Nous ne sommes pas tous Charlie

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Lorsqu’on décide d’écrire un article autour des événements qui ont eu lieu hier à Paris(1), dans les locaux de Charlie-Hebdo, et que l’on essaye de traiter le sujet de façon critique, la pression idéologique est telle que l’on sent tacitement cette obligation morale de préciser dès le départ que l’on condamne les faits, faits auxquels les commentateurs ajoutent le plus souvent un ou des qualificatifs forts : crapuleux, barbares, ignobles, sataniques… Au fond, ce qui ne se pose pas comme question dans pareil cas, c’est l’anormalité d’avoir, comme journaliste, à préciser cela : quelles personnes morales, institutions ou autres représentants, opposés ou non aux idées défendues par les victimes, ne verraient donc pas dans une telle tuerie quelque chose de mal ? L’acte a d’ailleurs été condamné mondialement et unanimement par tous les États, tous les cultes confondus, dans une communion idéologique que seul ce genre d’événement mobilise.

Dès lors que le consensus est seul maître, nous craignons de dire autre chose, nous n’osons plus, si nous le savons encore, penser : tout se cristallise sur des victimes que l’on décrit de façon dithyrambique et sur une volonté grégaire de ne former qu’un corps social non partagé par des conflits : « Aujourd’hui la France a été attaquée en son cœur », dira au soir du 7 janvier François Hollande ; corps social décrit dans des termes élogieux, porteur suprême de la liberté. Penser la chose ce n’est pourtant pas se jeter dans des hommages pathétiques à répétition, mais voir certainement dans cette indignation, le plus souvent affectée, une signification : si l’on médiatise ce qui est évident, c’est que cette médiatisation a une autre fonction, plus importante que celle qu’on croit et qui nous paraît évidente. Car que dire de journaux qui ont fait de la désinformation leur fond de commerce, qui tous les jours nous gavent de faits divers dont la description rend hermétique notre rapport à l’autre et nous mène à catégoriser et hiérarchiser sans cesse les sociétés en groupes ethniques, sans nous expliquer en quoi l’inégalité génère la misère ? Les laudateurs des « je suis Charlie », les mêmes qui au lendemain des attentats du 11 septembre nous faisaient dire « nous sommes tous Américains », jouent la carte de l’émotion et font feu de tous bois ; ils profitent d’un fait pour occulter leur part de responsabilité dans l’état du monde, et rebondissent en s’instituant d’emblée comme victime de la haine contre la liberté d’expression. Ils ressassent, générant l’association automatique entre les victimes de Charlie-Hebdo et eux-mêmes, potentielles victimes à venir(2) : « Nous pouvons donc mourir pour avoir écrit et fait rire », nous dit l’inébranlable icône outrecuidante du Soir, Béatrice Delvaux(3), dans un vibrant appel à haut risque pour « continuer à l’ouvrir »… nous qui pensions qu’elle l’avait toujours fermée, sauf quand il s’agissait de défendre patrons et capitaines d’industrie.

A nouveau donc, la pensée est morte. Et les journalistes peuvent user d’un événement, ayant eu lieu sur leur propre terre, ce qui est rare, pour créer l’une des deux illusions d’un contre-pouvoir que Serge Halimi mettait en évidence dans son ouvrage Les nouveaux chiens de garde : celle qui se nourrit de la tragédie. Comme il le dit : « Bien involontairement, ces victimes du « devoir d’informer » alimentent la légende dorée dont sont friandes une profession normalisée et ses vedettes révérencieuses »(4), légende d’un pouvoir dénué de tout intérêt mercantile et traitant l’information en toute objectivité. Les mêmes qui, tirant parti d’un événement tragique, s’instituent en grand défenseur de la liberté d’expression, nous narrent-ils les censures quotidiennes de leur rédaction ? Celle par exemple dont fut l’objet Hervé Kempf pendant son enquête sur la lutte contre l’aéroport de Notre Dame des Landes, et qui dira dans son article « Adieu Le Monde, vive Reporterre » : « Ce 2 septembre, quinze ans et un jour après y être entré, je quitte Le Monde (…) Que je quitte volontairement un titre prestigieux étonnera peut-être. Mais certes moins que la raison qui m’y pousse : la censure mise en œuvre par sa direction, qui m’a empêché de poursuivre dans ce journal enquêtes et reportages sur le dossier de Notre Dame des Landes. Au terme de l’histoire que je vais ici retracer, il ne me restait qu’une issue, si je voulais conserver la liberté sans laquelle le journalisme n’a pas de sens : abandonner le confort d’un salaire assuré et de moyens de travail avant que soit étouffée la dernière marge d’expression qui me restait »(5). Ils n’évoqueront donc pas les censures qui font vivre la presse qu’ils choisissent de faire, et préféreront profiter de façon opportuniste d’un moment pour maintenir l’illusion de leur indépendance : « Nous sommes tous Charlie » (Libération), « La liberté assassinée » (Le Figaro), « Ils ne tueront pas la liberté » (Le Parisien)…

