années 2000, lors de plusieurs conflits sociaux, les ouvriers du Souss ont dénoncé leurs conditions de travail et les entraves à la liberté syndicale. Une auditrice sociale témoigne des pratiques sociales des employeurs de l’agriculture industrielle de la plaine soussie. A la demande de grandes enseignes européennes, cette personne qui souhaite garder l’anonymat réalise des contrôles sociaux pour le compte d’un organisme privé.«Dans les fermes du Souss, qu’elles soient biologiques ou non, la règle, c’est le non-respect du salaire minimum et la non-déclaration à la caisse de sécurité sociale». En 2012, à la suite des manifestations à répétition d’ouvriers agricoles devant le Ministère de l’Agriculture, les Pouvoirs publics marocains ont programmé l’alignement en trois ans du salaire minimum agricole sur celui de l’industrie. De récents mouvements de protestation indiquent que jusqu’à présent cette disposition est restée lettre morte. 

dans le désert… des droits sociauX 

Les hommes et femmes qui se battent contre les discriminations ne viennent pas seulement du Souss, grande région pourvoyeuse de denrées pour l’export alors que s’aggrave la déconnection par rapport aux besoins de la consommation intérieure et que le Maroc importe de plus en plus. Une conséquence de l’entrée du pays dans l’OMC(5), de l’accord de libre-échange passé avec les EtatsUnis puis avec l’Europe. 

Bien au sud d’Agadir, le Sahara occidental est devenu une zone d’exploitation intensive des ressources naturelles depuis l’occupation de l’ancienne colonie espagnole par le Maroc en 1975. Dès 1989, le roi Hassan II lance la première implantation de serres à Tiniguir, près de Dakhla, sous l’égide des Domaines royaux, devenus par la suite Domaines agricoles. C’est une filiale de SIGER , le tout-puissant holding qui appartient à Mohamed VI et est également présent dans des secteurs aussi variés que les banques, les assurances, l’extraction minière, l’immobilier, la téléphonie, l’énergie ou la distribution automobile. 

Les choix agricoles du gouvernement marocain ne se sont pas démentis depuis. Tiniguir 2, puis Tiniguir 3 ont vu le jour, confortés par la nouvelle réforme agricole de 2008, baptisée Plan Maroc Vert, une réforme pilotée par le cabinet américain Mc Kinsey. Le modèle reste la grande exploitation, avec priorité à l’investissement privé et à la recherche de la haute productivité. Le Maroc persiste ainsi dans la voie d’une agriculture à deux vitesses et le développement de l’agriculture biologique s’inscrit dans cette logique. Car Tiniguir 3 produit des légumes biologiques pour l’export… sous étiquette marocaine par l’intermédiaire de la SOPROFEL(6), afin d’éviter la contestation sur leur provenance d’un territoire du Sahara occidental. 

Hamid Fatmi est issu d’une famille pauvre de paysans du Moyen Atlas. Il est arrivé à Dakhla en 2007. Comme tous ses collègues, Hamid Fatmi travaillait indifféremment sous les serres biologiques et conventionnelles. Très vite, la constitution d’un bureau syndical s’est imposée. «Nous avons entendu dire que le syndicat, c’est ce qui permettait d’avoir des droits.» Les ouvriers de Tiniguir commencent par réclamer de meilleures conditions de vie. Les trois fermes de Tiniguir se trouvant à deux heures de route de la ville de Dakhla, les ouvriers,tous issus du Maroc dit «intérieur», sont logés sur place. Ils vivent à six dans des chambres de 12 m² où ils dorment et cuisinent. L’eau qu’ils boivent est celle, chargée en soufre, qui sert à l’irrigation des cultures. «Nous avons dû négocier plusieurs semaines pour obtenir des citernes d’eau potable» se rappelle Hamid Fatmi, qui se souvient avoir vu plusieurs de ses collègues souffrir de maladies rénales. Malgré leurs revendications, ils n’obtiendront pas d’amélioration de leur habitat ni la mise en place de secours sanitaires. Après avoir arraché quelques droits relatifs aux congés et amélioré leur taux de couverture sociale, ils finiront aussi par recevoir des bulletins de paye et une carte de travail. La suite ne se fait pas attendre, 150 salariés sont licenciés, on ne réclame pas l’application du droit du travail dans les serres du roi, fussent-elles en production biologique. 

femmes berbères : du concassage des noiX à la perte d’autonomie 

Plus au nord, la production d’huile d’argan, produit phare de l’agriculture bio marocaine, mobilise quant à elle une autre main‑d’œuvre, essentiellement féminine et issue des douars du monde rural. Exclusivement familiale depuis des siècles, elle est une ressource essentielle pour les deux millions de personnes vivant dans le territoire de l’arganeraie qui s’étend de la région de Safi au nord jusqu’aux confins du Sahara au sud. L’huile d’argan reste cependant méconnue en dehors du Maroc jusqu’au tournant des années 90. Une valorisation internationale du produit impulsée par des universitaires marocains va alors propulser cette huile sur le marché mondial et lui assurer une ascension fulgurante. Mais avec quelles conséquences pour ces femmes berbères qui vont le plus souvent devenir employées de coopératives de production ou d’entreprises privées ? 

