LA PRISON: INÉVITABLE QUESTION DE SOCIÉTÉ

Luk Vervaet a connu l’intérieur des prisons, loin des discours stéréotypés qu’en donnent le plus souvent les médias. Loin aussi de l’image du détenu barbare, sauvage et inhumain. De par son expérience, il a pu nourrir sa réflexion sur la prison et la place qu’elle occupe dans nos sociétés « modernes ». 


Kairos: Il y a trois éléments importants qui vous rattachent à la prison: vous avez enseigné dans les prisons ; vous avez suivi la situation de Nizar Trabelsi et son transfert aux ÉtatsUnis; vous êtes impliqué dans la problématique de Haren avec ce projet de méga-prison. On va essayer de coordonner tout ça… Donc pourquoi Haren, comment vous êtes-vous retrouvé là? 

Luk Vervaet: pour moi la construction de la méga-prison à Haren pose un défi à ce que j’appelle la seule grande ville qu’on connaît en Belgique et qui comprend quatre des cinq communes les plus pauvres. Tout le contraste est là: méga-prison/ méga-pauvreté. Je trouve que ça interpelle et ça donne aussi l’occasion de peut-être formuler des alternatives, et de se demander «qu’est-ce qu’on fait». Haren pour moi c’est une petite lumière dans un environnement qui est extrêmement sombre. Donc il y a eu une résistance, quelque chose que je n’ai pas vu autour de Beveren où on a construit une prison, à Leuze, on a construit une prison, à Ostende on annonce sa construction, ils sont tous « très contents ». A Haren, il y a une résistance et elle est composée d’éléments justement dont on a besoin : donc aussi bien des habitants que des activistes écologistes, des activistes anti-prison, etc. 

Sans doute que les luttes se rejoignent et qu’on arrive à un moment donné à une forme de pensée commune. Les premiers habitants sont arrivés là plus parce qu’ils ne voulaient pas de prison à côté de chez eux ; à la limite, au début ils disaient que si elle avait été plus petite, ils auraient été d’accord. Il y a eu les individus venus sous un aspect plus écologiste, et les autres avec un aspect plus carcéral. Ce qui fait sens, c’est qu’on arrive à une pensée homogène. Vous, vous êtes plus venus dans une forme d’opposition au système carcéral? 

Oui, mais selon moi c’est une erreur pour les gens qui s’occupent du système carcéral, on ne peut pas résoudre cette affaire sans poser un débat de société. Il s’agit avant tout d’une politique carcérale, donc c’est une question de société. 

Dans votre livre «Guantanamo chez nous», vous dites que la Belgique aurait pu à un moment donné changer complètement sa politique carcérale et mener une réflexion sur le sujet. Au lieu de cela, elle a complètement glissé vers le modèle américain. Donc ma question: ne pensez-vous pas que c’est comme un grand échiquier, que si on touche au carcéral, on touche à notre modèle de société, à la question de la pauvreté mais surtout de la richesse et des inégalités, au consumérisme qui comme le dit Niels 

Christie «met de plus en plus d’objets à voler sur le marché», mais questionne aussi l’échec de l’école, le tissu social, le rôle des médias, et donc que toucher à l’un implique nécessairement de toucher à tout et de tout bouleverser, en fin de compte? 

Oui, moi j’ai plus rien à dire (rire), c’est bien résumé. On parle d’une évolution qui est en cours pour moi depuis deux ou trois décennies. Les choses ont changé dans un sens négatif à partir des années 90. Et ce n’est pas un hasard qu’on a vu au même moment l’apparition de l’extrême droite sur l’échiquier politique. Il y a une évolution globale. Politiquement tu as une poussée de l’extrême droite à partir des années 90, vous vous souvenez du dimanche noir où le Vlaams Blok a doublé ou triplé ses sièges au Parlement. Ce que je veux dire c’est que dans les années 90, tu avais encore De Clerck qui disait « non au tout carcéral ». Il y a différents facteurs qui expliquent qu’on a pris cette piste. D’abord le climat général, les années 90, le début de la guerre en Irak, la percée de l’extrême droite après la chute du socialisme réel, la croissance de la pauvreté. S’est ajoutée à cela l’affaire Dutroux qui a amené à un durcissement de la politique carcérale comme jamais auparavant. On a fait payer à tout le monde l’indignation populaire. Cela a eu un effet sur la longueur des peines, la libération conditionnelle. Et l’incarcération beaucoup plus importante des délinquants sexuels. Ensuite, je trouve que les discussions sur la prison doivent se faire à un niveau mondial, en ce sens la guerre contre le terrorisme a eu un effet de durcissement aussi, en particulier sur les populations d’origine immigrée. Et donc l’association terrorisme/immigration fait son apparition déjà dans les années 90 mais en particulier à partir des attentats du 11 septembre. Donc ces trois éléments: la crise et la montée de l’extrême droite, la question des délinquants sexuels, la question du terrorisme, tous ces éléments font un ensemble et la politique belge, qui n’a aucun caractère suit le mouvement, avec des politiciens qui suivent la tendance de la piste américaine. On dit souvent qu’il y a une globalisation économique, mais ceci vaut aussi au niveau des idées, et on sous-estime le fait que la domination économique et militaire se transmet aussi au niveau idéologique et politique. Le modèle dominant diffuse aussi son modèle carcéral. Le modèle européen qui se caractérisait par plus d’humanisme, moins de prison, ce modèle est tout à fait mis sous pression et recule de plus en plus. 

