La Terre dans un hôpital parisien: y a‑t-il un anthropologue à son chevet ?

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Mon histoire commence un soir dans un hôpital parisien : il y a deux lits. Chaque lit est occupé par une malade, fort mal en point. Dans le premier lit se trouve l’Économie : la pauvre est moribonde, elle souffre d’une croissance insuffisante, et ses industries en déliquescence font peine à voir. Dans l’autre lit se trouve la Terre : elle n’a pas cette jolie couleur bleue qu’on lui connaît de l’espace, mais le teint cireux et la peau blafarde de quelqu’un qui ne passera peut-être pas la nuit. Entre les deux lits se trouve un médecin de garde. Il est seul et s’interroge : les deux moribondes sont inconscientes, l’une d’elles a actionné le signal d’appel, de qui doit-il s’occuper ?

Rapidement, il consulte les fiches médicales laissées par ses collègues. Le diagnostic de Miss Économie est clair : elle souffre d’un manque vital de croissance. Heureusement, un traitement de choc a été entrepris : en rendant les emplois plus précaires, on diminue le coût de la main‑d’œuvre, ce qui donne envie aux investisseurs de mettre la main au portefeuille pour lancer de nouvelles activités économiques. Lesquelles devraient aussi gagner en vitalité grâce au médicament politique le plus en vogue du moment — le « libre-échange » — qui vise à créer des marchés plus grands où les marchandises circulent plus vite, dégageant ainsi une énergie positive pour redonner tonus et souffle vital à l’Économie. Et c’est signé : Docteur Libéralismus.

- Bien, au moins ce dossier-là est en cours, se dit notre brave médecin de nuit.

L’autre fiche médicale, celle de Madame Terre, indique de profondes entailles sur tout le corps (forêts rasées, bétonnage accru, disparition d’espèces vivantes…) et de graves intoxications : pollutions chimiques, perturbateurs endocriniens, accidents nucléaires, gaz à effet de serre… Une grosse goutte de sueur perle sur le front du médecin : manifestement, Madame Terre a été victime d’une tentative de meurtre ! Mais — fait plus effrayant encore — juste après le diagnostic, le médecin traitant a ajouté la mention « traitement médical en attente d’autorisation ». Signé: Docteur COP21.

- Depuis quand faut-il attendre une autorisation pour soigner un malade à présent ? s’indigne notre médecin de nuit. Il prend le pouls de la patiente. Il est faible, mais son cœur bat. Il décide de la prendre en charge.

Pour ne pas faire de bêtises, il se rend sur un ordinateur et consulte le dossier intégral de Madame Terre. L’infirmier des urgences qui a accueilli la patiente, un certain Monsieur GIEC, a noté les faits suivants : depuis la révolution industrielle, le recours massif au charbon, au pétrole, au gaz et plus récemment au gaz de schiste a provoqué un changement majeur dans l’atmosphère : du gaz carbonique (CO2) s’y concentre de façon de plus en plus forte. Ainsi, la concentration de CO2 dans l’atmosphère est passée de 275 parts par million (ppm) à l’aube de la révolution industrielle pour grimper ensuite à 316 ppm (aux alentours de 1960) et flirte aujourd’hui avec les 400 ppm(1). Pour rappel, la dernière fois que le gaz carbonique a franchi le seuil des 300 ppm remonte à… plus de 800 000 ans ! Soit une époque où l’homme moderne (homo sapiens) n’existait pas encore.

Étrange, se dit le médecin de garde, vraiment étrange… Vu sous cet angle, le Progrès moderne est un formidable bond en arrière… Il poursuit sa lecture : Ce constat tiendrait de l’anecdote distrayante si la Terre était une planète stable, immuable, nous offrant un cadre de vie imperturbable comme le voudrait l’adage populaire : « après la pluie, le beau temps. » Mais il n’en est rien, car Madame Terre change de visage au fil du temps. Au cours de sa longue vie (4,6 milliards d’années), elle a notamment connu des périodes de réchauffement et de glaciation qui ont modifié en profondeur océans et paysages terrestres. Là où nous voyons s’étendre le désert a pu exister, jadis, une forêt tropicale luxuriante ; de même, durant des milliers d’années, le sol où nous posons nos pieds fut occupé par d’immenses glaciers ; quant au niveau des océans, il a varié de plusieurs centaines de mètres au cours de l’histoire

