Je m’en fiche, moi je veux mon projet

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Neo, vaste projet de restructuration du plateau du Heysel, qui programme un nouvel espace de 72 000 m² de surface commerciale et 4000 places de parking supplémentaires, semble être la solution que les élus politiques trouvent aux problèmes inédits qui se posent présentement : construire toujours plus de lieux dédiés à l’échange marchand et à la bagnole, symboles du progrès.

Nous étions présents lors de la « réunion publique sur le projet Neo(1) » organisée par la ville de Bruxelles où, derrière l’illusion d’une participation démocratique et d’une concertation populaire, les coulisses du spectacle révélèrent les lubies mégalomaniaques d’une classe politique approfondissant ses politiques néfastes et éculées, consensuellement acceptées par l’ensemble des partis politiques au pouvoir. Qu’ils se doivent pourtant d’enrober de « vert », de « développement durable », de « bonne gouvernance » et de « mobilité », seuls maquillages encore capables de détourner de la vision cinglante de leur complète absurdité.

1. La pensée magique où l’incertain devient certitude

Pour un projet d’une telle ampleur, le public était peu nombreux(2) : c’est que la publicité autour de l’événement avait été minime: un avis sur le site de la ville de Bruxelles, sorte de passage obligé dont certains se seraient bien passés(3).

Dans ce genre de projet pharaonique où de nombreux doutes subsistent pour le citoyen, il s’agit de rendre l’incertain certain pour rassurer le dubitatif, s’assurer du soutien populaire et surtout ne jamais remettre en cause les fondements du programme. Ainsi, devant la crainte que Néo voie augmenter de façon conséquente le trafic automobile, Freddy Thielemans répondra: « il y a une boucle qui est prévue, qui a été acceptée par la STIB, qui devrait se fermer. Ceci est évidemment dépendant de la région, mais comme nous sommes très forts en contact avec la région, comme la STIB nous avait dit à l’époque « c’est un projet qui nous intéresse » (…) Donc, pour moi, à mes yeux, il est fondamental que la boucle se ferme, ça je me battrai à mort pour que ce soit plausible, possible, pour que ce soit ferme». Tablant sur une décision qui ne dépend pas de lui, le bourgmestre fait advenir l’imprévisible par la force de son souhait, mettant même s’il le faut, dans une détermination emphatique et affectée, sa vie en jeu pour y parvenir. Il ne précisera pourtant pas pourquoi, s’il escompte une croissance des visiteurs venant en transports en commun, le projet prévoit pourtant 4000 places de parking supplémentaires. L’échevin ajoutera: «Ce que vous voyez comme capacité de parking, c’est pour le public qui vient hors de Bruxelles. Tout le reste aura tout intérêt à venir en transports en commun. Ça c’est le pari évidemment qui est fait, mais c’est tellement bien desservi qu’objectivement (Sic) ce sera idiot de leur part de ne pas le faire. Sachant que, honnêtement, le site du Heysel est un des sites les mieux desservis en transports en commun, déjà à l’heure actuelle ».

On sait que dans une société capitaliste, l’intérêt bien compris de l’individu n’est pas nécessairement ce qui oriente ses conduites(4) , n’a que peu à voir avec l’« objectivité » et qu’il préférera souvent utiliser son automobile – comme la publicité pour la bagnole, et l’idéologie sociale qu’elle représente, l’« enjoint » de le faire – que de venir en transports en commun, même si c’est « dans son intérêt ». C’est donc « un pari », avec aucune assurance de réalisation… mais sur lequel on s’appuie pour crédibiliser un projet d’un milliard d’euros.

Tout au long de la « discussion », il en sera de même. Le bourgmestre et l’échevin tentant d’endormir la contestation par leurs seules volonté et certitudes… incertaines.

  2. Plus grand, plus fort!

«Bruxelles, pour son avenir, doit développer son envergure internationale. Sans développement international, son rayonnement est impossible(5) ». Une sorte de complexe d’infériorité sert d’aiguillon aux décideurs. Il n’y a jamais lieu d’évoquer une coexistence harmonieuse et non concurrente mais un Autre toujours plus grand, qu’il nous faut rattraper pour sortir de notre « petitesse »… jusqu’à la prochaine fois.