Est-ce qu’on peut exercer une politique pénale autonome sans rompre radicalement avec les États-Unis ? Quand on pense à la loi de compétence universelle où 19 Irakiens attaquent le général américain Tommy Franks qui a participé à des massacres en Irak(1) et qu’à ce moment-là on menace de changer le siège de l’Otan ; où bien lorsque l’avocat belge Jan Fermon est empêché de transiter par les États-Unis pour aller à un congrès au Costa Rica, on mesure le pouvoir de pression énorme. 

C’est pour cela qu’on ne peut pas scinder la politique carcérale dans l’ensemble…quand je vois l’engagement de la Belgique dans la guerre contre le terrorisme, l’analyse montre que ce qui a été fait aussi bien en Irak qu’en Afghanistan est une catastrophe. Donc il n’y a rien qui a été résolu, au contraire on a vu se propager cette incendie qu’on voulait éteindre, partout dans le monde. La Belgique s’est transformée en province ou État des États-Unis. Un exemple, en Afghanistan, les Belges sont restés jusqu’au dernier, contrairement à beaucoup d’autres pays européens qui étaient déjà partis longtemps avant ; en Lybie, les Belges ont jeté plus de bombes que les Anglais ; en Irak, ils livrent de nouveau des forces militaires, comme les F16. Donc, cet engagement est une monnaie d’échange pour avoir des bonnes relations avec les Américains. C’est dramatique: nous ne sommes même pas au courant qu’on est en guerre ; le mouvement pour la paix, il est mort. Donc, oui, c’est évident, il faut une rupture radicale avec la politique américaine et à tous les niveaux. Et établir peut-être des bonnes relations avec ceux qu’on appelait les pays du tiers-monde. 

Par rapport au TTIP et l’influence que cela pourrait avoir sur le carcéral en Belgique, y a‑t-il des informations? Quand on sait qu’aux ÉtatsUnis, il y a beaucoup de prisons privées, que le travail dans le carcéral américain rapporte de l’argent, on se dit qu’on pourrait très bien attaquer un État parce qu’il n’a pas assez de détenus ou qu’il ne les fait pas travailler? 

La question de la privatisation se pose aussi en Belgique. La formule qu’ils ont trouvée: DBFM (Design Build Finance Maintain), c’est une formule de privatisation de la prison qui non seulement va aussi engager deux/trois générations après nous qui vont devoir payer pour devenir propriétaires de cette prison ; et puis, deuxièmement, on sait très bien que dès que le privé entre sur un marché, c’est pour faire de l’argent. Ils n’ont pas un rôle social à remplir. Donc dès que l’on introduit le privé dans tout cela, il devient de plus en plus difficile de changer de politique parce que les prisons doivent être remplies et rentables pour que le privé en profite. 

En fait la privatisation suit le mouvement de déshumanisation et l’amplifie. Nils Christie disait dans son livre «quand on voit le délinquant comme un membre d’une autre espèce, une non-personne, une chose, il n’y a pas de limites aux atrocités possibles ». C’est vers quoi conduit la privatisation. Quand on est un fonctionnaire et qu’on doit s’occuper d’un détenu, ce n’est pas du tout la même chose que lorsqu’on est un contractuel et qu’on est juste un pion dans une entreprise privée. Justement à ce sujet, la question de Nizar Trabelsi(2), elle est évidemment délicate, moi qui ai travaillé dans les prisons je peux tout à fait l’entendre, ayant peut-être appris à voir la part d’humanité de l’être malgré les faits qu’il a commis. Mais comment on peut aborder cela avec un quidam? 

Eh bien, c’est assez simple. Tout d’abord il a fait sa peine pour laquelle il a été condamné en Belgique jusqu’au dernier jour sans un congé pénitentiaire, sans avoir droit à la libération conditionnelle, et cela a été encore prolongé pour qu’il paie en faisant de la prison. Il a fait 10 ans d’abord et finalement 11 parce qu’il avait une amende qu’il ne pouvait pas payer. 