Quoi de plus normal que la Terre évolue au fil du temps ?, se dit notre médecin de nuit. Après tout, c’est un être vivant… Mais l’infirmier GIEC précise : bien que les facteurs influençant le climat soient nombreux, les gaz à effet de serre (comme le méthane et le gaz carbonique) jouent un rôle déterminant dans l’actuel réchauffement climatique. Aujourd’hui, Madame Terre souffre d’une fièvre modérée (+ 0,85°C par rapport à l’ère préindustrielle). Si cette fièvre s’intensifie, des événements climatiques extrêmes (pluies torrentielles, ouragans plus intenses, sécheresses caniculaires…) vont s’avérer de plus en plus fréquents dans le futur.

Un frisson parcourt l’échine du médecin : au printemps 2015, il y a quelques mois à peine, il était en Inde pour des vacances au soleil. En fait de vacances, il a surtout enduré une terrible canicule (les températures dépassaient allègrement les 47°C) et prêté main forte aux médecins locaux, submergés par une vague d’insolations et de déshydratations qui a tué plus de 1 400 personnes. Le scénario s’est répété un mois plus tard au Pakistan : plus de 450 morts suite à une vague de chaleur exceptionnelle. Par curiosité, le médecin tape « tragédies climatiques récentes » sur son moteur de recherche, de gros titres apparaissent : « La Californie ravagée par des incendies incontrôlables » (Le Figaro, septembre 2015) ; « Précipitations historiques en Caroline du Sud : 11 morts » (Radio Canada, octobre 2015), « Inondations : déluge mortel dans les Alpes-Maritimes » (France Info, octobre 2015).

La Terre a de la fièvre, une fièvre encore modérée, mais qui tue déjà des gens. Et même si tous les événements climatiques extrêmes ne sont pas imputables au seul réchauffement climatique, les pronostics d’avenir sont peu engageants : « Climat : la moitié des plantes et un tiers des animaux touchés d’ici 2080 » (AFP, mai 2013) ; « Le réchauffement pourrait anéantir les progrès sanitaires » (Agence Belga, juin 2015) ; « La Nasa estime la montée des océans d’au moins un mètre au prochain siècle » (Le Monde, août 2015) ; « À 3°C de réchauffement climatique, un pays comme le Botswana pourrait se faire avaler par le désert du Kalahari, transformant ses 1 800 000 habitants en réfugiés climatiques » (inspiré de Six degrés, un livre de Mark Lynas)…

Fébrile, notre médecin revient au dossier médical de Madame Terre : si la fièvre de la Terre s’accentue, on peut craindre des catastrophes planétaires inédites. Aujourd’hui, une grande partie du réchauffement climatique est freiné par la Terre, qui capte les masses incroyables de CO2 rejetées par l’homme en les accumulant dans ses forêts et ses océans. Mais à force d’accumuler du carbone, les océans deviennent plus acides, ce qui menace certaines formes de vie aquatiques. Par ailleurs, si le réchauffement climatique devient trop important, des forêts asséchées se mettront à brûler, renvoyant alors dans l’atmosphère énormément de gaz carbonique. Au lieu de freiner le réchauffement climatique, la Terre se mettra à l’accélérer. Et l’infirmier GIEC d’écrire : pour éviter des seuils de rétroaction positive où la Terre se mettrait à accélérer le réchauffement climatique provoqué par l’homme, il faut maintenir la fièvre de la Terre sous les + 2°C. Et il a souligné en gras : Il y a donc urgence à soigner la patiente !!!

Mais celle-ci n’est pas soignée. Les analyses toxicologiques sont formelles : chaque année, les émissions de CO2 atteignent un nouveau record. Loin de calmer la fièvre terrestre, les actions humaines la poussent toujours plus haut, toujours plus loin tandis que les sommets climatiques s’enchaînent depuis des années pour, au mieux, se conclure sur des promesses non contraignantes. Comment une telle situation est-elle possible ? Que fait donc le docteur COP21, en charge de cette patiente ?

