DISTINGUER VÉRITÉ FACTUELLE ET INTÉRÊTS

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Pour répondre aux différentes questions que pose l’acceptation consensuelle de certaines vérités établies par des individus que tout semble parfois opposer, il semble utile d’établir le fonctionnement général de celui qui est persuadé d’être dans le vrai et accepte d’emblée certaines « vérités médiatiques » qu’on lui sert, et montrer les confusions qu’il produit pour nous empêcher de penser et de connaître la vérité. 

Le plus aisé, lorsqu’on est en désaccord avec l’analyse non-conformiste que développe un interlocuteur, n’est évidemment pas d’argumenter, et donc de prendre le risque de ne pas pouvoir défendre sa position ou même, parfois, de n’avoir rien à dire. Il est plus facile de catégoriser celui qui énonce quelque chose qui ne nous satisfait pas intellectuellement, comme membre d’un groupe socialement marqué, dans lequel « nazi », « négationniste », « facho » et tous les termes liés, auront une place de choix, la technique consistant à critiquer le messager pour enlever toute valeur au message. 

Cette tâche d’assimilation est rendue d’autant plus facile si l’on retrouve le type d’analyse que l’on donne nous-mêmes de certains faits, ou simplement le doute sur la vérité officielle, sur des sites ou des ouvrages d’une organisation considérée comme indigne (le plus souvent d’extrême droite ou complotiste). Le message est également totalement décrédibilisé lorsqu’un autre support que celui d’origine publie un article avec lequel on était d’accord (par exemple si un article de source « sûre » que vous citez se retrouve sur un site d’extrême droite(1)). C’est donc à une véritable contagion par la source qu’on assiste, qui voudrait qu’un site qualifié d’infréquentable, s’il publie certains contenus, rende automatiquement ces derniers identiques aux valeurs attribuées au contenant. Suite à l’attaque contre Charlie Hebdo, j’avais écrit un article « Nous ne sommes pas tous Charlie », suite à quoi un journaliste de RTL-TVI m’avait envoyé: « Merci de retirer mon adresse de votre liste d’envoi. Veuillez garder vos saloperies pour vous, graine de fachos (…) Le dernier que j’ai envoyé paître comme ça, était membre du parti La Droite ! C’est dire! »

UNE NUANCE OUBLIÉE? 

La distinction essentielle que n’opèrent pourtant pas ceux qui ostracisent de suite celui qui a des idées contraires aux leurs, est celle entre la vérité du propos et les intérêts de celui qui les tient. Comme le dit Slavoj Žižek, les récits de certains faits, comme les scènes de pillages et de destructions qui ont eu lieu dans des banlieues noires suite au passage de l’ouragan Katrina à La Nouvelle-Orléans, même s’ils s’étaient avérés tous vrais, « n’en demeureraient pas moins racistes et pathologiques, dans la mesure où ils n’étaient pas tant motivés par des faits que par des préjugés racistes et par la satisfaction de ceux qui se réjouissaient de pouvoir affirmer : « Vous voyez, c’est ça les Noirs, des barbares violents sous une couche de vernis civilisé ! ». En d’autres termes, nous aurions affaire à ce que l’on pourrait appeler le mensonge sous les traits de la vérité : même si ce que je dis est vrai sur le plan factuel, les motivations qui m’incitent à en parler sont biaisées ».(2) 

Il est indéniable que les motivations à l’origine de ce que l’on dit doivent être questionnées, mais c’est un autre problème dès lors qu’il s’agit d’établir la véracité des faits. Assimiler les deux crée une confusion qui n’est guère profitable au travail de vérité, puisqu’en jetant le mensonge les intérêts cachés, comme le racisme dans le cas cité -, on jetterait dans le même temps la vérité les faits -, comme les scènes de pillages et destructions. Au fond, en renversant le problème qu’expose Žižek, qui lui se focalise dans son exemple sur les intentions du message, celui qui vous dit : « Tu n’es pas crédible car ce que tu dis, des individus malintentionnés le disent aussi », ou pire : « Si x le dit, je ne veux même pas savoir si c’est vrai ou faux », est également un menteur déguisé, car en rejetant le message en même temps que la source qui l’émet, il ne ferait qu’exprimer un désir de ne pas comprendre : il ne ment sans doute pas sur ses motivations conscientes sur ses intentions -, mais risque de mentir sur le plan factuel en refusant de comprendre, ce qui revient à mentir par omission. 