François Hollande n’en dira pas moins, lui qui est un proche ami de Matthieu Pigasse, banquier d’affaires directeur de la Banque Lazard, propriétaire des Inrockuptibles et du quotidien Le Monde, avec une famille bien ancrée dans la presse, notamment un frère, Nicolas Pigasse, qui sait ce qu’est la « liberté d’expression » en tant que propriétaire de… Public, le magazine people par excellence. Hollande qui, en 1985, dira dans un ouvrage écrit sous pseudonyme, avec trois autres acolytes bien placés : « Finis les rêves, enterrées les illusions, évanouies les chimères. Le réel envahit tout. Les comptes doivent forcément être équilibrés, les prélèvements obligatoires abaissés, les effectifs de la police renforcés, la Défense Nationale préservée, les entreprises modernisées, l’initiative libérée »(6). Il n’y avait pas eu d’attentats à l’époque, mais soyons sûrs que les effets de ces politiques et de celles qui suivront, plus que favorables au capital, ont eu leurs répercussions sur les couches sociales les plus faibles, notamment en créant un vivier de pauvreté et de rancœurs, d’espoirs déçus dans une société du spectacle faisant de la star le modèle à suivre, de désespoir et donc de haine dans ce qu’ils appellent maintenant les ZUS (zones urbaines sensibles).

Deuil national décrété, drapeaux en berne, rassemblements de milliers de manifestants en France et dans d’autres pays européens. Le temps n’est pas à la réflexion, à la mesure et à la compréhension ; il ne l’est donc pas pour, esprit libre, échafauder toutes les hypothèses. Certes, les cerveaux étaient prêts, tant les médias de masse ont fait leur travail, avec en France TF1 en tête d’audience, appartenant à Bouygues, groupe industriel qui a fait de la chaîne, privatisée en 1987, l’étendard de la modernité abrutissante, du divertissement des « consom’acteurs », simples réceptacles de contenus créateurs de désirs d’acheter les produits qu’elle vante à longueur de journée dans ses publicités.

La grande messe de Hollande

Le discours solennel(7) de Hollande au soir du 7 janvier reprend les éléments de propagande classique que l’on vient de décrire.