Le projet Néo n’est donc pas « bruxellois », localisme insultant pour ceux qui rêvent de grandeur : « C’est un projet européen, parce qu’une capitale européenne qui n’a pas un grand centre de congrès, c’est une capitaleke. Et moi j’ai envie qu’on puisse se hisser au niveau de ce que nous représentons (Sic) (…) je veux aller vers un projet qui soit de cet ordre de grandeur et pour que ce projet puisse se faire, on a des chances absolument extraordinaires »

Le collaborateur du bourgmestre complètera: « L’économie du projet, c’est aussi d’avoir une salle qui ressemble à Paris-Bercy ». « Soit on décide qu’à Bruxelles, on sera toujours en retard, on sera toujours plus mauvais et on est défaitiste ».

Il faut donc coller au « sens de l’histoire », même si on ne sait pas vraiment où l’on va… bien que certains commencent à percevoir un bout du mur. Être en retard, c’est refuser ce qu’ils décident et avalisent, à savoir le déploiement commercial, les salles « internationales » et l’augmentation du nombre de bagnoles qui va avec. Être en avance et optimiste, c’est être plus grand que l’autre, devenir le nouvel objet de comparaison qui fera de nous le nouveau modèle à imiter et à dépasser : le progrès n’a pas de limites. L’« avance » qu’ils s’emploient à créer sert de point de comparaison au retard des autres qui eux-mêmes reprendront le «dessus » et deviendront à leur tour l’objectif à dépasser, c’est là toute la logique de l’idéologie du développement : une course sans fin.

Être efficace, c’est donc prendre des décisions, aux fondements identiques et leur donner les contours du choix démocratique inédit: « Ce qu’il y a c’est qu’un moment donné dans cette région, il faut aussi décider de temps en temps. On peut pas dire ici que ça s’est décidé à la va-vite comme ça, sur un coup de tête : il y a eu beaucoup de réunions (…) on peut pas dire que ça été tout d’un coup Freddy qui s’est réveillé et qui s’est dit avec son collègue « Tiens, je vais mettre un centre commercial » de 70000 mètres carrés, pour le reste, ça peut pas se faire en 5 minutes ». Jouant sur une différenciation des partis au pouvoir qui pourtant obéissent, avec quelques différences cosmétiques, à la même idéologie: « Ici, pendant longtemps, on a dit « la ville et la région, elles ne s’entendent pas, y’a des bagarres, ici la ville et la région, six partis différents, se sont mis d’accord sur un projet : de modifier le PRAS et d’avancer ensemble sur un financement ».

Ça ne s’est pas fait en 5 minutes donc, certes! Mais ça a suivi le processus d’entérinement de choix qui sont le fait de personnages politiques au service du productivisme et de la croissance: « Quelle sera la croissance demain de notre ré- gion bruxelloise est un débat fondamental », toujours ! Elle sera quasiment nulle!

Le meilleur se définissant toujours selon eux dans le sens de la démesure et du spectaculaire, ils ne permettront pas à ceux qui n’ont l’habitude de n’entendre que les personnages politiques et leur porte-voix que sont les médias, de penser autrement, de voir autre chose. Ils cloisonnent les autres possibles, tout en cultivant l’ambiguïté du double discours, dans la tentative de donner l’illusion contraire : « Grand défenseur des valeurs de la démocratie, Freddy Thielemans porte son combat politique dans le domaine de l’égalité des chances et de la solidarité humaine contre la logique mécanique du profit immédiat. Cultivant le sens des libertés, il croit à la beauté des choses de la vie et rêve pour ce monde à davantage de sagesse(6) »… Ah oui?

  3. Ce qu’est la démocratie pour eux et quel est le rôle du citoyen

« Laissez vos coordonnées et on vous contacte sans problème ». Rappelant sa position favorable, le bourgmestre installe une relation de confiance chez ceux qui s’inquiètent des conséquences néfastes de Neo, tout en instituant l’illusion permanente de l’égalité de tous les individus devant les institutions politiques.

