DES CHÈVRES À LA PRISON…

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Entretien sur le terrain du Kelbeek avec Raf Knops, militant écologiste qui, de par la lutte de Haren, s’est naturellement rapproché de la question carcérale et a pris conscience de la façon absurde dont elle était gérée politiquement. Ou comment la nature et le social se rejoignent… 

Kairos: Bon Rafael, qu’est-ce que tu fais ici? (nous promenant sur le terrain avec les chèvres). 

Raf : « Pour nourrir les chèvres il faut les faire circuler. J’essaie un peu d’imiter la nature, donc dans leur état naturel, elles font jusqu’à 10 km par jour.» 

Mais dans le futur « village carcéral », elles pourront circuler à l’intérieur du village, non? 

«J’ai peur que tu ne sois pas bien au courant, car il n’y aura pas de village carcéral ici.» 

C’est-à-dire ? 

« Tu t’es pas renseigné ? Y’a une ZAD (Zone Á Défendre), on occupe le terrain, et on n’a pas l’intention de laisser faire quoi que ce soit ici.» 

C’est bien, rien n’est fait donc? 

«Si, le début d’une ferme écologique est en train de se faire.» 

Explique… 

« En fait, on nous enquiquinait toujours avec « ouais, les gars, c’est quoi votre projet alternatif». Mais je me dis «d’abord y’avait la nature, et ce sont les foutus d’humains qui ont fait un projet alternatif à la nature». Ils détournent au fait la situation, ils disent «c’est quoi votre projet alternatif à la prison». Non! nous on veut le projet initial: la nature. Ils ne comprennent pas que la nature était là avant, donc on va les satisfaire et on va introduire une ferme écologique, comme ça on produit quelque chose, on peut vendre quelque chose, et puis ils sont contents, ils nous laissent tranquilles.» 

Tu penses qu’ils accepteront le truc? 

«Ils n’ont pas le choix, on est là les premiers.» 

Et explique un peu comment tu es arrivé ici. Tu étais sensible au carcéral? 

«En fait non, j’avais une vague idée que ce qui se passait dans les prisons,c’était pas vraiment génial, et donc j’avais une vague idée que dans les pays scandinaves ils avaient un peu plus creuser la question que nous et sont arrivés à des résultats plus convaincants: il y a beaucoup moins de récidives, ça coûte beaucoup moins cher à la société. Je suis venu en premier lieu pour la lutte écologique, mais avec les discussions autour du feu, j’ai commencé à m’intéresser à la politique carcérale, j’ai lu un peu, j’ai parlé avec pas mal de gens et puis c’est complètement débile au fait ce qu’ils sont en train de faire. Mais si prison il devrait y avoir, certainement pas une prison de 1200 détenus parce que c’est laisser la porte grande ouverte à des problèmes, des mutineries… d’abord ils n’ont déjà pas assez de matons pour faire le boulot qu’il faudrait faire dans les prisons, il y a des cellules de libres dans les nouvelles prisons qui ont été construites en Flandre…» 

Donc tu as lié la question carcérale en partant de la lutte écologique? 

«Moi, en premier lieu je suis toujours dans la lutte écologique, mais ce qui est intéressant sur cette ZAD-ci, c’est qu’au fait il y a trois luttes comprimées sur un lieu: tu as la lutte écologique, tu as la lutte pour la récupération des terres agricoles et contre les OGM et tout ce qui se fait dans l’agriculture industrielle et puis la lutte contre les prisons et les politiques carcérales. C’est ça qui est chouette et qui anime aussi les débats, il y a plein de gens avec des points de vue différents.» 

Il y en a qui ont fait le chemin inverse, qui sont partis de la lutte contre le carcéral vers la lutte pour l’environnement ? 

«Oui, c’est cela qui est chouette. Et le chemin n’est pas encore terminé ; par exemple, y’a quelqu’un qui est là surtout contre la prison et, je caricature pas, mais il boit toujours du Coca, et nous, on le voit arriver avec sa bouteille de Coca et on lui dit «t’as pas bien pigé le schmilblick ! ». Pour le moment, gentillement, on essaie de le pousser dans ce qu’on croit la bonne direction, et donc oui c’est chouette, il y en a qui font le parcours inverse.» 

