LA TECHNIQUE ET NOUS

Illustré par :

Sarah Dubernet est infirmière de formation initiale.
À l’occasion d’un Master de santé environnementale, elle a débuté des investigations autour du mot «nanotechnologies» qui ont duré plusieurs années et invite ses congénères à s’autoriser à faire de même. 

Socrate pensait que chaque être humain détenait des connaissances enfouies et questionnait ses élèves de façon à faire émerger ces connaissances à leur propre conscience, sans volonté de leur inculquer les siennes. Notre système technicien, à bien des égards, opère à l’inverse de manière à nous déposséder de nos connaissances, de notre compréhension du monde et de nos capacités à décider de nos vies. La deuxième moitié du XXé siècle a vu naître la «science» de laboratoire, une «science» coupée du monde qui divulgue ce qu’elle veut de ses découvertes et ne prend pas en compte les connaissances qui foisonnent au-dehors. Isabelle Stengers, philosophe des sciences, évoque ainsi la chimie allemande qui s’est développée à cette époque via la création des gros laboratoires de recherche. Dès lors, les connaissances que pouvaient avoir un certain nombre de professionnels de terrain sur la toxicité des produits chimiques (les tanneurs par exemple) sont évincées des propos officiels de la «science», ne sera retenue que la toxicité avérée en laboratoire… et encore. 

SCIENCE ET TECHNIQUE 

La grande arnaque de « l’ère industrielle » est de se présenter comme scientifique alors qu’il est question de déploiement technique et qu’elle s’est accompagnée d’une perte massive de connaissances et savoir-faire ancestraux. Pour la population, la caution scientifique est gage de sérieux, on ne s’autorise pas aisément à remettre en question la parole d’un universitaire. Or, les citoyens qui s’autorisent à se pencher sur les enjeux sociaux de la recherche ne remettent généralement pas en question les théories scientifiques elles-mêmes, mais contestent bel et bien l’impact de cette déferlante technicienne sur nos vies. Et là-dessus, nul n’a valeur d’expert plus qu’un autre. 

On peut par exemple prendre position sur les choix économiques qui sont faits aujourd’hui : sur fond de «crise», on investit massivement dans des robots infirmiers, des «gérontotechnologies», des logiciels qui éduqueraient nos enfants, des juges robots ou autres logiciels de prédiction du crime… A‑t-on le droit de refuser un monde où les robots nous éduquent, nous jugent ou nous soignent? A‑t-on le droit de vouloir que les investissements se portent plus sur une réorganisation des conditions de vie et une amélioration des liens qui nous unissent, que sur la production et le déploiement d’objets dits «intelligents», «communiquants», «empathiques» ou «conviviaux»? 

On peut aussi prendre position sur les orientations de la recherche : à l’heure actuelle, les grandes orientations mondiales, européennes et donc françaises concernent le développement sans freins des NBIC1. Ces nouvelles technologies et ces nouveaux matériaux se déploient aux côtés des anciens comme la chimie de synthèse ou le nucléaire dans tous les domaines de l’industrie, de l’agro-alimentaire à la pharmaceutique en passant par les cosmétiques. Pourtant, nul ne milite pour avoir des pesticides et des OGM dans son assiette et l’on assiste plutôt à une demande croissante d’agriculture biologique et de médecine moins nocive. Il est certain que si l’on soumettait au vote ces choix de société, ils seraient bien loin de ce qui a été décidé par les dirigeants des 300 plus grands groupes mondiaux et qui s’est mis en œuvre par le biais de nos États. 

BON SENS VERSUS « SCIENTIFIQUEMENT PROUVÉ » 

Le bon sens n’est pas un argument recevable pour les chercheurs. Cela est tout à fait justifié, la science est censée pouvoir se débattre (ce qui la distingue d’une religion) et pour cela s’argumenter solidement. Cependant, le bon sens permet à beaucoup de gens de se faire une idée pertinente de certains sujets et semble faire cruellement défaut à nos institutions. Nul besoin de lire la moindre étude de toxicité des nanoparticules pour penser qu’introduire partout dans l’alimentation, les médicaments et moultes produits avec lesquels nous sommes en contact respiratoire ou cutané, des particules de métaux ou de minéraux de la taille de virus n’est pas bon pour la santé : là, c’est du bon sens. Bien sûr, la lecture des études de toxicité confirme au plus haut point cette hypothèse… Autre exemple : alors que la physique nous dit que notre monde physique est l’émanation de champs d’informations et que chaque atome est associé à une onde, pensez-vous que la projection massive d’ondes de toutes sortes sera sans conséquence sur le vivant? 

Les points communs entre ces deux exemples sont l’investissement dont ils sont les objets doublés d’un discours malhonnête d’ignorance quant à leurs effets. Alors, fiez-vous à votre bon sens, car la production scientifique n’est pas prête de vous apporter les réponses. 

