IMPÉRIALISME CONTRE EMPIRE

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(Première partie)

Suite à un blocage du parti démocrate, la tentative de l’administration Trump de pratiquer une politique de relance économique a échoué. Le projet de réforme fiscale était une reconnaissance, par la présidence US, d’une perte de compétitivité de l’économie nationale, ainsi que la manifestation d’un désir de rétablir celle-ci grâce à une politique protectionniste. Cette volonté repose sur le constat que l’internationalisation du capital, comme stratégie du super-impérialisme étasunien, a désindustrialisé le pays et affaibli la puissance des USA en tant que nation. Cette perte de puissance pose actuellement problème, suite à la nouvelle affirmation de la Russie comme puissance militaire et de la Chine comme nation potentiellement dominante au niveau économique. 

UN CHANGEMENT DE PARADIGME POLITIQUE 

La réforme fiscale, destinée à procéder à une réindustrialisation du pays, a été bloquée par le vote démocrate. Les discours du Président Trump sur une sortie de l’OTAN, sur une réduction des interventions militaires américaines à l’étranger, ainsi que son opposition à une nouvelle guerre froide avec la Russie rencontrent également l’objectif de se recentrer sur les USA, afin de renforcer la compétitivité de l’économie états-unienne. La reconnaissance de la nécessité de reconstruire la compétitivité du pays suppose l’acceptation de l’existence de concurrents et de rivaux, donc de la prise en compte d’une crise de la structure impériale. 

Ainsi, la volonté affirmée par l’administration Trump s’intègre dans un changement global de paradigme politique, un renversement des priorités qui place au premier rang la rivalité entre grandes puissances et qui lui subordonne la « lutte contre le terrorisme. » Ce changement de priorité traduit une crise de la structure impériale et ainsi un retour de la primauté de la guerre sur la fonction de police. La démarche démocrate, à l’inverse, reste dans le schéma impérial et se caractérise par l’absence de prise en compte de l’existence de puissances économiques concurrentes et le déni de la présence de puissances militaires capables de contrer l’armée US. 

Les pays membres de l’Union européenne restent, quant à eux, complètement prisonniers de la politique impériale dont ils sont le produit. Aucune autre attitude ne semble envisageable que celle préconisant une intégration de plus en plus poussée dans l’Empire états-unien, une fusion, telle que l’organisait le projet de grand marché transatlantique. En l’absence de l’existence d’une souveraineté extérieure de l’UE, d’une capacité d’action indépendante au niveau international, la seule politique possible reste celle de la lutte contre le terrorisme, c’est-à-dire l’abandon complet non seulement de la souveraineté extérieure, mais aussi intérieure, de la gestion des populations aux structures intermédiaires de l’Empire.

Au niveau européen, toute analyse politique est inexistante et laisse la place à l’incompréhension et au désarroi. Cela se traduit par un suivisme étroit vis-à-vis du parti démocrate et sa politique d’opposition systématique à l’administration Trump, politique qui n’est d’ailleurs pas pensée en tant que telle, mais en tant qu’acte moral, seulement sous la forme d’une indignation pouvant se réduire à la formule : « Trump trompe. »

UN PROJET DE RÉFORME FISCALE DESTINÉ À RELANCER L’ÉCONOMIE US 

Le projet de réforme fiscale, initié depuis juin 2016 par des députés républicains et porté par l’administration Trump, prévoyait des changements radicaux dans la collecte de l’impôt des entreprises. Cependant, l’essentiel du « Border Adjustment Tax » a été abandonné. Il prévoyait une exonération des exportations de biens et de services depuis les USA et imposait une taxation d’un montant de 20% des importations. Les entreprises qui réalisent leur exploitation sur le territoire états-unien auraient été exonérées, au contraire de celles produisant à l’étranger. Le mécanisme est ouvertement protectionniste. 

L’objectif était d’accroître l’activité intérieure et de recentrer les investissements états-uniens sur le territoire national. La détaxation de la production intérieure devait permettre une réindustrialisation du pays, grâce notamment au rapatriement, faiblement taxé, des 3.100 milliards de dollars accumulés à l’étranger par les filiales des multinationales US. Ce projet heurtait de front le processus de division internationale du travail et était cohérent avec les décisions précédentes du président Trump de torpiller le Grand Marché Transatlantique et l’ALENA.

