Autorité, quand tu ne nous (sou)tiens plus

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«Le symptôme le plus significatif de la crise, et qui indique sa profondeur et son sérieux, est qu’elle a gagné les sphères pré-politiques, comme l’éducation et l’instruction des enfants, où l’autorité, au sens le plus large, a toujours été acceptée comme une nécessité naturelle, manifestement requise autant par des besoins naturels, la dépendance de l’enfant, que par une nécessité politique : la continuité d’une civilisation constituée, qui ne peut être assurée que si les nouveaux venus par naissance sont introduits dans un monde pré-établi où ils naissent en étrangers. » (1)

prologue soCio-péDagogique

Mélissa(2) arrive en retard, peut-être pour la dixième fois. Elle tend nonchalamment son billet d’excuse, échange quelques mots avec ses copines, puis, sur mon insistance, s’assied à son banc. En train de faire un exposé devant ses camarades, Lucien s’assied spontanément sur ma chaise, alors que je suis debout à l’arrière de la classe. Je lui explique que, symboliquement, cela lui est défendu, car c’est ma place, et non celle d’un élève. Mais il n’a pas l’air de «percuter». À la fin du cours, Amine s’approche de mon armoire ouverte, en scrute l’intérieur puis avance la main pour saisir un objet. Là non plus il ne semble pas comprendre les raisons de mon indignation. Lui expliquant que son comportement n’est pas respectueux, il me répond «non, je ne vous ai pas manqué de respect, m’sieur, puisque je ne vous ai pas insulté». Définition négative et pour le moins minimaliste du respect! Beaucoup de jeunes ont pris l’habitude de faire la sourde oreille quand je les hèle, ou de me faire systématiquement répéter mes paroles. Pour éviter de devoir les toucher, je suis obligé de venir me placer dans leur champ de vision. La mauvaise foi est monnaie courante, même quand on est pris en flagrant délit. On se coupe sans arrêt la parole (y compris la mienne), comme dans les talk-shows. Les jeunes sont très pointilleux sur leurs droits, beaucoup moins sur leurs devoirs, dont le devoir de respecter un professeur, et d’abord un adulte. Alors qu’ils exigent le «total respect» à leur encontre, je dois ainsi continuellement leur rappeler que ce total respect n’est pas unilatéral mais réciproque. 

flash-baCk

Voilà ce que, entre autres, moult enseignants peuvent tirer d’une observation clinique de leurs élèves. Il faut maintenant interpréter et contextualiser ces observations. D’abord, on ne peut s’empêcher de comparer les époques. Dans la seconde moitié des années 1970, quand j’étais adolescent, la remise en cause de l’autorité des adultes en était à ses frémissements. Même quand nous nous risquions à la transgression, nous restions dans des limites «raisonnables». Nous reconnaissions la différence des places: l’un est enseignant, l’autre est élève (différentiation sociale); l’un est adulte, l’autre est mineur (différentiation générationnelle) S’il nous arrivait de chahuter dans certains cours, nous gardions le goût de la connaissance en ligne de mire et étions capables de changer rapidement de registre, passant du rire au sérieux ; puis, dans notre for intérieur, nous éprouvions généralement du respect et parfois même de l’admiration pour nos aînés. Nous savions que leur expérience de la vie nous serait utile pour grandir moralement et intellectuellement. Bref, nous avions besoin d’eux.

C’était hier.