Donc quand il a été transféré sa peine était quasiment finie? 

Non pas quasiment, elle était à 100% finie. Donc il était encore en prison en attendant la décision de l’extradition, c’est la seule raison. Donc moi j’ai écrit : « pourquoi vous gardez quelqu’un pendant 11 ans en prison quand il a été condamné à 10?». Alors ils m’ont dit « non, non, on parle d’une nouvelle affaire, maintenant il est seulement en prison parce qu’il attend la décision sur son extradition.» 

Les États-Unis le voulaient? 

Les États-Unis le voulaient depuis 2008. 

Et qu’est-ce que le gouvernement a eu en échange ? 

Nizar Trabelsi fait partie d’une monnaie de guerre… en acceptant toutes les demandes des États-Unis, on fait bonne figure et on est dans le classement supérieur. 

D’ailleurs De Crem a été proposé un moment donné comme chef de l’Otan. 

Il a raté, mais peut-être après, la carrière politique est longue… Ce que vous dites sur Trabelsi c’est assez simple: moi je ne demande aucune sympathie pour ces idées, la question dont il s’agit ici c’est «est-ce que dans ce pays, il y a une catégorie de gens pour laquelle il ne faut pas respecter la fameuse Déclaration des Droits de l’homme». Pour moi, les Droits de l’homme, c’est pour les gens qui ne l’ont pas, c’est-à-dire ceux qui sont vraiment dans la marge. Et là c’est le test de ce que veut vraiment dire « Déclaration des Droits de l’homme ». Ce que je veux dire c’est: «Il a fait sa peine, il a été extradé illégalement aux États-Unis, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné deux fois la Belgique qui a demandé d’examiner le dossier pour savoir si Nizar Trabelsi courait un risque de torture, de traitements inhumains et dégradants». 

Il est depuis deux ans en cellule d’isolement? 

Maintenant, oui ! La Belgique a alors dit : « On veut bien respecter votre décision mais entre-temps estce qu’on ne peut pas l’extrader?». La Cour européenne a dit «non!, et on vous avertit que si vous le faites, vous serez soumis à des sanctions». 

Ils ont eu une amende de 90000 euros, c’est ça? 

Oui, c’est une sanction politique, mais ils s’en foutent : ils font le calcul « qu’est-ce que ça nous coûte si on laisse Trabelsi ici »… je demande le minimum pour tous les gens, mais même ce minimum ça devient dangereux pour les gens qui sont sur leurs listes d’extrémistes. 

Je trouve, et cela fait partie de la discussion sur la méga-prison, qu’il y a certaines catégories: les criminels dangereux, les patients psychiatriques ingérables, les terroristes, ces catégories-là, on leur applique selon moi un système type Guantanamo, et apparemment on peut se permettre tout. Tu prends le cas de Farid Bamouhammad, appelé Farid le fou par les médias, mais ce que ce mec a vécu c’est d’une inhumanité mais du jamais vu. Est-ce que la situation des 1 100 patients psychiatriques dans notre pays est acceptable? La réponse est vite donnée. Ensuite, le traitement des suspects terroristes est pour moi à la Guantanamo aussi. La Belgique a collaboré avec Guantanamo par des extraditions et en même temps on voit l’importation des pratiques de Guantanamo sur notre territoire. Exemple: il y aura bientôt le procès, en avril 2015, de neuf policiers qui ont pris service à la prison de Forest, et qui ont fait régner un régime comme à Abou Ghraib. Des policiers cagoulés qui ont amené un détenu, l’ont déshabillé, mis à nu, l’ont obligé d’insulter le prophète, sa mère, jusqu’à ce qu’il pleure. Alors ils ont dit : « Tu pleures comme un enfant». Les policiers ont mis de côté la directrice de la prison et les gardiens qui voulaient protéger les détenus, ils ont donc carrément fait un coup d’état dans cette prison. En 2013, il y eut non-lieu. Ce n’est que parce que l’avocat De Beco a continué les plaintes avec un des détenus qu’il y aura le procès en avril. Pour moi cela illustre l’infiltration des pratiques américaines, de manière invisible, en marge. Et dans ce cadre, les premiers responsables, ce ne sont pas les policiers, ce sont ceux d’en haut. Il y a une culture, une atmosphère, une politique qui amène à des choses pareilles. 