Le « Border Adjustment Tax », abandonné mi-2017, a laissé la place, début novembre, à un projet de loi envisageant de taxer, à un taux de 20%, les importations intergroupes des multinationales étrangères et des filiales étrangères des multinationales américaines. Cette fois, il ne s’agissait pas de taxer toutes les importations, mais seulement les flux entre les unités d’un même groupe présent aux États-Unis(1). L’objectif était de décourager l’importation de biens intermédiaires fabriqués à l’étranger et de favoriser la production sur le sol états-unien. Cette taxe aurait seulement rapporté au Trésor 155 milliards de dollars sur une période de 10 ans, soit 10 fois moins que le « Border Adjustment Tax ». Cependant, l’objectif était moins dans les rentrées fiscales que dans l’incitation à produire aux USA. Ce projet n’a pas passé le cap des Chambres et a laissé la place à une loi fiscale classique favorisant les hauts revenus. Comme dans les réformes précédentes, les capitaux rapatriés, grâce à des taux avantageux, ici de 8% à 15,5%, seront seulement des transferts de richesses. Sans opportunité d’investissement, ils iront de nouveau gonfler la bulle boursière. 

UNE CRISE DE L’EMPIRE

Leur refus virulent de l’opposition démocrate est en fait une opération de déplacement. Elle ne porte pas sur le contenu de la loi adoptée, mais bien sur le projet initial de réforme fiscale qu’il fallait à tout prix empêcher, en pratiquant une opposition frontale. La lutte, entre les démocrates et la majorité des républicains, peut être lue comme un conflit entre deux tendances du capitalisme états-unien, entre celle porteuse de la mondialisation du capital et celle prônant une relance du développement industriel d’un pays économiquement déclinant. Le capital états-unien était jusqu’à présent l’élément moteur et le principal bénéficiaire politique de l’internationalisation des capitaux. Suite à l’effondrement de l’URSS et l’état de sous-développement de la Chine, les USA ont été même pendant 20 ans la seule superpuissance, un super-impérialisme qui organisait le monde à son profit. 

Cette situation conjoncturelle a été théorisée comme un stade nouveau du capitalisme par Toni Negri, dans Empire, ouvrage dans lequel il lit cette forme nouvelle d’État, l’Empire, comme la structure politique du marché mondial(2). Cependant, il est rapidement apparu que la structure impériale était, non pas seulement un axe horizontal, mais surtout une réorganisation verticale de la puissance étatique, donnant au droit pénal un rôle constituant(3). Ce dernier est le démantèlement constant des libertés publiques et privées garanties par la Constitution et il se substitue à cette dernière en fixant les règles de transformation de l’ensemble du système juridique. La primauté du droit pénal reste d’actualité dans l’ancien continent, toujours organisé autour de la « lutte contre le terrorisme ». Ainsi, la place accordée au droit pénal diverge actuellement selon que l’on se situe aux États-Unis ou en Europe. A ce niveau, la présidence Trump opère une rupture avec la politique suivie depuis 20 ans par les différents gouvernements US, qu’ils soient démocrates ou républicains, opérant un retour du politique face à « l’État pénal ».

DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE VS. « GUERRE ABSOLUE » 

L’émergence de la Chine et la reconstitution politique de la Russie a brisé l’omnipotence économique et politique US. L’enregistrement de ce fait a conduit à une opposition interne aux USA en ce qui concerne la marche à suivre : la fuite en avant dans la libéralisation des échanges ou le protectionnisme. Le problème n’est pas nouveau et a déjà été posé il y a plus d’un siècle par un économiste autrichien Rudolf Hilferding qui, dans son ouvrage Le capital financier datant de 1910(4), constatait que « ce n’est pas le pays du libre échange, l’Angleterre, mais les pays protectionnistes, l’Allemagne et les États-Unis qui devinrent les modèles du développement capitaliste ».

Au niveau européen, toute analyse politique est inexistante et laisse la place à l’incompréhension et au désarroi. 

Nous sommes arrivés à une situation similaire. En 1910, le pays impérialiste dominant, l’Angleterre, était battu en brèche par les puissances économiques montantes. Aujourd’hui, c’est au tour des USA de devoir faire face à la concurrence d’autres pays au niveau économique, principalement celle la Chine. 

Si la Grande-Bretagne avait renoncé à être la puissance dominante, en se plaçant sous la « protection » des États-Unis, ce scénario n’est pas de mise dans les relations futures entre les USA et la Chine, alliée à la Russie. Reste alors deux possibilités, celle d’un renouveau économique des USA sur une base protectionniste, tel qu’il est envisagé par une partie des Républicains, ou une conflictualité militaire de plus en plus ouverte, option qui semble être celle portée par le parti démocrate. 

Le scénario ne serait plus celui des guerres limitées de l’ère Bush, mais bien celui de la « guerre totale », tel qu’il a été théorisé par le théoricien allemand Carl Schmitt(5) ou, même celui de la « guerre absolue », de la guerre conforme à son concept, développé par Clausewitz(6) pour penser la notion même de guerre. Elle est la volonté abstraite de détruire l’ennemi, tandis que la guerre réelle(7) est la lutte dans sa réalisation concrète. Actuellement, à travers la possible utilisation de l’arme nucléaire, la « guerre réelle » devient conforme à son concept. Ainsi, la « guerre absolue » quitte son statut d’abstraction normative pour devenir une possibilité effective, une « abstraction réelle ».