Est-ce que ceux qui voulaient bien une prison au départ, mais une «petite», qui avaient peur que ça crée des embouteillages… est-ce qu’eux ont un peu élargi le problème? 

«Il y en a peut-être quelques-uns qui trouvant ce qu’on fait sympathique, ils ont fait un petit bout de chemin, mais honnêtement je me suis rendu compte un moment donné que je perdais mon temps à essayer de convaincre la population. Je m’inspire du modèle « masse critique » : si on arrive à convaincre 10% de la population, on gagne à tous les coups. 50% de la population, ce sont des moutons qui vont dans le sens d’où vont les meneurs. Donc tu as un gouvernement de droite, du moment qu’on les laisse devant la télé avec leur Coca, c’est bon, ils suivront. J’oublie donc la quantité et j’y vais pour la qualité.» 

Donc ici dans la ZAD, y’a pas beaucoup de gens du coin ? 

« Y’a une bonne dizaine de personnes mais sans qui on aurait pas tenu l’hiver. Je pense à une femme qui est presque là tous les jours, qui a deux enfants et un mari, qui a donc de quoi faire à la maison, mais elle a choisi d’aider la ZAD. Avec ces gens-là, tu changes le monde.» 

Sinon, pour toi, le combat est gagné? 

«J’étais là un mois après la première occupation, ça fait 6 mois maintenant que je suis là, j’ai vu changer les choses. L’énergie qu’il y a maintenant, elle est hyper positive, hyper constructive, on a des ressources humaines fantastiques et de plus on s’aperçoit que tous les acteurs impliqués dans le monde carcéral, tout le monde est contre, sauf les sociétés privées qui vont se faire du pognon: la magistrature est contre, le syndicat des policiers est contre, la ville est contre. Quand tu vois ça et la détermination sur le terrain, ça va pas se faire cette prison! On s’est mis devant les bulldozers deux fois: la première fois j’étais tout seul et donc ils sont passés, la deuxième fois ils ont dû faire demi-tour, et il y avait des policiers présents qui ne nous ont même pas demandé notre identité, ça veut dire quelque chose. » 

Et les bulldozers, c’était qui? 

«Des sous-traitants de la régie des bâtiments pour clôturer le terrain.» 

Aucune idée de ce qui pourrait se tramer dans les arcanes du pouvoir politique? 

«Non, ça il n’y a pas moyen de savoir, on connaît pas la logique, l’agenda, non, donc on essaie de deviner. Et de leur côté c’est la même chose, ils ne savent pas ce que nous on a l’intention de faire.» 

L’idée c’est de faire quelque chose sur toute la superficie ici? 

«Il y a 19 hectares, ils veulent construire sur 18 et ils nous laissent royalement 1 hectare où ils vont mettre trois bancs et de l’herbe, et ils appellent ça un parc.» 

Et le projet de ferme, il y a déjà quelque chose de pensé ? 

«Il y a plusieurs personnes qui veulent déjà s’engager, et on a fait un texte qu’on a présenté à la régie des bâtiments. Et au fond c’était comme ça avant: la partie qui n’est pas grillagée c’était une friche agricole, y’avait un fermier qui faisait du maïs et y’avait plein de petits potagers. Donc on change pas vraiment grand chose, on continue dans ce qui s’est fait les derniers 150 ans.» 

Ça a dû leur coûter cher ces clôtures? 

« Ça c’est, je sais pas…un chantier de 50 000 euros. L’autre jour on a vu deux personnes de Basics, la charmante société qui bétonne la planète, qui sont venues faire du repérage et qui se sont heurtées à une grosse barrière… on a parlé un peu avec eux. Au fait, ils nous ont dit que eux sous-traitaient: donc la régie des bâtiments engage Basics qui eux soustraitent à une autre société pour faire leur chantier. Donc Basics est un intermédiaire qu’on pourrait éviter, ça coûterait deux fois moins cher. C’est foireux à tellement de niveaux ce chantier que c’est trop simple de s’y opposer.» 

Et si les politiques proposaient une «bonne» idée comme une «ferme carcérale» avec des détenus qu’on ferait travailler pour faire nos tomates et des trucs comme ça… 

«Oui, ça pue vachement le système américain, parce que si tu continues la logique tu dis que plus il y a de criminels mieux c’est, parce que ce sont des travailleurs gratuits ou presque.» 

Propos recueillis par A.P., mars 2015 

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