DIDIER REYNDERS EST-IL LE CANDIDAT LE PLUS LÉGITIME?

Lettre ouverte aux députés européens

Mesdames, Messieurs les Député∙e∙s européens,

En tant que journal de critique et d’investigation, nous aimerions vous alerter sur le danger que revêt la nomination de Didier Reynders comme commissaire à la Justice, à l’État de droit et à la Protection des consommateurs, alors que d’énormes soupçons pèsent sur lui. Nous souhaiterions vous faire prendre connaissance de notre travail journalistique qui appuie nos interrogations, devrait également instiller le doute chez vous et enclencher de fait le principe de précaution.

Nous suivons depuis longtemps les affaires autour desquelles celui qui a été choisi pour devenir commissaire européen gravite curieusement, comme son parti, le MR, ce qui fera dire au président de la commission d’enquête parlementaire sur le Kazakhgate, qu’il existe un véritable « réseau bleu ». Nous vous présentons succinctement celles-ci.

Le Kazakhgate : En 2010, alors que Nicolas Sarkozy, président français, est en tractation commerciale avec le Kazakhstan, portant sur la vente de 45 hélicoptères EC 145 du groupe Eurocopter (EADS) et 290 locomotives du groupe Alstom, pour la somme de 2 milliards d’euros, le président kazakh Noursoultan Nazarbaïev conditionne ce faramineux achat : « Je signe si tu interviens en faveur de mes amis poursuivis en Belgique(1)». Ces fameux amis, ce sont PatokhChodiev (nationalités kazakh et belge), Alijan Ibragimov (Ouzbek et Belge) et Alexandre Mashkevitch (Israélien et Kazakh), appelés par facilité « le trio kazakh ». Dès cette demande, une équipe se met en place. Damien Loras, conseiller Asie centrale de Sarkozy, connu comme « l’officier traitant » de Patokh Chodiev, contacte Jean-François Étienne des Rosaies pour qu’il lui trouve un avocat d’affaires international. Le choix se portera sur Catherine Degoul. Loras et des Rosaies montent donc une équipe technique (judiciaire et financière) et politique, entre la France et la Belgique. Outre Damien Loras, pilote du dossier, des Rosaies, intermédiaire, Catherine Degoul, avocate chapeautant le volet judiciaire, s’ajoute le vice-président du Sénat belge de l’époque, Armand de Decker, par ailleurs avocat.

Un député fédéral, Marco Van Hees, dira : « Un important faisceau d’indices désigne celui qui est toujours Vice-premier ministre dans le gouvernement fédéral comme ayant eu un rôle clé dans l’affaire Chodiev ». Nos investigations et celles des autres journaux en arrivent en effet toujours aux mêmes conclusions. Les liens de Didier Reynders dans cette affaire, avec Nicolas Sarkozy, Armand de Decker, Catherine Degoul, l’avocate du trio kazakh… ; les affectations à la sûreté de l’État de proches de Didier Reynders ; les accusations de Nicolas Ullens, agent des services de renseignements en Belgique (la Sûreté de l’État) entre 2007 et 2018 et les menaces dont il a fait l’objet, mais aussi les officines que sont l’Ordre de Malte, la Compagnie des Mousquetaires d’Armagnac, ou les concessions nobiliaires, où les protagonistes « s’entre-décorent »… Pour ne citer qu’un exemple : Aymeri de Montesquiou-Fezensac d’Artagnan, représentant spécial du président Sarkozy pour l’Asie Centrale, sénateur-maire UDI de Marsan, très proche du pouvoir kazakh et « grand ami du président Nazarbaïev », devient membre actif de la cellule franco-belge de soutien au trio kazakh. La justice française le soupçonnera d’avoir touché des commissions occultes à l’occasion du contrat de 2 milliards d’euros entre la France et le Kazakhstan. Aymeri de Montesquiou est capitaine de la Compagnie des Mousquetaires d’Armagnac, accusé, selon le journal Mediapart, de posséder un compte non déclaré avec son épouse, dans la filiale suisse de HSBC. Le 16 octobre 2010, Didier Reynders est intronisé « Mousquetaire d’Armagnac ». Hasard de calendrier : le 27 octobre 2010, Sarkozy et Nazarbaïev signaient 2 milliards d’euros de contrats. Parmi les autres membres de la confrérie intronisés ce jour-là, on trouve Armand de Decker, le Vice-président du Sénat et avocat du trio kazakh.

De nombreuses révélations ont été faites dans ce dossier, impliquant clairement Didier Reynders, à l’instar du courrier de Étienne des Rosaies à Claude Guéant : « J’ai donc obtenu le soutien déterminant de mon cousin germain Armand de Decker, qui nous a apporté l’« adhésion » des ministres de la Justice, des Finances et des Affaires étrangères. Et qui a « engagé » le vote (à l’unanimité) de son parti libéral pour modifier la 1re loi du nouveau Code civil de Justice belge autorisant l’État à « des transactions financières dans des affaires pénales recouvrant notamment les chefs d’inculpation de blanchiment, faux en écriture et association de malfaiteurs » »(2).En plein « Kazakhgate », Didier Reynders ne nie pas avoir rencontré l’avocate Degoul le 2.2.2012 dans le bureau d’Armand De Decker et celle-ci évoquerait même plusieurs rencontres.