VIOLENCE CHAUDE, VIOLENCE FROIDE 

Les médias aiment à caricaturer les méchants militants qui attaquent les gentils chercheurs avec beaucoup de violence. Cela n’est pas faux, les militants sont parfois démunis dans l’argumentaire et peuvent réagir selon leurs tripes d’une part parce que ces sujets sont graves et d’autre part, parce que ce n’est pas évident de débattre, tandis que l’exposé en public est un exercice inhérent à la fonction des chercheurs et des politiques. Cependant, je peux témoigner qu’en plusieurs années de débats et d’échanges avec mes contradicteurs, je n’ai jamais eu le moindre contre-argument à ce que j’avançais, mais j’ai eu plusieurs revers agacés de la main ou insultes type «obscurantiste» ou «complotiste» qui mettaient fin à la discussion. La rigueur n’est pas toujours au rendez-vous non plus chez les chercheurs qui sont, rappelons-le, des humains. 

De mon côté, j’arrivais au début à rester calme, mais je reconnais aisément qu’à force d’avoir le nez dans les nocivités physiques et culturelles de ces outils, il me devenait de plus en plus pénible d’entendre la rhétorique promotionnelle de l’high-tech qui sauve le monde. Les cas les plus difficiles ont été les confrontations avec des experts chimistes ou médecins travaillant pour les industriels, car autant le chercheur passionné qui refuse de voir les aspects négatifs de son travail pourrait me toucher, autant ces derniers sont des politiques et savent très bien manipuler les mots et les concepts. Ce sont eux qui dictent les rapports gouvernementaux sur ces sujets et décident des outils de la recherche et si un jour la justice voulait bien se pencher sur ce type de criminalité, ce serait vers eux qu’il faudrait commencer plus encore que vers les politiques. On parle là d’une violence sourde, froide et autoritaire inconnue de nos prisons remplies d’impulsifs… 

N’oublions pas que la colère peut être légitime. 

OBJECTIVITÉ, SUBJECTIVITÉ… ET PRISE DE DÉCISION 

Une idée très présente dans les rapports gouvernementaux et dans la bouche de nombreux chercheurs en sciences dites dures est que si l’on prend position sur ces sujets, on n’est pas «objectif». Cela sous-entend d’abord que pour ces chercheurs, l’objectivité est une réalité possible, malgré le fait que nous soyons – jusqu’à preuve du contraire – des sujets. L’objectivité est une démarche qui va avec la notion de rigueur et est en effet une composante essentielle de la démarche de recherche. Mais en aucun cas cela ne peut constituer un état d’être dans le genre humain qui par définition est un monde subjectif. Nos consciences à tous sont limitées et les scientifiques ne sont pas dénués d’idées reçues et de déformations professionnelles au même titre que n’importe quel être humain. La différence c’est que dans leur domaine de recherche, ils sont censés en effet pouvoir argumenter de façon à étayer leurs propos et aborder la controverse. Mais encore une fois, leur domaine de recherche n’est pas la recherche elle-même ni son déploiement dans la société et sur ce point, leur parole ne vaut pas plus que la vôtre. 

Mais ce qui est surtout effrayant dans cette façon d’envisager les choses, c’est que cela rend impossible toute prise de position sur les choix de société qui émanent des laboratoires et donc, tout processus démocratique. Si l’on prend position, c’est qu’on n’est pas objectif, si l’on ne prend pas position et donc que l’on dit «oui» implicitement puisque c’est en cours on est objectif. Autrement dit, on peut parler pendant des heures du nazisme/transhumanisme d’un point de vue fondamental, avec la froideur analytique du chercheur, mais on n’a pas le droit de refuser ce cap. 

Enfin sur ce point, notons un fait important : les scientifiques sont présentés comme plus à même que n’importe qui de discuter des enjeux de la recherche car plus objectifs que les citoyens. Il apparaît exactement l’inverse, puisqu’ils sont directement concernés et peuvent faire preuve de dénis stupéfiants lorsqu’il s’agit de leurs propres recherches, tout comme nombre de soignants qui refusent de voir les effets néfastes de leurs soins. Pourtant, nos instances pétries de conflits d’intérêts n’hésitent pas à brandir le « conflit d’opinion » face aux associations qui tentent d’avoir voix au chapitre, comme si les chercheurs, juges et partis, en étaient dénués. 

LÉGITIMITÉ DE L’EXPERTISE 

Les films américains aiment à montrer une image de scientifiques ou d’ingénieurs qui savent tout sur tout et tout faire. De même nos pouvoirs publics qui aiment à faire intervenir en débat des personnes non compétentes pour parler d’un sujet. Par exemple, je n’ai jamais entendu de toxicologues évoquer les risques des nanoparticules lors de débats publics, uniquement des physiciens qui, certes connaissent mieux les nanoparticules que les biologistes, mais sont moins aptes à en évoquer les effets sur le vivant et d’ailleurs n’en disent rien. Beaucoup de gens éloignés des milieux de la recherche pensent par exemple que les chimistes connaissent bien la toxicité des produits chimiques, alors que peu d’entre eux sont en réalité formés à cet aspect de la chimie. 