IMPÉRIALISME CONTRE EMPIRE 

Ainsi, la lutte, qui vient d’avoir lieu entre une partie des Républicains et les Démocrates, peut être lue comme un conflit opposant l’impérialisme états-unien et le super-impérialisme US. Dès lors, les concepts développés au début du XXe siècle, de par l’opposition entre Lénine et Kautsky, trouvent une nouvelle actualité. Kautsky considérait qu’à la guerre de 14–18 pourrait succéder une période de développement du système capitaliste, caractérisée par le dépassement des contradictions entres les États et les différents groupes impérialistes, une période qu’il caractérise comme « ultra-impérialiste ». Il considérait que « de la guerre mondiale entre les grandes puissances impérialistes peut naître une alliance entre les plus grandes puissances qui mettra fin à la course aux armements(8) ». L’ultra-impérialisme de Kautsky fait penser à la notion d’Empire chez Negri, mais ce serait un Empire sans conflictualité structurelle, ce qui évidemment n’est pas le cas chez T. Negri. 

L’histoire s’est chargée de démentir la thèse de Kautsky. Les conflits n’ont jamais cessé et une deuxième guerre mondiale a eu lieu. Depuis, un équilibre des forces entre deux super-puissances, les USA et l’URSS, a cependant empêché une montée aux extrêmes des différentes formes de guerre les impliquant. Cet équilibre va perdurer jusqu’au début des années 90. Depuis, suite à l’effondrement de l’URSS et l’état de sous-développement de la Chine, les USA ont été pendant 20 ans l’unique superpuissance, un super-impérialisme qui organisait et détruisait le monde selon ses intérêts. 

L’émergence de la Chine et la reconstitution de la Russie ont brisé la toute-puissance économique et militaire US et, incidemment, ont mis en crise la notion d’Empire développée par T. Negri. 

La dernière guerre en Syrie est exemplative du cran d’arrêt mis au déferlement de la puissance militaire états-unienne. En désindustrialisant le pays, le super-impérialisme états-unien a également affaibli la puissance des USA en tant que nation. Le projet initial de l’administration Trump était de procéder à une reconstruction économique. Les discours du nouveau Président sur une sortie de l’OTAN, une réduction des interventions militaires américaines à l’étranger, ainsi que son opposition à une nouvelle guerre froide avec la Russie rencontrent également cet objectif brisé par la victoire démocrate. La conséquence de leur succès est que si les USA renoncent à se développer, le seul objectif restera d’empêcher, par tous les moyens, les concurrents et adversaires de le faire. Cette option ne pourra être que celle de la guerre, une option d’autant plus dangereuse qu’elle conduit à la « guerre absolue » théorisée par Clausewitz. 

Jean-Claude Paye

Notes et références
  1. Ilsa Conesa, « Le nouveau projet américain de taxe aux frontières qui inquiète les entreprises françaises », Les Echos, le 3 novembre 2017, https://www.lesechos.fr/monde/etats-unis/030822681872-aux-etats-unis-le-nouveau-projet-de-taxe-aux-frontieres-qui-inquiete-les-entreprises-2127303.php
  2. Michael Hardt, Antonio Negri, Empire, Paris, Exils, 2000.
  3. Lire : Jean-Claude Paye, « Dictature ou état d’exception permanent ? », http://www.multitudes.net/Dictature-ou-etat-d-exception/
  4. Rudolf Hilferding, Le capital financier : étude sur le développement récent du capitalisme, Paris, Éditions de Minuit, 1970.
  5. Carl Schmitt, 1988 (1922), Théologie politique I, trad. J.-L. Schlegel, Paris, Gallimard (coll. Bibliothèque des sciences humaines).
  6. Carl von Clausewitz, De la guerre, Les éditions de minuit, Paris , 1973.
  7. Voir C. von Clausewitz, De la guerre, ouvr. cit., p. 66–67 et p. 671 et ss., et C. Schmitt, « Totaler Feind, totaler Krieg, totaler Staat », ouvr. cit, p. 268 : « Il y a toujours eu des guerres totales ; cependant il n’existe de pensée de la guerre totale que depuis Clausewitz,
    qui parle de ’’guerre abstraite’’ ou de ’’guerre absolue’’ ».
  8. Karl Kautsky, Der Imperialismus, Die Neue Zeit, 32e année, n°2, p. 921, in Andrea Panaccione, « L’analyse du capitalisme chez Kautsky », « Histoire du Marxisme contemporain », p.68, Institut Giangiacomo Feltrinelli, collection 10/18, Union Générale d’Éditions 1976.

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