Depuis le Sommet de la Terre de Rio en 1992, l’heure est au «développement durable». Selon le rapport Brundtland (1987), il ne doit pas compromettre la capacité des générations futures à répondre à leurs besoins . Les programmes d’aide commencent à pleuvoir sur l’arganeraie: Programme SMAP, issu du partenariat euro-méditerranéen pour la préservation de la biodiversité ; Projet arganier, qui vise un développement socio-économique durable ; Initiative nationale de développement humain du gouvernement marocain dont le principal objectif est de réduire la pauvreté ; enfin programme international baptisé «Earth Guest», issu d’une action de mécénat de la chaîne d‘hôtels Accor. Ils sont sous-tendus par l’idée que les populations préservent d’autant plus une ressource et un écosystème qu’elles en tirent un bénéfice accru. Outre la préservation de l’arganeraie, il s’agit d’améliorer les conditions de vie et de travail des femmes berbères. Ces dernières forment une première coopérative en 1996, suivie par des dizaines d’autres. Les dépliants vantent « des femmes en action pour une huile en ascension », une huile à usage alimentaire ou cosmétique. Mais certification bio et labellisation sont indispensables pour accéder au marché international. Ecocert assure la première, et l’organisme Normacert la conformité au cahier des charges de l’IGP. 

Que deviennent les coopératrices dans tout cela? Après avoir maîtrisé toutes les phases de la production, ne sont-elles pas devenues de simples cueilleuses de noix d’argan et concasseuses pour extraire les amandons ? Peuvent-elles désormais se payer un litre d’huile? Une grosse partie de l’huile d’argan à usage cosmétique ( amandons non torréfiés) est exportée en vrac. La réputation d’ « élixir de jouvence» de cette huile riche en vitamine E a intéressé très vite les grandes marques. Mais, comme dans toute filière tournée vers l’exportation, l’essentiel de la valeur ajoutée est récupéré en aval, car une grande partie de l’huile est exportée en vrac. La certification biologique s’est coulée sans problème dans cette logique économique. Selon Bruno Romagny, économiste et chercheur à l’IRD, les objectifs affichés vingt ans plus tôt sont loin d’être atteints: «avec l’essor de la filière argan, les ménages ruraux ont été peu à peu dépossédés d’un bien patrimonial, devenu un simple produit commercial de luxe, hors de leur portée quand l’huile doit être achetée en dehors des cercles familiaux»(7). Au nom bien sûr de la traçabilité, du développement durable et du sort des populations rurales. Et au profit de la stratégie de développement des organismes certificateurs. La référence au biologique s’intègre ainsi parfaitement à ce que B.Romagny et ses collègues considèrent comme « un très bon exemple de domination politique, économique et symbolique d’un monde rural qui vit encore dans une autre logique, par ce qu’on peut appeler «le monde du développement »(8)

Que ce soit en Colombie avec l’huile de palme, en Bolivie avec le quinoa, au Mexique avec la tomate, au Maroc avec l’huile d’argan, la construction de filières certifiées pour l’export n’est-elle pas la matrice de la spoliation des populations locales, de l’exploitation de la main‑d’œuvre et de la prédation des ressources naturelles, à commencer par l’eau? Assurer les besoins prioritaires des populations ou rapporter des devises aux intermédiaires exportateurs et à l’État? L’agriculture biologique n’échappera pas à cette question, sauf à se voir définitivement cantonnée à un cahier des charges technique et à un outil marketing. En 2013, Ecocert a créé un référentiel «golf éco-durable». Peut-être l’organisme certifiera-t-il des golfs créés sur des défriches d’arganiers dans la région d’Essaouira après avoir certifié l’huile d’argan de cette région? Quand il y avait encore des arbres… 

Patrick Herman 

Paysan dans le sud-Aveyron depuis les années 80, journaliste indépendant, auteur notamment de La conspiration des instants, éd. Transit Montpellier , 2012, et de la bio, entre business et projet de société, Ibid. 

Notes et références
  1. Robert Linhart, Le sucre et la faim , Les éditions de minuit, 1980.
  2. Théorie de David Ricardo selon laquelle les pays ont intérêt à se spécialiser dans une activité.
  3. Ecocert est un des principaux organismes certificateurs dans le monde.
  4. Fédération nationale du secteur agricole-Union marocaine du travail
  5. Organisation mondiale du commerce.
  6. Société de production de fruits et légumes
  7. Bruno Romagny, L’IGP Argane, entre patrimonialisation et marchandisation des ressources, Maghreb/Machrek, hiver 20092010, n°202, p.85–114
  8. R.Simenel,G.Michon,L.Auclair,Y.Thomas,B.Romagny et M.Guyon, L’Argan: l’huile qui cache la forêt domestique. De la valorisation du produit à la naturalisation de l’écosystème, Autrepart 2009, n°50

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