Depuis les années 1980, il y a bien eu rupture et «du nouveau sous le soleil», même si les Grecs (comme Socrate et Hésiode), les Égyptiens et les Babyloniens se plaignaient déjà de la décadence de leurs jeunesses respectives. La palme de l’antériorité revient à ce vase babylonien datant de 3000 ans et portant l’inscription suivante: «Cette jeunesse est pourrie depuis le fond du cœur. Les jeunes gens sont malfaisants et paresseux. Ils ne seront jamais comme la jeunesse d’autrefois. Ceux d’aujourd’hui seront incapables de maintenir notre culture». Et alors ? Souvent utilisés comme contre-arguments, ces « sophismes du précurseur » sont aujourd’hui hors propos, car nous avons franchi un seuil décisif, que Hartmut Rosa explicite : « L’accélération sociale présente de manière constitutive dans la modernité franchit, dans la “modernité tardive” [Ndlr: nous y sommes], un point critique au-delà duquel il est impossible de maintenir l’ambition de préserver la synchronisation et l’intégration sociales(3).» En effet, les jeunes Athéniens du Siècle de Périclès pianotaient-ils déjà sur des smartphones? C’est principalement le déferlement technologique qui a fait la différence. On peut craindre que l’agencement culturel de la modernité ne souffre considérablement de cette accélération, voire ne s’effondre. Ayant grandi dans le relativisme, le culte de soi et de la marchandise, les adolescents ont perdu le goût d’apprendre et de se cultiver, se cloisonnent dans leurs référents générationnels issus de la médiasphère (télévision, jeux vidéo, téléphones portables, Internet) «Quel sera l’intérêt pour l’élève d’obéir au professeur et de lui reconnaître la moindre autorité sur lui, si le maître n’est qu’un pion noyé dans un océan technologique d’informations et de communications (c’est bien ce que devient le Web) qui n’ont plus besoin de lui ? », se demande Cédric Biagini(4).

ChaNgemeNt De régime 

Selon les pessimistes (dont je suis), l’autorité des enseignants s’est effondrée ; d’autres, plus optimistes, pensent qu’elle s’est simplement «transformée» – mais qu’est-ce à dire? Entre ceux qui souhaitent sa restauration au nom de la tradition, ceux qui souhaitent sa disparition au nom du progrès et ceux qui ne souhaitent rien du tout et attendent de voir (ou baissent les bras), examinons cela de plus près. Dans une société qui se dit démocratique, donc entraînée dans le mouvement irréversible de l’égalisation, l’autorité est fragilisée parce qu’elle ne sait plus sur quoi fonder sa légitimité. Pour unifier le social, il n’y a plus de point fixe exogène ni de grand récit – jadis la religion, la tradition, la patrie, la révolution prolétarienne, etc. –, « [la vie collective] ne se soutient plus d’un ordre préétabli qui transmet des règles, mais d’un ordre qui doit émerger des partenaires eux-mêmes […]»(5). Dans les rapports humains, l’horizontalité s’est substituée à la verticalité, le rhizome à la hiérarchie, les technologies de l’information et de la communication ayant encore davantage amplifié le phénomène. La désinstitutionnalisation et la détraditionnalisation (i.e. l’oubli de la longue durée) ont fait leur œuvre déstabilisatrice. Le temps est déjà lointain où un Bertrand Russell pouvait réclamer, en 1928, que « l’autorité, si elle doit gouverner l’éducation, doit s’appuyer sur l’une ou l’autre des puissances que nous avons examinées : l’État, l’Église, le maître d’école et les parents(6).»Les trois premières étant tombées en disgrâce, on ne peut malheureusement non plus compter sur la majorité des parents, qui ne représentent plus une source d’autorité morale pour leurs enfants, pour diverses raisons qui peuvent éventuellement s’additionner. D’abord, une raison éducative: la négociation a supplanté l’obéissance, les parents ne fixent plus de limites et ont de plus en plus souvent recours à des coaches en éducation; ensuite, une raison sociale : la précarité professionnelle que vivent les parents n’est pas de nature à asseoir leur prestige aux yeux des enfants, pas plus que les emplois généralement inutiles voire nuisibles auxquels ils s’adonnent; enfin, une raison psychanalytique que le philosophe Dany-Robert Dufour, sur les traces de Lacan, a bien cernée(7). L’érosion du Nom-du-Père comme symbole de la Loi et celle de l’Autre comme médiation entre soi et les autres(8) a accouché d’un « troupeau schizoïde égo-grégaire » : une masse d’individus infantiles, égotistes et conformistes, dont le surmoi défaillant entraîne une perception tronquée du réel. Cette génération de « crétins procéduriers », arrogants, incultes et fiers de l’être a escamoté le sujet névrotique kantien de la première modernité, qui était certes dominé par un surmoi tyrannique, mais était par ailleurs avantageusement pourvu de sens moral. C’est à partir de lui que l’École avait conçu ses modalités disciplinaires. Ayant affaire aujourd’hui à un troupeau schizoïde égo-grégaire, elle se retrouve désemparée…

