Billet d’inquiétude citoyenne

Par Corine Dehaes, enseignante

Nous publions ce courrier d’une lectrice de Kairos, qui s’inquiète des choix qui sont en train d’être pris et de ce qu’ils induiront sur le « nous » et la société. 

« La liberté individuelle, c’est terminé ! » a asséné Emmanuel André, répondant à Ophélie Fontana lors d’une de ses récentes interventions au JT(1). Le choc. Ai-je rêvé ? A‑t-il réellement prononcé ces mots ? Un replay plus tard, je sais que je n’ai pas rêvé. Ces mots-là ont réellement été prononcés, sérieusement, sans sourciller, dans un journal télévisé à grande audience, par un des scientifiques éminents qui nous servent de guides dans nos errances Covid. « La liberté individuelle, c’est terminé ». Vraiment ?

Certes, j’ai bien compris l’intention. Emmanuel André avait indiqué être partisan de mesures plus contraignantes que celles qui étaient en vigueur cette semaine-là (autour du 20 octobre), s’inquiétait de la progression galopante de l’épidémie et affirmait que le bien commun imposait de contraindre chaque citoyen à respecter les injonctions, interdictions et obligations formulées par le gouvernement, de gré ou de force, sans autre choix possible.

Mais je ne peux pas souscrire à une telle façon de voir et de dire. Je suis citoyenne d’un pays libre et démocratique et j’entends le rester. La démocratie repose sur des valeurs-piliers, comme la liberté, qu’on ne saurait piétiner, même en temps de crise grave. Oui, la progression épidémique est alarmante, oui, il faut prendre des mesures, mais pas n’importe lesquelles, pas n’importe comment, pas à n’importe quel prix.

Si Emmanuel André pensait renforcer l’adhésion des citoyens avec ses paroles « fortes », il n’a pas emporté la mienne. Il l’a même définitivement ruinée. Certes, je reconnais la dangerosité du virus, je ne suis pas « coronasceptique ». Certes, je reconnais qu’il faut chercher des moyens de lutte active, qu’il faut éviter d’engorger les hôpitaux, qu’il faut prendre soin de tous les malades. Mais devons-nous pour ce faire déprogrammer la démocratie ? Lui nuire ? Déroger sciemment à ses principes et à ses valeurs ?

Devons-nous accepter de nous laisser entraîner, lentement mais sûrement, dans un dispositif à la chinoise, où surveillance, contrôle et répression sont rois ? Où la pensée est enfermée dans une prison étroite, sans marge de manœuvre critique ? Sans dissidence, sans contre-pouvoir, sans créativité ? Où la liberté de conscience étouffe sous un arsenal d’obligations, d’interdictions, de règlements et de sanctions ?

Allons-nous, sous la pression du virus et des mesures que le gouvernement choisit pour y faire face, renoncer à nous exprimer, abandonner nos diversités et nous uniformiser ? Allons-nous nous résigner à vivre tous masqués, tous robotisés par l’observance des « gestes-barrières », tous obsédés par la mise à distance de l’autre, sans plus réfléchir ni penser ni critiquer ?

Allons-nous nous laisser happer par la pensée unique, à tonalité exclusivement sanitaire et sécuritaire, et laisser s’installer durablement couvre-feu et État policier ?

Allons-nous vivre aux ordres, tous bien rangés et dociles, bien convaincus – ou faisant semblant de l’être – de l’infaillibilité du conseil scientifique, épiant l’éventuel voisin dissident (il ne porte pas de masque !) pour le stigmatiser comme anti-solidaire ou incivique, voire le dénoncer ? Allons-nous nous laisser glisser sans réagir sur cette voie, dont l’Histoire nous a montré, il y a de cela moins de cent ans, qu’elle conduit aux pires dérives criminelles ?

Allons-nous adhérer aux injonctions paradoxales qui fleurissent – « quand on aime ses proches, on ne s’approche pas trop » (vu à l’envi sur France 2 en été et en automne) – et qui ont un fâcheux air de ressemblance avec celles de Big Brother dans 1984(2) ?

Pourquoi un vrai et vaste débat citoyen ne pourrait-il pas prendre place sur ces sujets ? Un débat qui aurait lieu à tous les niveaux de la société ? Qui responsabiliserait tout le monde ? Qui mêlerait spécialistes et non-spécialistes, décideurs et électeurs ? Un débat qui permettrait à chacun, s’il le souhaite, de s’exprimer comme citoyen responsable et engagé, non d’être traité comme un enfant ignorant et faible, à qui l’on dicte ce qu’il doit faire ou penser, et que l’on menace de sanctions s’il n’obéit pas aveuglément ?

Je suis une citoyenne libre dans un pays libre. Je veux vivre dans une société libre, ouverte, créative, généreuse. Une société qui soit capable de garder, et même de renforcer, toutes ces qualités dans l’adversité. Une société vivante. Une société d’adultes qui s’enrichit sans cesse de sa propre diversité.

Nous avons tous des compétences. Et il nous appartient à tous de réfléchir à la mise en place de mesures adéquates pour lutter contre l’épidémie. Le point de vue des épidémiologistes et celui des économistes ne sont pas les seuls à prendre en compte ! Il en est beaucoup d’autres, qu’il ne faut pas ignorer.

De cette façon, nous exercerons d’autant plus fort et d’autant mieux notre liberté individuelle. Et nous serons davantage maîtres de nos choix et davantage solidaires. La liberté individuelle, ce n’est pas « terminé ». C’est bien plutôt maintenant qu’elle doit commencer à se déployer comme elle ne l’a jamais fait, maintenant, à la faveur de cette crise, qu’elle peut authentiquement dire son nom. La solidarité, bien loin d’exiger une extinction de la liberté individuelle, au contraire, s’en nourrit. Si nous mettons solidarité et liberté individuelle en opposition, nous condamnons la démocratie à perdre son âme.

Si nos décideurs persistent à ne nous laisser, à nous, citoyens, aucune marge de manœuvre et si nous les laissons faire, notre démocratie va mourir, comme elle est morte en Chine(3). Je n’envie pas les Chinois de Wuhan qui aujourd’hui font la fête, parce qu’ils sont « libérés du virus ». Ils ne sont en réalité plus libres du tout. Asphyxiés par une censure implacable, tracés en permanence via leur smartphone, marqués socialement, contraints à une transparence totale sur leur état de santé, les Chinois ne peuvent plus respirer sans que le Parti en soit averti. Est-ce cela que nous voulons pour nous ?

Puissions-nous chercher ensemble des solutions à la crise grave qui nous affecte. Puissions-nous le faire avec beaucoup de cœur et d’engagement. Mais pas au prix de la liberté.

Notes et références

  1. JT 13h RTBF – mercredi 21/10/2020
  2. « La guerre, c’est la paix. La liberté, c’est l’esclavage. L’ignorance, c’est la force. » in Georges Orwell, 1984, Folio.
  3. NDLR Pour qu’elle y meurt, encore faudrait-il qu’elle y soit née un jour.

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