Gaz de schiste: un dangereux mirage

L’Agence internationale de l’énergie a annoncé l’an dernier(1) qu’en 2015 les Etats-Unis deviendraient le premier producteur mondial de gaz, détrônant ainsi la Russie. Cette position, ils la doivent à l’entrée en force sur le marché énergétique des gaz de schiste dont l’exploitation a véritablement explosé au cours de ces dernières années.

Alors qu’en 2000 le gaz de schiste ne représentait que 2% de la production états-unienne de gaz naturel, en 2012, cette proportion a atteint 37%. L’essor ultra-rapide de cette production a impressionné partout dans le monde et interpellé les experts et les politiques sur le potentiel d’exploitation.

En fait, les gaz de schiste sont connus depuis longtemps de même que les techniques permettant de les exploiter. C’est la combinaison de deux de ces techniques, la fracturation hydraulique de la roche et le forage horizontal, qui a permis d’améliorer fortement les capacités d’extraction et de faire à nouveau rêver à la corne d’abondance énergétique.

C’est ainsi que la Chine qui disposerait de réserves importantes (25 000 milliards de m³) envisage de passer de 6.5 milliards de m³ produits en 2015 à 100 milliards en 2020.

Les Européens les plus attentifs à ce qui se passe outre-Atlantique sont acquis à l’idée que les gaz de schiste vont les libérer du spectre de la pénurie et de la dépendance:

- la Pologne, dépendante à 70% du gaz russe pour son approvisionnement, a manifesté régulièrement son enthousiasme pour une ressource qui la libérerait de l’emprise de son puissant voisin; les réserves nationales estimées, même si elles sont régulièrement révisées, permettent de rêver puisque les chiffres annoncent un potentiel en sous-sol allant de 300 à 750 milliards de mètres cube(2)

- le 13 décembre dernier, le gouvernement britannique sous la pression de milieux d’affaires très mobilisés et très attentifs à l’évolution US(3) a donné son feu vert à l’exploitation des gaz de schiste.

Du côté de la Commission européenne, on se montre réservé, tout en déclarant l’intérêt d’investiguer plus avant la piste de l’exploitation des gaz non conventionnels et, plus particulièrement, des gaz de schiste.

Récemment, un groupe de chercheurs européens sous l’égide du Centre Commun de Recherche(4) a publié un rapport visant à cerner les perspectives pour le gaz de schiste en Europe. Leurs estimations concluent à un potentiel géologique important de l’ordre de 15.000 milliards de m³, l’essentiel étant situé en Europe occidentale; ils attirent toutefois l’attention sur l’incertitude en matière de taux de récupération, lequel pourrait varier entre 15 et 40%.

En outre, ils soulignent une différence notable entre la situation états-unienne et celle que nous connaissons en Europe: aux Etats-Unis, outre qu’il existe des gisements très riches, l’industrie gazière bénéficie de l’existence d’un important maillage de gazoducs, lequel est deux fois moins dense en Europe, ce qui accroît nettement les coûts d’exploitation-distribution.

En conclusion, les experts européens estiment que si les meilleures conditions géologiques, techniques, économiques et politiques étaient réunies, les gaz non conventionnels (soit le gaz de schiste auquel il faut ajouter le gaz de houille et le gaz de grès) pourraient tout au plus compenser le déclin des ressources classiques régionales!

Bref, il n’y a pas vraiment de quoi s’enthousiasmer.

Mais, il y a plus grave. Si on se penche sur l’impact écologique des techniques utilisées pour l’extraction des gaz de schiste stockés à grande profondeur (1500 à 4500 m), on ne peut qu’être vivement interpellé:

- la fracturation hydraulique a lieu par injection d’eau, de sable et d’un cocktail de substances chimiques à très haute pression. Avec le gaz, remontent l’eau, chargée en métaux lourds et en éléments radioactifs et une part importante des substances chimiques injectées. Cette eau lourdement polluée qui se retrouve en surface ne peut être traitée par des stations d’épuration classiques; la contamination des aquifères du fait des fuites de produits chimiques est en outre pratiquement inéluctable;

- la consommation d’eau est énorme (15.000 à 22.000 m³ par fracturation) au détriment des activités agricoles locales;