Pour en avoir le cœur net, le médecin de nuit consulte le registre « Personnel » de l’hôpital, trouve le numéro d’appel du Docteur COP21 et lui téléphone : Bonjour, vous êtes bien chez le Docteur COP21. Je ne suis malheureusement pas disponible pour le moment. En cas d’urgence, n’hésitez pas à contacter mon ami le Docteur Libéralismus qui se fera un plaisir de s’occuper de vous.

Autre appel. La sonnerie retentit deux fois, puis ça décroche.

- « Docteur Libéralismus à l’appareil, que puis-je pour vous ?

- Bonjour, cher collègue. Je suis en charge du service de garde, cette nuit, à l’hôpital de Paris. Et à vrai dire, je me fais du souci pour l’une des patientes du Docteur COP21 : la Terre. Elle souffre d’entailles diverses, de plaies profondes et d’innombrables intoxications. Mais ce qui m’inquiète davantage, c’est qu’aucun traitement n’a été entrepris pour la soigner…

- Soigner cette vieille folle ! Mais vous voulez rire : ah ah ah, c’est la chose la plus drôle que j’aie jamais entendue.

- Je vous demande pardon ?

- Vous m’avez bien entendu : il n’est pas question de soigner cette vieille folle. La Terre n’est pas à l’hôpital pour ça.

- Mais pourquoi d’autre alors ?

- Elle fait partie du traitement de ma patiente, Miss Économie. Voyez-vous, relancer la croissance n’est pas chose simple. Cela réclame des efforts, de l’énergie, des matières premières, du pétrole, du gaz, des produits chimiques… Le traitement de Miss Économie produit énormément de déchets, et comme l’hôpital n’est pas une poubelle, nous nous servons de cette vieille Terre pour y rejeter tout ce dont nous ne savons que faire.

- Mais vous êtes fou !?

- Pas du tout. Je soigne ma patiente : Miss Économie. Elle est jeune, et que m’importe qu’une vieille planète désuète de 4,6 milliards d’années ait à en subir quelques dommages sans intérêt ? Après tout, la Terre a eu une belle vie. Elle peut consentir à quelques sacrifices pour sauver une jeune Économie qui a encore toute sa vie devant elle. Quand on y songe, ce n’est que justice…

- Mais la Terre va en crever !

- Pensez-vous. Ses habitants, peut-être. Par milliers, par millions ou par milliards, qu’en sais-je ? Mais pas cette vieille folle de Terre : elle a la peau dure, elle est coriace, elle nous survivra tous autant que nous sommes… En tout cas, une chose est sûre : je vous interdis d’arrêter le traitement de ma patiente, Miss Économie, dans l’espoir d’atténuer les peines et les douleurs de votre fichue planète. »

Là-dessus, l’homme raccroche. Au même moment, résonne l’interphone de l’hôpital. Le médecin de nuit répond. Débordés, ses collègues l’appellent à l’aide : il y a file aux urgences. Le médecin de garde part leur filer un coup de main, non sans songer à cette impossible équation qui anime tous les gouvernements de la planète : relancer l’économie pour créer de l’emploi implique de ne pas freiner le réchauffement climatique. Surtout lorsqu’on promeut une économie transnationale, où des produits circulent toujours plus vite, toujours plus loin, consommant au passage moult ressources énergétiques. D’un autre côté, ne pas freiner le réchauffement climatique implique de tuer des gens, beaucoup de gens, suite à des événements climatiques extrêmes qui pourraient devenir incontrôlables si on ne fait rien pour arrêter d’intoxiquer la Terre à coup de gaz carbonique.

Il en est toujours là à marmonner entre ses lèvres quand arrive son premier patient. C’est moi. Un homme d’une quarantaine d’années, assis sur un fauteuil roulant. Je me suis luxé ou fracturé la cheville. Il m’emmène en salle radios pour en avoir le cœur net. Chemin faisant, il me raconte ce qu’il vient d’endurer et le dilemme qui l’agite : sauver la Terre tuerait l’Économie, l’emploi, la croissance… Mais sauver l’Économie implique de sacrifier des milliers, des millions, peut-être même des milliards de vie… Que faire ? Que choisir ?

