En rase campagne

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C’était l’été. Les vacances… J’avais oublié à quel point cela fait du bien de voir du paysage, de quitter ses habitudes en dorant sous le soleil les pieds dans l’eau; combien le temps passe vite à ne rien faire; combien aussi le choc du retour peut être violent…

Je débarquais gare du Midi, aussitôt confronté à une foule de gens stressés, pauvreté, trafic, pollution, terrains vagues et bureaux. Il me fallut à peine quelques minutes pour perdre le bénéfice de plusieurs semaines passées au grand air de la campagne. La ville prend vite le dessus. D’autant qu’ici, une autre campagne battait son plein. Dans un pays où le compromis est le maître mot dans la formation des gouvernements, les élections communales constituent le climax de notre vie démocratique. Air bien connu. C’est le moment où les candidats sont partout, en rue, sur les terrasses, les marchés, serrant des mains, à l’écoute des citoyens.

Des centaines d’affiches s’étalaient ainsi dans l’espace public. Rien de neuf à première vue, une sorte de concours géant de poses ratées et de sourires faussement spontanés. Certaines têtes me semblaient tellement familières que je compris avoir déjà vu ces mêmes photos: il est des candidats immuables, j’en soupçonne même certains de rajeunir tous les 6 ans.

En traversant plusieurs quartiers, je voyais ces noms et ces visages défiler et parfois changer d’une rue à l’autre, signe que je venais de franchir la frontière entre deux communes ou de traverser un quartier immigré dans lequel les partis misaient sur un vote ethnique en poussant des candidats issus de telle ou telle communauté, qui avaient hérité le plus souvent d’une place non éligible. Parmi les centaines de commerces qui avaient accepté d’exhiber des affiches à  leur vitrine, combien l’avaient fait par conviction ou pour éviter de se faire mal voir par les élus ou futurs élus locaux ?

J’étais frappé par l’absence quasi totale de contenu politique. Il est vrai qu’enjeux, programmes, idées et propositions ont rarement une place prépondérante dans ce type de campagne. Cette fois pourtant, même les slogans avaient quasiment disparu, remplacés tantôt par un mauvais jeu de mots, une phrase vide de sens ou par le néant absolu. «Je pousse la liste», annonçait ainsi une candidate non sans une certaine fierté. «Je ne suis pas un politique, je suis comme vous», précisait un de ses collègues tandis que d’autres évoquaient propreté, engagement, vision, confiance ou avenir, sans donner plus de précisions sur ces professions de foi qui n’engagent pas à grand-chose et sur lesquelles nous n’aurons de toute façon plus aucun contrôle une fois le vote passé.

Rentrant chez moi, je découvrais une pile de prospectus électoraux débordant de ma boîte aux lettres. En mon absence, aucun parti n’avait respecté mon refus clairement indiqué d’y recevoir de la publicité. Peut-être ne s’étaient-ils pas sentis concernés par la consigne. Leurs brochures tenaient pourtant plus du marketing que de messages d’intérêt général ou de programmes politiques. En grimpant l’escalier, je me fis la réflexion que les intitulés des partis demeuraient les derniers véritables signes distinctifs en politique. Je me ravisais aussi vite : au fond, en quoi est-il contradictoire d’être démocrate et socialiste, réformateur et écolo, francophone et humaniste, etc…? Que recouvrent encore de tels étendards ?