Les fonds libyens : en mars 2018, on découvre que 10 milliards€ (sur 16 milliards) sur les comptes des fonds libyens placés en Belgique par Kadhafi, se sont évaporés(3). Les Ministres des Affaires étrangères sont les seules compétents dans les décisions de gel onusien, selon le règlement UE 2016/44. À l’époque du dégel, c’est Didier Reynders qui était ministre des Affaires étrangères. Étrange aussi pour un homme qui a toujours nié être intervenu dans la gestion des fonds libyens que de demander à son homologue si la Libye envisagerait le dégel d’une partie des fonds « pour des objectifs humanitaires ».(4) Par ailleurs, un courrier émanant de la banque Euroclear indique que dès novembre 2011, on a demandé à l’institution de créer un second compte pour libérer les intérêts du premier (environ 300 millions €/an d’intérêts). A cette époque, Didier Reynders est ministre des Finances pour trois semaines encore.

L’affaire des faux visas : alors qu’elle est seconde à l’ambassade de Belgique à Sofia (Bulgarie) dans les années 90, Myrianne Coen met à jour un vaste trafic de visas impliquant l’ambassadeur de l’époque, avec trafic de drogues, de viandes, prostitution, pornographie infantile, … on soupçonne également un lien avec les réseaux pédophiles et l’affaire Dutroux(5). A l’époque, le Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme (actuellement Unia), via son directeur Johan Leman, suspecte sérieusement dans cette affaire la traite d’êtres humains, et s’ajoutera ainsi à la plainte de Madame Coen. Dans cette affaire, Didier Reynders a été accusé en 2012 d’intimidations, de harcèlement et d’avoir écarté la diplomate de ses fonctions. Plutôt que d’ordonner une investigation plus profonde à partir des déclarations de Myrianne Coen, le Ministre Reynders « a l’honneur de déposer plainte » contre la diplomate le 31 juillet 2012, demandant « de bien vouloir procéder à une instruction judiciaire concernant les faits qui portent directement préjudice à l’honneur de l’État belge et, plus particulièrement, au SPF Affaires étrangères, Commerce extérieur et Coopération au développement ».

Les informations d’un ancien de la Sûreté de l’État : Nicolas Ullens de Schooten, ancien agent de la Sûreté de l’état, a apporté de nombreux éléments de suspicion concernant des affaires de blanchiment et corruption.

Vous êtes sur le point de valider la nomination de Didier Reynders comme commissaire européen à la Justice et l’État de droit, alors que sur les 20 dernières années son nom est lié en Belgique à de multiples conflits d’intérêts (liens avec des promoteurs immobiliers douteux rachetant des bâtiments de l’État à bas prix pour les relouer ensuite à l’État ‑sale and lease back‑, alors que Didier Reynders était ministre en charge de la Régie des bâtiments de l’État belge), à des faits de corruption (Kazakhgate, les fonds libyens) et des faits de blanchiment d’argent.

Deux dossiers judiciaires l’impliquant sont en cours actuellement :

  • un dossier à la Cour d’Appel de Mons sur le dossier dit du « Kazakhgate » ;
  • un dossier à la Cour d’Appel de Bruxelles suite à la plainte pénale de l’ancien agent de la Sûreté de l’Etat Nicolas Ullens contre les personnes qui comme auteur, co-auteur ou complice, l’ont menacé de mort et harcelé dans l’exercice de ses fonctions comme inspecteur à la Sûreté de l’Etat (VSSE) enquêtant sur divers dossiers de corruption et blanchiment d’argent dans lequel les noms du futur commissaire européen Didier Reynders et son bras droit et conseiller Jean-Claude Fontinoy apparaissaient.

Avec de tels dossiers en cours dans lesquels il est impliqué, le candidat commissaire présenté par la Belgique ne pourrait pas exercer des responsabilités importantes comme Commissaire européen à la Justice et l’État de droit avec l’honnêteté et l’engagement plein et entier que cette tâche demande.

La candidature de la commissaire présentée par la France, Madame Goulard, a été rejetée pour des motifs plus légers que les dossiers impliquant Monsieur Reynders.

Sur la base du principe de précaution, vous devriez demander à la Belgique de désigner une autre candidate ou un autre candidat commissaire.

Nous demandons :

- un débat public en connaissance de toutes les informations disponibles, notamment reprises dans ce courrier ;

- à cette fin, un report du vote du Parlement européen prévu mercredi 27 novembre, afin de rendre possible ce débat démocratique.

Alexandre Penasse

Rédacteur en chef du journal Kairos


Ce courrier est rendu public et envoyé en service de presse.

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