Considérant le vote citoyen comme un blanc seing à leur politique commerciale capitaliste, toute contestation est désormais de l’ordre de l’impertinence. Se questionnant sur la salle P12(7) , un participant interroge sur la source de cette demande, faisant remarquer que le public n’a pas été informé. Thielemans lui coupe la parole :
— « Nous sommes dans une démocratie représentative, je vous rappelle ça gentiment »[…]
— …le participant continue : « Vous dites ensuite « Je m’en fiche, je veux ce projet, et j’ai l’impression que vous n’avez pas non plus demandé à la population si elle veut ce projet et de quelle nature il devrait être »
— « Attendez, attendez, attendez, on se calme ! D’abord, on a un dialogue avec la population, en deuxième lieu, je reste néanmoins le bourgmestre avec un Collège et un Conseil communal qui prend un certain nombre de décisions. Celles que nous considérons intéressantes d’un point de vue économique, nous les suivons. Vous pouvez être politiquement contre le projet qui est le nôtre. C’est votre droit le plus strict. Vous vous présentez le 14 octobre(8), vous me descendez en flamme, je ne suis plus bourgmestre, vous devenez bourgmestre et vous prenez vos responsabilités. C’est ça la démocratie ! »
Le citoyen peut donc discuter d’aspects peu ou prou superficiels (le maitien ou pas d’un parc, la station de métro supplémentaire, les voiries…), il y a — et doit y avoir — une acceptation tacite des fondements du projet, que paradoxalement cette discussion révèle. On évacue complètement la question de l’intérêt de la chose en lui-même et, quand on la questionne, on nous propose comme seule solution… de nous présenter aux élections.

Ils « gèrent » donc, la gestion étant l’acceptation de principe des orientations « convenues » (croissance, libre marché, emploi, fiscalité profitable aux plus riches), lesquelles ne peuvent faire l’objet d’une discussion, tant elles sont comme la vie : indiscutable. Il faut « avoir un moment donné une volonté globale sur la cité, une volonté de développement et une volonté de faire. C’est 3000 emplois qui sont en jeu ! » (…) « On voulait quand même continuer à gérer la cité (…) La ville continue de vivre, il faut continuer à gérer et c’est ce qu’on fait ».

Les personnages politiques n’attendant pas l’approbation de la salle, se sentant totalement libres du seul fait qu’ils sont élus, ils remplissent leur rôle dans un spectacle démocratique visant à donner l’illusion que les décisions se prennent avec le peuple. A côté, ils continuent vaille que vaille leur « gestion éclairée ».

  4. Le désir détaché du réel

Toute cela implique une décontextualisation complète du projet, symbole d’une forme de toute puissance qui semble faire peu de cas de l’Autre. Les deux autres projets de mégacentres commerciaux qui sont sur la table: Just Under The Sky (55000 m² de surface commerciale le long du canal à Bruxelles) et Uplace (53000 m² à Machelen) ne remettent donc nullement en question l’aventure Néo, la seule réponse à cette incohérence étant :
— Thielemans : « Première chose, je pense que, si vous voulez vivre en Flandre, vous allez vivre en Flandre, si vous voulez faire vos achats à Uplace, vous allez à Uplace ». Le tracé artificiel qu’est la frontière entre deux régions – bruxelloise et flamande – est comme une barrière hermétique qui mène à complètement ignorer ce qui se fait de l’autre côté et à rejeter toute politique de coordination, le désir consumériste étant suprême. La frontière sert la compétition.

Et s’ils ne font pas abstraction de cette proximité spatiale, c’est pour mieux l’utiliser et faire montre de leurs avantages comparatifs : « Si vous regardez sur une carte et que vous comparez très simplement la situation de Uplace et de Néo, vous allez découvrir qu’on a trois stations de métro, qu’on a des tramways, on a des bus, on a De Lijn, on a le parking C, et donc on est dans les conditions »… ‑Participant: « J’ai entendu que les deux étaient incompatibles ».
‑Thielemans : « J’en sais rien, je m’en fiche, moi, je veux mon projet. [la dame continue à parler sans qu’elle soit écoutée, Thielemans continuant] Je m’en fiche, je veux mon projet »…
Escomptant la réussite de leur projet sur l’échec des autres – les autres faisant de même –, ils se pensent les grands gagnants de la course… et cela suffit:
‑Close : « Soyons très clairs, le monstre du Loch Ness qu’on dit « Il va y avoir deux centres commerciaux, c’est faux. Évidemment qu’il n’y en aura qu’un, et nous pensons que ce sera le nôtre ».