L’excommunication, par l’intelligentsia française notamment, ou les antifascistes (antifas), est une pratique ancienne qui perdure. Pendant des décennies, les médias de masse de l’Hexagone ont ignoré Noam Chomsky, car l’intellectuel américain avait signé une pétition demandant à « l’Université et aux autorités de faire tout leur possible pour garantir la sécurité de Faurisson et le libre exercice de ses droits légaux »(3). Á l’époque, aucun des intellectuels associés à l’antitotalitarisme « n’a émis la moindre protestation face aux poursuites intentées à Robert Faurisson », pas plus qu’il « n’ai dit un mot pour s’opposer à la campagne de dénigrement dont était victime Noam Chomsky, alors qu’il n’était pas difficile de savoir ce qu’il s’était réellement passé (…) Cela laisse perplexe quant à la profondeur et la cohérence de leurs convictions antitotalitaires »(4). C’était dans les années 80, mais ce n’est pas fini : alors que le lendemain de l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, Noam Chomsky était invité à Paris pour y recevoir la médaille d’or de la société internationale de philologie, on apprenait que « la cérémonie devait se dérouler à l’Assemblée nationale, mais, du fait d’obscures pressions, le groupe socialiste qui était censé l’accueillir a tourné casaque ».(5) Chez nous en Belgique, c’est Michel Collon, Jean Bricmont, Bahar Kymiongur et d’autres qui sont objets de l’inquisition politico-médiatique. On les bannit, en même temps que ce qu’ils ont à dire. Á force, nous ne nous étonnons plus que le réflexe soit : « S’il ne peut pas parler, c’est qu’il a des choses intéressantes à dire », ce qui n’est évidemment pas toujours le cas et profite 

à des organisations nationalistes et xénophobes, « antisystème », dont l’intelligentsia disait pourtant vouloir se protéger. Faut-il à ce stade rappeler que la lucidité d’une personne dans un domaine ne se propage pas nécessairement aux autres domaines. De ce fait, l’ineptie des propos de Bricmont sur l’agriculture biologique, les OGM, la décroissance et l’anti-productivisme… ne nous empêche pas de reconnaître ses analyses fines et étayées sur la géopolitique, le lobby israélien, la censure médiaticopolitique. Son manque de lucidité sur certains sujets n’irradie pas l’ensemble de sa pensée, il n’est pas un modèle parfaitement cohérent. 

Pour revenir à cette distinction fondamentale entre vérité des propos et intérêt à les dire ou vérité des propos et intérêt à les rejeter -, elle indique qu’il faudrait donc pouvoir pleinement adhérer au contenu d’une phrase même si elle est dite par un ennemi politique, comme par exemple celle-ci : « Les États-Unis d’Amérique n’iront jamais prétendre que les dissidents déchaînés préfèrent leurs chaînes, ni que les femmes acceptent volontiers l’humiliation et la servitude », émanant de George W. Bush lors de son discours d’investiture à la Maison blanche en 2005 ; il faudrait donc reconnaître sa pertinence, « tout en prenant acte du fait que la politique du président américain n’a jamais suivi »(6), et que, donc, l’utilisation du langage était intéressée, perpétuant le mythe du désintéressement humaniste qui occulte l’impérialisme occidental. Comme il faudrait pouvoir reconnaître que Donald Trump avait, dans son programme politique lors de sa campagne, des propositions pertinentes et d’une certaine façon : subversives. Le dire n’est pas « défendre » Donald Trump, mais proposer une analyse dans laquelle on tente notamment de saisir pourquoi les médias dominants n’ont presque jamais évoqué ses propositions, pour se focaliser sur les autres, et ainsi comprendre certaines des raisons qui ont fait que le nouveau président a pu séduire la classe populaire. Ignacio Ramonet ose l’explication : « Aux yeux des couches les plus déçues de la société, son discours autoritaro-identitaire possède un caractère d’authenticité quasi inaugural. Nombre d’électeurs sont, en effet, fort irrités par le « politiquement correct » ; ils estiment qu’on ne peut plus dire ce qu’on pense sous peine d’être accusé de « raciste ». Ils trouvent que Trump dit tout haut ce qu’ils pensent tout bas (…) Le candidat républicain a su interpréter, mieux que quiconque, ce qu’on pourrait appeler la « rébellion de la base ». Avant tout le monde, il a perçu la puissante fracture qui sépare désormais, d’un côté les élites politiques, économiques, intellectuelles et médiatiques; et de l’autre côté, la base populaire de l’électorat conservateur américain. Son discours anti-Washington, anti-Wall Street, anti-immigrés et anti-médias séduit notamment les électeurs blancs peu éduqués mais aussi et c’est très important -, tous les laissés-pour-compte de la globalisation économique » (7)