 

Il est courant d’entendre dire que l’on a porté l’estocade à l’autorité en Mai ’68, quand on décréta qu’il était dorénavant interdit d’interdire. Une quarantaine d’années plus tard, les enseignants ont affaire à des adolescents qui ne leur reconnaissent plus le droit ni la capacité de les instruire, de les guider, de donner du sens aux milliers d’informations dont ils sont bombardés. Hier, les maîtres étaient (seulement) contestés, aujourd’hui ils sont récusés. L’inégalité positionnelle enseignant/enseigné est vécue comme une injustice et suscite de fréquentes incivilités, voire de la violence. La perversion de la démocratie – le démocratisme – et de l’égalité – l’égalitarisme – amène les élèves à s’adresser irrespectueusement aux professeurs, dans un langage familier, impertinent, parfois insultant. Or «comment concevoir et surtout pratiquer la relation éducative dans une culture traversée à ce point par une dynamique d’égalisation qui fait apparaître l’autre, toute espèce d’autre, comme un autre moi-même, donc comme un égal ? », questionne Alain Renaut(9). La définition des valeurs est aussi emportée dans la tourmente. L’accélération des rythmes de vie et des transformations sociales rend obsolètes les savoirs à échéances de plus en plus brèves(10). Car la crise de l’autorité est aussi une crise de la temporalité, comme le remarque Myriam Revault d’Allones : « Le temps a cessé de promettre quelque chose. Autrement dit, la “précédence” qui augmente l’autorité (dont celle-ci s’autorise) ne tient pas seulement à l’antériorité de ce qui nous préexiste dans le passé mais à l’attente d’un avenir possible: le “pas encore” ou l’au-delà projectif qui rassemble et organise nos actions(11).»La tâche de l’enseignant est épuisante: pour tenter de refonder provisoirement une autorité défaillante, il doit sans cesse imaginer de nouvelles ficelles: porter des vêtements à la mode, utiliser les technologies de la communication, calquer son langage sur celui des jeunes, faire montre des «qualités» préférées chez eux comme le goût de la performance, l’audace, le culot, voire inspirer une certaine crainte. Bref, les recettes du jeunisme consistant à aller dans le sens du vent adolescent pour s’en faire des alliés et, ce faisant, espérer leur «faire passer» quelques savoirs, bien souvent sous le plus petit dénominateur commun. À l’inverse, le professeur qui veut garder le cap de sa culture risque de prêcher dans le vide(12). Donner cours serait-il devenu une mission impossible(13) ?

