A bas la société spectaculaire marchande

(Internationale Situationniste, mai 1968)

L’incontestable et seule vraie sensationnelle bonne nouvelle de ce début d’année est, sans conteste, les déclarations de cet économiste en chef salarié du Fond Monétaire International, un Français jusqu’à ce jour inconnu de nos services, Olivier Blanchard, qui, sans crier gare ni avertir qui que ce soit, a rendu public un épais rapport de quarante pages dans lequel, pour faire (très) bref il montre tout simplement et preuves et chiffres divers à l’appui que la fameuse politique du tout à la rigueur et à l’austérité est une grosse connerie. Rendons à César ce qui appartient à César et notons au passage que quelques autres avant lui avaient déjà et largement dénoncé l’idiotie et la perversité des mesures prises un peu partout. Les Jorion, Leclerc, Berruyer, Lordon et autres économistes en rupture de dogmes n’ont eu de cesse de dénoncer depuis de longs mois et sur tous les tons l’impasse absolue où menait cette politique et cela, qui n’étonne plus personne, dans le silence effarant de la «presse pravda» dans sa quasi totalité.

A l’inverse, le constat du camarade Blanchard, lui, a tout doucement été mis sur le devant de la scène, sans pour autant provoquer d’émois particuliers ni d’exégèses plus ou moins savantes. On aura seulement remarqué l’un ou l’autre commentaire des spécialistes garantis par le pouvoir et le garantissant qui, tous, allaient dans le même sens. Savoir ce que dit ce Monsieur n’engage que lui et, pour infime partie, le FMI; pour ce qui est des grosses têtes molles de la Commission européenne et des responsables de par chez nous, la question ne se pose pas de changer quoi que soit aux choix déjà faits; on va donc continuer d’avancer sur le même terrain familier et vaguement rassurant; et advienne que pourra. Ces imbéciles ne sont pas prêts de renier les principes ridicules d’une pseudo-science économique dite académique à laquelle ils vouent un culte qui n’a d’autres adeptes que ceux qui, par le truchement des voies les plus opaques, les entourloupes les plus nauséabondes, profitent largement et effrontément de la situation qui prévaut encore aujourd’hui. «Que faire, que faire» se demandait Lénine à un des moments clé de la Révolution bolchévique et, voyez-vous, je me le demande aussi… me reviennnent ces mots d’André Généreux lors des journées consacrées à la perspective éco-socialiste, à Paris, il y a peu (je le cite de mémoire): «Le grand problème ce n’est pas tant les défis environnementaux, sociaux et autres, le seul vrai problème c’est de convaincre de la réalité de ces défis, les 80 millions de gens qui, ici, en France s’en balancent éperdument».

Ne craignons pas, ami(e)s et camarades lecteurs, ne craignons pas de nous poser cette question même si, par certains côtés, elle peut paraître provocatrice. Le serait-elle, il ne me semble pas pour autant que cela serait une mauvaise chose. Regardons autour de nous, promenons-nous un peu plus souvent en rue, empruntons les transports publics; regardons et écoutons. Regardons ces visages, si nombreux à être comme frappés d’une étrange stupeur, d’un abattement désolant, d’un lourd fatalisme. Ecoutons ces brefs échanges – quand il s’en produit! — entre les gens; les mots qui se disent à propos du temps qu’il fait et qu’il fera demain, les maigres petits espoirs qui s’expriment maladroitement; la banalité et la vacuité de ce qui se dit là, si souvent, trop souvent, montre à quel point la médiocrité des temps a pu, si profondément, contaminer tant de consciences. A cet égard, on ne pourra que constater, une fois encore, la très parfaite adéquation des thèses situationnistes avec la situation dans laquelle nous sommes. Oui, le «Spectacle» dont Guy Debord, en 1967, a dénoncé la malfaisante réalité est devenu, plus de quarante ans plus tard, ce gigantesque monstre froid et hostile dominant toutes les sphères de la vie. Du travail – ou de son absence — aux loisirs, de la production de rien à la consommation toujours également effrénée de ce rien que sont les marchandises de toutes natures, qui s’offrent encore et toujours aux badauds éblouis et comme hypnotisés devant les vitrines des marchands, tout concourt à l’atomisation de ce qui reste de la société des hommes. Les messages, les ordres qui sont littéralement hurlés par les images élogieuses de la publicité commerciale et les injonctions de la prétendue «communication» politique — qui n’est que pure propagande, mensonges et supercheries — qui impose ses lois, ses décrets dans le plus parfait mépris du bien général, sont l’exact reflet de la «communication» telle que l’ont conçue les manageurs et autres ingénieurs dont le talent consiste à faire croire qu’ils ne sont pour rien dans ce qui arrive, de la même manière que nos élus s’abritent derrière les fumeuses directives européennes dans à peu près tous les domaines pour «faire passer» toutes les mesures qui visent les droits sociaux acquis, le délabrement des services publics, la privatisation de pans entiers des entreprises jusqu’ici appartenant à la collectivité.

Ajoutons à cela la lancinante et universelle machine à décerveler que constitue, à de rares exceptions près, la presse tant écrite que radiophonique ou télévisuelle; cette manière qu’elle a de dire impérieusement, souverainement et seulement ce qu’il est permis de faire savoir. Devant cela, devant l’étendue des tâches qu’il faudrait entreprendre, nous ne pouvons que déplorer de ne pouvoir compter que sur les armes qui nous sont les plus familières: les idées, les mots pour les dire, pour tenter de partager, faire comprendre et rallier à nous ceux-là qui vont, inquiets ou insouciants, sur le chemin tracé par avance, vaguement rassurant et illusoire, sur lequel ils cheminent aveuglément. Je songe à cet article du «Monde» paru il y a peu et où un clairvoyant journaliste entretenait ses lecteurs du fait que, «à cause de la crise», les Français se faisaient moins de soucis pour les questions environnementales. Grandiose découverte que celle-là! Il ne peut que tomber sous le sens que, lorsqu’on est en butte aux pires difficultés de toutes sortes, on a autre-chose en tête que ces vagues et si lointaines questions. Nous aimerions, n’est-ce pas, que notre modeste contribution aux multiples débats en cours soit reçue par d’autres que ceux qui, par avance, sont acquis, pour l’essentiel, aux thèses dont nous nous faisons les porte-paroles. Bien sûr, nous ne sommes pas seuls; d’autres, un peu partout, se parlent, échangent leurs multiples expériences, se regroupent en coopératives spontanées, en groupements d’achats; de petites formations politiques, des clubs et des assemblées se créent; enfin, des fenêtres s’éclairent aux murailles sombres du vieux monde, qui mettent de fragiles mais réconfortantes lumières dans la nuit qui recouvre tout.

Mais il faudrait des torches et des flambeaux portés par des multitudes pour que vienne la clarté! Et comment les animer, ces foules absentes? Par quels moyens; quelles pratiques inventer et mettre en œuvre qui iraient au-delà des mots? Je suis comme vous, comme le pauvre Lénine et comme tant d’autres; je me demande ce que je et nous pourrions faire. Et je n’ai pas la réponse que, de toute manière et tout bien considéré, il est peut-être vain de se poser. Comme le disait très justement et drôlement Pierre Dac, «L’ a v enir c’est du passé en préparation»… patience, donc.

Jean-Pierre L. Collignon

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