De plus, la recherche est très normée et très balisée, autant dans les questions qu’elle pose que dans la façon d’y répondre. J’ai dit plus haut que rares étaient les citoyens qui remettaient en cause les théories scientifiques ou les connaissances en tant que telles. Cela tient en partie du fait que les recherches sont trop techniques, vides de sens et, qui plus est, rédigées en « globish », une sorte d’anglais appauvri. C’est bien dommage, car nous aurions beaucoup à échanger ensemble si le dialogue était possible. L’infirmière en moi s’est ainsi étonnée face à quelques incohérences pourtant évidentes dans les discours attenant à la toxicologie : par exemple, nos instances mettent le paquet sur l’étude de la cancérogénicité des produits chimiques au détriment d’autres types de toxicité, ce qui est bien pratique car c’est l’effet le plus complexe à mettre en évidence, tandis que l’on peut voir rapidement s’il y a des effets inflammatoires, des réactions immunitaires, des lésions sur les organes ou des perturbations hormonales. Or, une inflammation répétée, des lésions organiques, des dérèglements immunitaires ou hormonaux peuvent induire des problématiques diverses… dont le cancer! Mais si le test spécifique de cancérogénicité (élaboré par les industriels) dit que ce n’est pas cancérogène, alors ça ne l’est pas, même si ledit produit provoque tout un tas d’autres réactions. Pour la petite histoire, même quand un effet toxique est démontré, un consensus mondial veut que les études se terminent systématiquement par la mention suivante : «Mais il faut plus de tests pour confirmer ce résultat»… 

La question de l’expertise est bien évidemment houleuse et l’on ne peut que regretter, dans bien des domaines de notre société, que les décideurs s’appuient sur des expertises dont ils savent pertinemment qu’elles ne seront pas honnêtes vu leur provenance. Mais n’oublions pas que nous avons tous a minima une expertise d’usage de ce monde technicien qui nous est imposé et donc, une capacité à argumenter nos positions par l’exemple, l’expérience. Et ces témoignages, s’ils sont apportés posément, clouent rapidement le bec aux grands discours théoriques! 

L’UNIVERSITÉ : LE NOUVEAU VATICAN 

L’université n’est pas un lieu où il est aisé de débattre alors que le débat est essentiel dans la construction commune de la connaissance. C’est même ce qui distingue la croyance de la connaissance : l’une appartient à la sphère intime de chacun, l’autre aussi mais elle doit pouvoir s’argumenter à plusieurs. Les chercheurs qui remettent en question les dogmes inculqués sont vite mis sur le banc de la touche comme en témoigne le cas de Christian Vélot, généticien ayant pris la parole contre les OGM auprès du grand public ou encore les médecins qui se sont opposés aux politiques vaccinales et ont été de ce fait radiés du Conseil de l’ordre. 

Dans les débats science-société, il est souvent question des croyances irrationnelles des militants. Sur mes sujets de recherche et sans parler de mon propre travail, les travaux les plus construits, argumentés et efficaces pour comprendre et se positionner sur ces sujets, émanent pourtant de productions citoyennes. De la même façon, je me souviens d’un chercheur, considéré comme très solide par ses pairs et qui était un gros fumeur, me soutenir mordicus que le tabac n’avait aucun impact négatif sur la santé! 

La démarche de recherche nécessite avant toute chose une capacité à se remettre en question, à remettre en question ses propres a priori et ses propres croyances, quitte à en être bousculé voire, complètement chamboulé. Sans vouloir caricaturer les choses, j’ai observé en effet deux postures assez distinctes chez les chercheurs : soit ils se positionnent en tant que «sachants» et alors le dialogue est impossible puisqu’ils savent déjà tout, soit ils se positionnent en chercheurs de la connaissance qu’ils n’ont pas et là, on peut mettre en commun nos regards et travailler ensemble à mieux comprendre le monde. C’est grâce à des chercheurs de cet acabit que j’écris aujourd’hui dans ce journal. Des gens humbles, ouverts et soucieux d’apporter de belles contributions au monde à travers leurs recherches, m’ont un jour demandé de prendre la parole en public, reconnaissant qu’une petite infirmière de rien du tout pouvait avoir des choses à dire sur les politiques de recherche et développement. 

La démarche d’ingénierie qui prime désormais sur la démarche de recherche favorise malheureusement bien plus la posture d’arrogance que celle de l’humilité… 

Sarah Dubernet 

Espace membre