La gauche bien-pensante réagira rapidement, par son habitude d’assimilation, en associant Ignacio Ramonet à Trump: « Ignacio Ramonet trumpisé ? ». (8) Reconnaître chez l’« ennemi » un propos pertinent nous mettrait d’emblée dans son camp. C’est comme si les révélations d’Edouard Drumont fin du XIXe siècle avait perdu toute valeur parce qu’il était considéré comme antisémite, et que les faits d’escroquerie avérée autour de la construction du canal de Panama et la corruption de la presse et des politiciens en perdaient tout intérêt : « Je ne veux pas le savoir ». On retrouve des traces récentes de ce réflexe d’assimilation, comme chez le premier ministre Manuel Valls, qui, alors « que les services secrets syriens sont venus lui proposer la liste de tous les djihadistes français opérant en Syrie », aurait répondu: « Pas question, nous n’échangeons pas de renseignements avec un régime tel que la Syrie »(9). Entre une collaboration dans le dessein d’épargner des vies et des attentats, la France a choisi… Chacun son camp. De même, lorsqu’un rapport de l’Agence de Renseignement du Ministère de la Défense (DIA) tentait de prévenir l’Exécutif américain que la chute d’Assad allait mener à un chaos identique à la Libye, les œillères et les bouchons étaient de rigueur. Le directeur de la DIA entre 2012 et 2014, indique que le rapport fut repoussé avec force par l’administration Obama : « J’ai eu l’impression qu’ils ne voulaient tout simplement pas entendre la vérité ».(10)

Précisons donc ici : si des sites qualifiés d’extrême droite reprennent des analyses sur le conflit syrien ou tout autre sujet de controverse, cela n’indique pas qu’elles n’ont aucune pertinence et qu’elles sont d’emblée fausses. Par contre, l’intérêt de ces sites à passer une telle information est certainement différente de la nôtre. Ils voient sans doute dans la « défense » du peuple syrien une façon de séduire l’électorat populaire, première victime de la mondialisation, en feignant de maintenir le danger à distance, loin des pays européens alors qu’ils pratiquent des politiques économiques défavorables aux classes populaires comme aux peuples étrangers dominés. 

On pourrait de même prendre des exemples hors de la sphère géopolitique. Ainsi, si les défenseurs de François Fillon voient dans l’acharnement contre leur candidat une manœuvre politico-médiatique alors que les médias dominants semblaient épargner Emmanuel Macron, ce n’est pas parce que nous sommes opposés à la politique de Fillon que nous devons rejeter ce constat. En outre, ne concéder aucune vérité à l’ennemi plutôt que le desservir peut lui être utile, faisant de lui une victime, un « candidat antisystème » porteur de nouvelles politiques. On néglige alors l’essentiel, qui dans ce cas est de faire la critique des vieilles recettes ultralibérales surannées qu’un candidat ressert, tout comme le fait de montrer que ceux qui s’opposent sont plus proches entre eux qu’on ne le pense. 

Le bien-pensant constamment soucieux de savoir ce que les autres pensent de lui, serait malade d’admettre que ses ennemis peuvent parfois avoir raison. Incapables de le faire, puisque ce serait les assimiler à eux, il assimile alors ceux qui en sont capables à ses ennemis. Il n’a pas le courage de penser seul et préfère prendre le risque de se tromper collectivement. 

Notes et références
  1. Ils le disent eux-mêmes clairement : « Voir son nom apparaître [ils parlent de Djordje Kuzmanovic, membre du PG de Mélenchon] dans les auteurs du site internet de Michel Collon est un point d’alerte notable. » Michel Collon qu’ils assimilent de suite à d’autres : « Michel Collon vous voyez non? Lui là en bonne compagnie avec Thierry Meyssan et Dieudonné » (photo sur le site). Et d’ajouter pour celui qui n’aurait pas compris : « un membre du bureau national du PG écrit donc bien des articles sur le site internet d’un type qui organise avec l’extrême droite des conférences de soutien à des dictateurs ». CQFD. Trouvé sur le site du doux nom Les Morbacks Véners: antifas et révolution, dans le pure style poétique des antifascistes… http://www.parasite.antifa-net.fr/puisqualexis-corbiere-la-ramene-parlons-de-djordje-kuzmanovic/
  2. Slavoj Žižek, Violence, Au Diable Vauvert, p.138.
  3. Chomsky, l’Herne, 2007, p.281.
  4. Jean Bricmont, La République des censeurs, L’Herne, 2014, pp. 72–73.
  5. Philosophie Magazine, mars 2017.
  6. Slavoj Žižek, Ibid., p.160.
  7. http://www.medelu.org/Les-7-propositions-de-Donald-Trump
  8. https://blogs.mediapart.fr/philippe-corcuff/blog/081116/ignacio-ramonet-trumpise
  9. https://francais.rt.com/france/10682-manuel- valls-refus-liste-djihadistes-squarcini
  10. “Échanges entre militaires” : les révélations de Seymour Hersh sur la Syrie, http://www.les-crises.fr/echanges-entre-militaires-par-seymour-hersh/#.VoEMgKFJAdI.facebook . Pour ceux qui useront des mécanismes décrits dans notre article, nous leur suggérons de rejoindre l’équipe Décodex de l’intelligentsia du Monde (qui avait classé le site les-crises.fr dans le rouge), et de les aider à parfaire leur « outil de vérification de la fiabilité des sources », qu’ils feraient bien de s’appliquer à eux-mêmes…

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