Je lui rétorque : lisez donc des livres d’anthropologie !

- Pardon, me dit-il.

- La solution à votre problème est là, dans les livres d’anthropologie.

- Excusez-moi, mais ce que vous dites n’a aucun sens. En quoi l’étude de civilisations perdues, oubliées de tous, pourrait-elle nous aider ?

- Parce que les sociétés d’antan, non modernes, avaient compris une chose qui nous échappe aujourd’hui : un pouvoir n’est légitime qu’à la condition de veiller au bien-être collectif des hommes, mais aussi des plantes et des animaux.

- Plus facile à dire qu’à faire !

- Pas du tout. Prenez l’Afrique centrale : elle a jadis abrité de nombreux royaumes. Prospères et puissants. Mais où la légitimité du pouvoir reposait sur un mélange d’animisme et de magie. Le roi était considéré comme un lien entre les hommes et les esprits, propriétaires et maîtres légitimes de la nature (depuis la pousse des plantes jusqu’à la fécondité des femmes). Que le roi soit malade, et la nature souffrait. Que le roi soit bien portant, et la nature était fertile…

- Pures fadaises manipulatrices, inventées par des monarques imbus de leur pouvoir.

- Pas du tout ! Vous avez tout faux, docteur. Être roi en Afrique centrale était tout, sauf une partie de plaisir. Autant le pouvoir du roi à contrôler la nature était reconnu de tous, autant la vie d’un monarque était (à nos yeux individualistes) un enfer peuplé d’interdits. D’une culture à l’autre, ces interdits variaient : ne pas pouvoir manger ni boire en public, ne pas pouvoir parler durant toute la journée, ne jamais pouvoir lever les yeux sur un océan ou une rivière… Autant de contraintes destinées à contrôler une magie trop puissante, et éviter des tragédies « naturelles » (par exemple, une sécheresse au moment des semailles) qui ne manqueraient pas de survenir si on laissait faire aux rois ce qu’ils voulaient. Dans certains cas, figurez-vous que les rois étaient même châtrés pour mieux contrôler leur pouvoir…

- Ah bon, j’avais entendu dire qu’ils possédaient des dizaines d’épouses ?

- Toutes les sociétés ne fonctionnaient pas de la même manière. Certaines châtraient leurs rois quand d’autres leur offraient, effectivement, des dizaines d’épouses. Mais si un roi polygame n’arrivait plus à satisfaire ces dizaines d’épouses, on pouvait juger qu’il était fatigué, que son corps n’était plus assez vaillant, que sa magie s’érodait. Dans bien des cas, un roi malade ou insuffisamment bien portant était jugé dangereux pour l’intérêt collectif : qu’allait-il arriver si les récoltes ne poussaient plus ? C’est pourquoi de nombreux rois sacrés ont terminé leur règne de façon tragique : ils ont été mis à mort de façon rituelle.

- Diantre, quelle cruauté !

- Une cruauté nettement inférieure à la nôtre, docteur. Durant des siècles, l’Occident a rayé de la carte toutes les sociétés qui avaient le malheur de ne pas lui ressembler assez. Et aujourd’hui, nous exterminons joyeusement, en toute impunité, les bases même de la vie sur cette planète. Ouvrant ainsi la voie à combien de milliers, de millions, voire de milliards de destins tragiques ? Tout ça parce que nous adulons l’Économie…

Le médecin de garde est resté coi. Il m’a juste dit : « Nous voici arrivés en salle radios. Je vais examiner votre pied. Mais après, si vous le voulez bien, j’aimerais qu’on reparle un peu de l’Afrique… »

Bruno Poncelet

Notes et références
  1. En septembre 2015, le taux de CO2 relevé à Hawaï était précisément de 397,84 ppm comme l’indique le site de l’Earth System Research Laboratory (http://www.esrl.noaa.gov/gmd/ccgg/trends/).

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