CoNserver plutôt que balayer 

Dans une société décente, l’École redeviendrait un outil d’émancipation pour tous, s’opposerait à l’individualisme, délaisserait la fureur de la performance et des classements. Elle redéfinirait son rapport au temps en tenant compte de ces mots «qui commencent par “pré” mais qui sont tournés vers l’avant: préméditation, prévoyance, prévision.»(14) Elle délivrerait une nouvelle paideia, cette éducation de tous les citoyens à des valeurs communes, ancrée dans la précédence symbolique du collectif. Elle aiderait les élèves à l’«acquisition ardue de la lucidité existentielle» (Christian Arnsperger, 2009) et même à «développer une conscience passionnée de la finitude humaine» (Peter Sloterdijk, 2000) Je ne prône certainement pas le retour à une école liberticide qui écraserait les individualités pour les normaliser, les dresser. L’autorité ne se confond pas avec le pouvoir, elle émane de ce qui fait sens commun dans la société, autrement dit des institutions imaginaires. Je la voudrais émancipatrice, apte à fournir des repères pour la pensée et l’action. Elle est en outre garante de la possibilité d’une transmission: «Ce qui fonde l’autorité des enseignants, c’est leur savoir et leur fonction. Ils ont avant tout à transmettre des connaissances », une évidence que rappelle Alain Seksig, inspecteur de l’Éducation nationale en France(15). On est donc loin du dogme de «l’enfant au centre du système éducatif» et de la prétendue « co-construction » des connaissances par les enseignants et les apprenants, aux relents relativistes et démagogiques, promue par ce socioconstructivisme à la mode chez les pédagogues «progressistes». Si un monde nouveau est à inventer, ce n’est pas en inversant l’ordre générationnel de l’acte éducatif ni en faisant une table rase culturelle, mais en réexplorant dans le passé, et singulièrement dans la modernité des Lumières, ce qui peut ouvrir de nouveaux futuribles et compossibles. N’est-ce pas là une tâche passionnante pour l’éducation? Comprendre comment nous en sommes arrivés là pour avoir une chance de comprendre comment en sortir, sans cacher ce qui va arriver(16). Précisons, pour conclure, qu’il n’y a pas de raisons valables de changer les bases de l’éducation. Elles resteront bel et bien l’antériorité, l’altérité et l’autorité.

Bernard Legros

Notes et références
  1.  Hannah Arendt, La crise de la culture, éd. Folio, 1954/2011, p. 122.
  2. Les prénoms d’élèves sont fictifs.
  3. Hartmut rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, éd. La découverte, 2010, p. 35.
  4. cédric Biagini, L’emprise numérique. comment Internet et les nouvelles technologies ont colonisé nos vies, éd. L’echappée, 2012, p. 154.
  5. Jean-Pierre Lebrun, La perversion ordinaire. Vivre ensemble sans autrui, éd. denoël, 2007, p. 151. Voir aussi, du même auteur, Un monde sans limite, éd. erès, 2011.
  6. Bertrand russell, essais sceptiques, éd. Les Belles Lettres, 2011, p. 199.
  7. cf. dany-robert dufour, on achève bien les hommes. de quelques conséquences actuelles et futures de la mort de dieu, éd. denoël, 2005 et Le divin marché. La révolution culturelle libérale, éd. denoël, 2007.
  8. Selon Lacan, l’Autre se confond avec le langage qui nous structure et nous lie, il soutient toute expérience humaine.
  9. Alain renaut, La fin de l’autorité, éd. Flammarion, 2004, p. 141.
  10. cf. Hartmut rosa, op. cit.
  11. myriam revault d’Allonnes, Le pouvoir des commencements. essai sur l’autorité, éd. du Seuil, 2006, p. 138.
  12. on retrouve l’opposition entre les « pédagogues » et les « républicains » entre autres chez Jean-Paul Brighelli, La fabrique du crétin, éd. Gallimard, 2005.
  13. La physicienne Bodil Jönsson constate que « la génération plus âgée possédait entre autres, des connaissances dont la suivante avait manifestement besoin. […] Aujourd’hui, la situation est tout autre. Les offres d’emploi dans les journaux demandent parfois des qualités qui font totalement défaut à une personne de trente-cinq ans, mais que l’adolescent de quinze ans a apprises en jouant avec son ordinateur. difficile dans ce cas d’affirmer que l’expérience vient avec les ans et que les jeunes doivent utiliser leur temps comme temps d’arrêt. Pour ce qui relève de notre époque, nous, les vieux, nous ne possédons pas plus d’expérience et de compétences que les jeunes. moins même, puisque nous sommes figés dans des modèles de pensée anciens et de fait limités dans ce que nous pouvons saisir. » In dix considérations sur le temps, éd. Gallimard, 2000, pp. 54 & 55.
  14. Bodil Jönsson, op. cit, p. 146.
  15. Patrice Huerre et danièle Guilbert (dir.), questions d’autorité, éd. érès, 2005, p. 94.
  16. cf. clive Hamilton, requiem pour l’espèce humaine, Les presses de sciences-po, 2013.

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