Je pense aussi que cette dichotomie entre les bons et les mauvais, elle est entretenue par les médias, par les séries policières, tout ce qui empêche de se mettre à un moment à la place de l’autre, dans cette vision humaniste où l’on se dit: «L’autre aurait pu être moi». Pour moi, mon premier job dans un service d’aide aux détenus, ça a vraiment été une école à l’esprit critique. Mais je crois que beaucoup de gens sont encore dans cette idée de schisme entre monde extérieur/monde carcéral, où l’on ne se préoccupe pas de la prison. Mais quand on va derrière les murs, on se rend compte du spectacle. Donc ce qui se passe avec Haren peut être un levier pour conscientiser plus de gens. Je voulais vous entendre sur ce que votre expérience avec les détenus vous a apporté? 

J’ai surtout beaucoup donné, oui j’ai reçu du respect et de l’appréciation pour mon travail, ça c’est clair. La question fondamentale pour moi est que l’on est en train de perdre beaucoup d’humanité, de l’empathie pour l’autre, et donc on est dans une situation dangereuse dans le sens qu’il y a un fascisme d’état qui n’est pas pour la majorité mais pour une minorité. Quand je pense que les camps de concentration dans l’Allemagne nazie n’étaient qu’un aboutissement de la politique qui a été menée avant où étaient visés les délinquants, les asociaux, les malades, ça c’est fait sous les applaudissements de la majorité. A quoi on assiste aujourd’hui : « oui, il faut pendre les terroristes, les exécuter», c’est ça qu’on peut lire dans les commentaires. Ce qu’il y a, c’est qu’on se croit en dehors de la barbarie, en ce sens ce qui m’intéresse moi, ce n’est pas la violence de la minorité bien que je la condamne, soyons clairs, mais ce n’est pas difficile, mais la question qui se pose c’est «où est la violence de l’État et est-ce que vous voyez cette violence invisible». Il faut lever le voile sur ça et un peu mettre à nu cette civilisation et cette soi-disant humanité qui ne sont devenus pour cette catégorie là que des mots. 

Justement Haren répond un petit peu à cela, ils anticipent, donc maintenant les prisons vont être «humaines», il va y avoir des places centrales comme un village, plus de barreaux aux fenêtres… 

La question des prisons est devenue un argument de vente pour avoir une place de parlementaire, sénateur, etc. C’est un sujet par lequel on peut se faire élire. Stefan De clerck et Didier Reynders, avant les élections de 2009, ils ont organisé un événement qui s’appelait Prison Make, aux Beaux-Arts, c’était sur une affiche Wanted. C’était pour présenter les nouvelles prisons du Masterplan. C’était pas du tout une concertation, c’était une information pour énoncer comment ils allaient faire. Avant, il y a eu Dewaele, qui a organisé à la prison de Tongres, qui a été fermée un moment donné parce qu’elle était trop vieille, ils l’ont transformée en musée-prison, et après ils l’ont ré-ouverte en tant que prison pour jeunes. On a mené campagne pour garder cette prison-musée, et qu’est-ce que Dewaele a fait, juste avant l’ouverture, il a organisé ce qu’il appelait un jailhouse lounge. Ça c’est maintenant les mots de nos politiciens. Donc on buvait du champagne dans les cellules, on dansait dans les préaux, honteux quoi! Ce qu’on voit maintenant à travers la nouvelle prison de Beveren, c’est le modèle de la nouvelle politique carcérale, et je suis certain que la prison de Haren ils veulent la même chose, le modèle international, le « village pénitentiaire ». J’ai un ami qui a été visité la nouvelle prison de Leuze qui m’a dit: «Moi je ne pourrais pas survivre là-dedans, il y a un silence absolu, tu n’entends même plus l’ouverture des portes, tu n’entends plus ton voisin, tu ne sais plus crier dans le préau». Ce que j’ai adoré à Saint-Gilles d’ailleurs c’est qu’il y a encore une vie. Ce sont des tombes qu’ils construisent. D’ailleurs à Beveren, quelques mois après l’ouverture, 17 détenus ont écrit une lettre en disant que c’était impossible de vivre là-bas. Et il y a un petit détail dans le luxe qu’il présente, c’est qu’il faut avoir les sous pour le payer. 

Le problème central c’est que les prisons sont devenues des lieux de dépôt de déchets. On gère les déchets. 

Propos recueillis par A.P., mars 2015. 

Photo: Jean-Marc Bodson

Notes et références

  1. Le 14 mai 2003, s’appuyant sur la loi de compétence universelle, dix-neuf Irakiens portent plainte devant le parquet fédéral à Bruxelles, pour crimes de guerre commis par les troupes américaines lors de l’invasion de Bagdad.
  2. Nizar Trabelsi a été condamné pour avoir planifié un attentat contre la base militaire de Kleine Brogel.

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