Songeant que si le débat politique n’existait pas dans l’espace public il devait bien se nicher dans les médias, je décidais de prendre la température de la campagne sur internet. Je découvrais dans ma boîte mail le lien vers une émission télé sur Walking Madou, un tronçon de la chaussée de Louvain devenu provisoirement piéton. Dans le sujet, une ministre bruxelloise s’extasiait sur un urbaniste «tellement créatif» qu’il avait eu l’idée de repeindre la rue en jaune. Le présentateur, passant son bras sur l’épaule du prodige, lui demanda pourquoi ce choix… puis se reprit, affirmant connaître la réponse: «c’est la seule couleur qui n’est pas prise par un parti politique». Je vis dans cette phrase le signe d’un refus bien ancré dans les médias francophones de donner du crédit à ce qui s’écarte des piliers de la politique belge. Car si le jaune n’est effectivement associé à aucun des partis traditionnels, il est par contre largement utilisé par des partis nationalistes flamands, parmi lesquels le principal faiseur de voix du pays. Mais pour certains, des couleurs il n’y en a que quatre, ce sont celles des totems que la SNCB plante à l’entrée des grandes gares du pays. Le reste n’existe pas. Or si le plus grand parti du pays n’est dans l’esprit des éditorialistes qu’un accident ou une parenthèse de l’histoire, comment de petites formations se présentant aux élections locales pourraient-elles prétendre bénéficier d’un meilleur traitement? Lorsqu’un peu d’espace médiatique leur est consacré, c’est pour se faire traiter de farfelues et voir leur programme moqué. Et lorsqu’elles émanent de communautés immigrées, grands partis et grands médias s’accordent pour leur jeter le discrédit, tant elles correspondent peu à ce qui est attendu d’elles.

Quelques jours plus tard, j’achetais le journal… Le grand quotidien qui se lève, titrait: «A Bruxelles, plus d’un bourgmestre sur deux sera réélu». Je me demandais à quoi bon aller voter s’il connaissait déjà les résultats, mais je reconnaissais la réalité des baronnies. Certains bourgmestres ont même pu conserver leur poste jusqu’à leur mort. L’exercice du pouvoir est une profession réservée à ceux qui veulent y faire carrière. Dans un tel système, certaines pratiques exercées pour obtenir des voix, accéder ou se maintenir au pouvoir sont forcément peu vertueuses. La presse bruxelloise, si prompte à donner des leçons de morale et à dénoncer les dérives de la démocratie représentative en Wallonie ou ailleurs, semblait pourtant ne pas voir les pratiques ayant cours sous ses yeux.

Bruxelles est sans doute une exception… La preuve? Au lendemain des élections, contre toute attente, plusieurs barons sont tombés. Sous le coup d’une opposition féroce ou d’un grand débat d’idées? Non. Plus prosaïquement, leurs alliés d’hier, avec lesquels ils avaient parfois conclu des accords secrets, se sont retournés avec d’autres… avec qui ils avaient parfois passé d’autres accords. Ces renversements inattendus n’ont pas uniquement démontré l’obsession des candidats à se hisser au pouvoir: ils n’avaient souvent aucun rapport avec la mise en place d’alliances politiques cohérentes, voire relevaient de stratégies ou de vengeances extra-locales. Rageant du parachutage raté d’une des leurs dans telle commune, les uns le faisaient payer aux autres dans telle autre coalition, avant d’être renversés en retour dans telle autre circonscription, etc. A ce petit jeu, même les partis se revendiquant d’une éthique politique ont montré leur capacité à être aussi vicieux que les autres. Quant aux médias, tout affairés à traquer les invectives et les coups bas, ils en ont presque occulté des sujets sur lesquels il aurait peut-être été utile de méditer, comme le taux d’abstention: 17% à Bruxelles…

Seul sujet de réjouissement: la campagne est finie. C’est déjà ça. Jusqu’au bout, elle aura été un moment de dépolitisation généralisée, vidant de sa substance l’idée même du mandat et de la délégation de pouvoir. Elle a au moins eu le mérite de rappeler que faire de la politique ce n’est pas voter sur de vagues promesses. C’est se mobiliser, résister, proposer, créer, inventer d’autres modes de délibération, de concertation et de décision…

Mais nous voilà avec de nouveaux élus qui vont nous représenter pour 6 ans, grâce à la relation de confiance qu’ils ont nouée avec nous. Le modèle représentatif a une nouvelle fois montré son efficience. Habitants, collectifs, associations, militants: les urnes ont parlé! Nous pourrons désormais participer dans les espaces prévus à cet effet. Au-delà de cette limite, nos actions et nos revendications seront toujours confrontées à l’argument suprême de la légitimité du suffrage universel. Jusqu’à la prochaine campagne…

Gwënael Brees

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