Ce que l’on retiendra de cette rencontre et dont les aspects mis en évidence caractérisent une forme du langage politique, c’est ce « conservatisme éclairé » du personnage politique qui, « concluant de l’évolution nécessaire à la nécessité de l’évolution, contribue à faire advenir un nécessaire qui ne se réalise que si l’on y contribue » (…) « Acceptant toutes les virtualités inscrites dans le réel, il proclame inévitables les maux que produit inévitablement l’évolution qu’il encourage(9) ». En d’autres mots, ils rendent possible ce qu’ils présentent comme inéluctable, et qui, s’ils ne s’évertuaient pas à tout faire pour le réaliser, en deviendrait de suite une possibilité d’évolution parmi d’autres, ouvrant dès lors la porte à tant d’autres possibles.

Ainsi, leurs choix ne portent pas sur un changement économique majeur – c’est-à-dire une économie subordonnée au bien-être de l’homme. Au contraire, ils attendent d’une même économie et de ses productions identiques des effets de changement: « Lorsque des centres de ce typelà se construisent, il y a une augmentation de 20% de l’usage du transport public. Donc je pense qu’il y a là véritablement quelque chose que nous devrions pouvoir offrir aux citoyens pour qu’ils puissent effectivement changer leurs habitudes ». Dans une démonstration fantastiquement exemplaire de la contradiction insoluble, ils attendent des mesures politiques qu’ils préconisent des effets contraires aux mesures politiques préconisées. C’est pour eux le centre commercial et les parkings supplémentaires qui génèrent la croissance de l’utilisation du transport public ; c’est donc, en dernière instance de ceux-ci que découleraient les progrès « recherchés » et les «changements d’habitudes » : « Donc moi, je suis certain que tous les projets, toutes les études que nous avons demandées montrent que nous allons vers plus d’espaces verts ».
S’il en est certain…

  Alexandre Penasse

Notes et références
  1. Cette réunion s’est tenue le 27 juin 2012 sur le site du Heysel. Étaient présents sur la « scène » : Freddy Thielemans, bourgmestre de la ville de Bruxelles, Philippe Close, échevin du tourisme et du personnel de la ville de Bruxelles, un conseiller qui ne s’est pas présenté, et Denis Delforge, directeur administratif du Parc des Expositions
  2. Entre 60 et 80 personnes.
  3. Philippe Close, en tous cas, évoqua hors-micro, ne pas vouloir de consultation populaire, considérant le fait que le citoyen les avait élus aux élections comme suffisant.
  4. « Les psychologues de l’école de Freud, eux surtout, ont montré que nos pensées et nos actions sont des substituts compensatoires de désirs que nous avons dû refouler. Autrement dit, il nous arrive de désirer telle chose, non parce qu’elle est intrinsèquement précieuse ou utile, mais parce que, inconsciemment, nous y voyons un symbole d’autre chose dont nous n’osons pas nous avouer que nous le désirons. Un homme qui achète une voiture se dit probablement qu’il en a besoin pour se déplacer, alors qu’au fond de lui il préférerait peut-être ne pas s’encombrer de cet objet et sait qu’il vaut mieux marcher pour rester en bonne santé. Son envie tient vraisemblablement au fait que la voiture est aussi un symbole du statut social, une preuve de la réussite en affaires, une façon de complaire à sa femme ». Edward Bernays, Propaganda, comment manipuler l’opinion en démocratie, Editions La Découverte, Paris, 2007, p.63. Edward Bernays, neveu de Sigmund Freud, est considéré comme le père des relations publiques. Un de ses succès retentissant sera d’avoir amené les femmes américaines à fumer. Il est aussi aux commandes de la propagande dont le peuple américain fut l’objet et qui conduisit à l’invasion étasunienne du Guatemala en 1954 et au renversement de Jacobo Arbenz (1913–1971), président démocratiquement élu en 1951. Bernays travaillait alors – dans une vaste campagne de désinformation et de mensonge – au service de la United Fruit Company (Chiquita) s’opposant à la réforme agraire d’Arbenz (laquelle proposait une répartition des terres moins inégales, en faveur des petits paysans qui la cultivent) qui risquait de réduire drastiquement les bénéfices de la compagnie.
  5. Conférence de presse du 23 juin 2011.
  6. Voir la biographie de Freddy Thielemans sur le site de la ville de Bruxelles: http://www.bruxelles.be/artdet.cfm/4377
  7. Création d’une salle polyvalente qui, lors de la présentation publique, évacuait les autres éléments du projet… sans doute plus dérangeants.
  8. Date des élections communales en Belgique
  9. Pierre Bourdieu, La production de l’idéologie dominante, Editions Raisons d’Agir, Paris, 2008, p.73

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