  • il crée des héros : « ces hommes, cette femme, sont morts pour l’idée qu’ils se faisaient de la France, c’est-à-dire la liberté. Ce sont aujourd’hui nos héros », autour desquels se cristallise le sentiment national et se prépare l’unité;
  • il gomme les différences entre les individus pour les rassembler sous une identité commune. A ce titre, ce n’est pas un journal qui a été attaqué, c’est la France : « Aujourd’hui c’est la république tout entière qui a été agressée » ;
  • Par cette figure de rhétorique, l’attaque se mue en attaque contre les valeurs de la République : « La République, c’est la liberté d’expression ; la République, c’est la culture, c’est la création, c’est le pluralisme, c’est la démocratie. C’est ça qui était visé par les assassins. C’est l’idéal de justice et de paix que la France porte partout sur la scène internationale ». Ou même, atteignant le summum de ce qu’Orwell avait pu pressentir (la guerre, c’est la paix, tuer c’est faire vivre) : « Ce message de paix, de tolérance, que nous défendons aussi à travers nos soldats pour lutter contre le terrorisme et le fondamentalisme » ;
  • il prépare les esprits à la guerre permanente, déploie la stratégie de la tension, instille la peur : « Des forces de sécurité vont être déployées partout, là où il peut y avoir le début d’une menace »(8) ;
  • Le plus important : il interdit de penser autrement, il oblige à l’unité (Sarkozy dira dans son allocution : « C’est un impératif d’unité nationale auquel nul ne peut et ne doit se soustraire », la parole sacrée propagée par les médias ne peut donc être profanée), à l’unanimité, éléments prémonitoires d’une intolérance à venir et d’une censure organisée par les médias et l’État, censure qui sera perçue, vu la gravité des faits, comme encore plus acceptable : « Nous devons être nous-mêmes conscients que notre meilleure arme, c’est notre unité, l’unité de tous nos concitoyens, face à cette épreuve. Rien ne peut nous diviser. Rien ne doit nous opposer. Rien ne doit nous séparer. La liberté sera toujours plus forte que la barbarie » ;
  •  Pour ce faire, il crée donc un ennemi, essentiel, qui assure la cohésion du groupe : « La France, elle a toujours vaincu ses ennemis quand elle a su justement faire bloc autour de ses valeurs, c’est ce que je vous invite à faire ». Quoi qu’en dise les discours affectés d’apaisement, il nomme et identifie celui qui depuis longtemps était désigné comme le coupable : le musulman(9).

Il faut ajouter que, devenant les symboles de la liberté d’expression, ces « victimes du devoir d’informer », muées en « héros », répandent sur la presse de façon générale et indifférenciée le souffle de l’audace et de la témérité. Les journalistes deviendraient ainsi les derniers remparts contre la barbarie, au risque de leur vie. Béatrice Delvaux, éditorialiste en chef du Soir, proche du monde de l’argent et de la finance(10), qui dans les trois dernières émissions du Grand Soir a pris plaisir à mettre, sur une chaîne publique (La Première), Pieter Timmermans (administrateur délégué de la Fédération des Entreprises de Belgique, le 13.12), Didier Reynders (copain des patrons et accessoirement Vice-premier et ministre des Affaires étrangères, le 20.12) et Etienne Davignon (richissime industriel belge, le 03.01) « sur le grill »(11), profite de l’occasion « Charlie » pour feindre l’audace de sa rédaction : « L’assassinat des caricaturistes de « Charlie Hebdo » est une chape de plomb qu’on vient de plaquer sur notre liberté d’expression (…) C’est la liberté de tous les démocrates qui est menacée par la vengeance meurtrière de quelques barbares qui ne peuvent supporter qu’on pense autrement qu’eux (…) Aurons-nous la force et le courage de tenir bon ? C’est l’effet le plus insidieux de cette boucherie ostentatoire : faire taire, pousser au silence, faire rentrer dans « le rang », sous le coup de la crainte, nouvelle, de perdre la vie. Notre premier devoir de mémoire pour les morts de « Charlie Hebdo » sera donc la lutte, la résistance : continuer à l’ouvrir ». Bravo ! Quel spectacle, quel tour de prestidigitation Madame Delvaux ! Heureusement, tous ne sont pas dupes, et vos bonimensonges ne masqueront pas votre parti pris. Votre vie n’est pas en danger Madame Delvaux, n’ayez crainte, vous nagez dans le courant. Vous êtes dans « le rang ».