- l’emprise au sol est impressionnante; chaque zone de forage (une dizaine de puits par zone) occupe de 3 à 4 ha, soit deux fois plus qu’un forage conventionnel;

- le risque sismique est réel. Les premiers forages effectués au Royaume-Uni en avril et en mai 2011 dans le Nord-Ouest (près de Blackpool) ont provoqué deux tremblements de terre, certes de faible magnitude, mais suffisants pour entraîner une suspension de l’expérience. En outre, la réinjection d’eau usée, telle qu’elle est pratiquée, peut aussi provoquer un séisme lorsqu’elle atteint une faille géologique;

- les effets sur la santé, constatés aux Etats- Unis, ont été largement documentés par l’Agence fédérale de protection de l’environnement: problèmes d’asthme chez 25% des enfants en bas âge dans les 6 comtés du Texas concernés, soit trois fois le taux constaté en moyenne; qualité de l’air, dans le Wyoming, inférieure aux normes en vigueur du fait de la pollution par le benzène et le toluène émanant des puits(5);

Ces impacts, concédés avec légèreté par les zélateurs du gaz de schiste, s’inscrivent dans la logique du saccage de l’environnement provoqué par l’exploitation des ressources fossiles, mais en plus grave vu l’agressivité spécifique des techniques d’extraction et la difficile accessibilité de la ressource.

A ces impacts directs et localisés au voisinage des sites d’extraction qui suscitent à juste titre l’opposition des riverains, il faut ajouter celui, tout aussi préoccupant, sur les équilibres globaux et notamment sur le climat. En effet, si le gaz méthane peut être considéré comme le moins polluant des combustibles fossiles lors de l’utilisation, le gaz de schiste, du fait du processus d’extraction devient un des combustibles les plus sales. Une étude, dont les premiers résultats ont été présentés au Congrès annuel de l’Union géophysique américaine, fait état d’un taux de fuite dans les puits de l’ordre de 9%.

Or, le méthane est un puissant gaz à effet de serre (23 fois supérieur à celui du CO2).

Des fuites aussi importantes conduisent en conséquence à un bilan global désastreux. Ainsi s’effondre le principal argument d’ordre «écologique» des partisans du gaz de schiste.

Vers une bulle de gaz de schiste

Mais il est un autre argument qui pourrait être décisif dans le chef des éventuels investisseurs. On a constaté en effet un déclin rapide de la production des puits de forage aux Etats-Unis. Celle-ci diminuerait de 70% à 80% après 1 an et ne représenterait plus que 5% à 15% de la production initiale à la fin de la quatrième année d’exploitation. Ceci nécessite de multiplier les forages pour compenser le déclin de production des forages initiaux. La conséquence en est un mitage impressionnant du territoire (plus de 500.000 puits aux Etats-Unis dans 31 Etats) et une croissance importante des coûts(6).

Ce mécanisme auquel il faut ajouter la surévaluation du taux de récupération et la nécessité impérieuse de limiter les impacts négatifs sur l’environnement, peut faire craindre une nouvelle bulle née de l’exagération de tous les paramètres et d’une sous-estimation des contraintes(7).

Tout indique à ce jour que le seul véritable atout du gaz de schiste est sa capacité espérée à postposer de quelques années la fin inexorable des combustibles fossiles. Son principal inconvénient est par là même de retarder l’essor des énergies renouvelables.

La fuite en avant pratiquée aux Etats-Unis avec tambours et trompettes doit être considérée comme l’ultime soubresaut d’une «civilisation» moribonde. Il serait irréaliste et dangereux de s’en inspirer.

Paul Lannoye

Notes et références
  1. World energy outlook; special report on unconventional gas; AIEA, 2012.
  2. Courier international; n° 1153, décembre 2012.
  3. Le Monde: Londres relance l’extraction du gaz de schiste; 15 décembre 2012.
  4. Ivan Pearson et al: Unconventional gas: potential energy market impacts in the European Union; JRC Scientific and policy reports; 2012.
  5. AEA et al; Report for the European Commission; DG environment; 10 août 2012.
  6. Centre d’analyse stratégique; note d’analyse; n° 215, mars 2011.
  7. B.Thévard: L’Europe face au pic pétrolier; étude commandée par le groupe des Verts/ALE au Parlement européen.

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