« Nous sommes tous Charlie »… mais d’autres le sont un peu moins

Peut-on dire, ose-t-on dire, que cet « attentat » tombe à point, à l’heure où il faut faire passer la pilule de l’austérité ? Que c’est une véritable offrande qui est faite au gouvernement français et à son président en chute libre dans les sondages, mais également du pain bénit pour Sarkozy et Marine Le Pen, qui ont débuté leur campagne médiatique pour les présidentielles de 2017 ? Qu’à nouveau le « sentiment national » transcende toutes réflexions individuelles et collectives construites et crée l’illusion, derrière le « nous sommes tous Charlie » – qui est au fond un « nous sommes tous Français », donc un « nous sommes tous Occidentaux » –, d’une identité commune gommant les différences interindividuelles – notamment celle en terme de richesse – (car quand nous sommes tous Charlie, il n’y a plus de pauvres, il n’y plus de riches), et ostracisant un groupe qui est, nécessairement, un peu moins, ou pas du tout « Charlie » (pas besoin de citer lequel) ? Dire cela ce n’est pas nourrir la théorie du complot, mais c’est énoncer que les avantages collatéraux d’un tel attentat sont tellement importants qu’on ne peut ignorer d’autres pistes.(12)

Mais dans pareils cas, toutes les valeurs s’inversent à nouveau. Obama, président friand des exécutions extra-judiciaires, assure Hollande de sa solidarité et du soutien à la lutte contre le terrorisme. N’est-ce pas l’administration Obama qui a « autorisé l’élimination physique, hors des frontières des Etats-Unis, de personnes désignées plus ou moins hâtivement comme « terroristes », quand bien même elles ne participent pas directement à des opérations armées » ? « M. Obama [qui] a intensifié le programme « secret » d’exécutions sommaires visant des ressortissants étrangers » ? John Kerry s’exprimant pour la première fois en Français à l’attention des français, dira : « Les Américains sont solidaires de votre détermination à protéger la valeur qui fait si peur aux extrémistes et qui a toujours uni nos deux pays : la liberté ! »(13). Les USA qui parlent de liberté, c’est un peu comme si un tortionnaire ouvrait un salon de massage. Kerry évoque le pouvoir de la liberté d’expression contre l’obscurantisme ? Cocasse, « alors que son pays n’a cessé depuis 1995 de bombarder et de détruire les télévisions qui lui faisaient ombrage en Yougoslavie, en Afghanistan, en Irak et en Libye ».(14)

Soyons sûrs d’une chose, cet événement du 7 janvier 2015 porte un coup inédit à la liberté d’expression, non pas de ceux qui la défendaient dans les marges acceptées du spectacle démocratique moderne, mais de celle qui se veut radicale et osait dire ce qui ne peut pas se dire, ce qui ne veut pas se dire. En France, et cela aura des répercussions en Belgique, cet événement prendra l’ampleur, en terme de réactions politiques, d’un 11 septembre. La situation, dans ce qu’elle offre de réactions médiatiques et politiques à tout cela, signe certainement un début de dérive autoritaire et d’attaque contre ceux qui dénoncent le système dans lequel nous sommes, et est sans précédent. Il sera d’autant plus difficile de dire, et de faire passer le message massivement, que la presse de masse est partie prenante dans la situation du monde que nous vivons.

Nous ne sommes donc pas tous Charlie, car au-delà de l’événement tragique, cette identification organisée médiatiquement et reprise en cœur par la foule, occulte la réalité, tue l’esprit critique, nous empêchant notamment de voir à quel point la presse de masse a généré le monde dans lequel nous vivons.

Alexandre Penasse

Notes et références
  1. L’article a été rédigé le 8 janvier 2015, lendemain de l’attaque dans les bureaux de Charlie-Hebdo. Le texte ici publié est demeuré le même, excepté quelques adaptations temporelles. Seul un changement, destiné à ne pas heurter certains lecteurs, mais que l’auteur de cet article fait à contrecoeur, est selon nous important à préciser : il s’agit de la citation d’un journaliste, que volontairement nous ne citerons pas. Ceci pour que le lecteur se focalise non par sur l’identité de celui qui a énoncé les propos mais sur la véracité, ou non, de ce qu’il a dit.
  2. Il ne faudrait pas non plus, comme c’est en train de se faire, voir dans Charlie-Hebdo le chantre du journalisme indépendant et radical, opposé au système capitaliste et hors du système de pensée dominant. Celui-ci, s’il a le droit et le mérite d’exister, reste ce qu’il est, avec ses intérêts et ses contradictions, ses coups de gueule acceptés et acceptables. L’indignation aurait-elle été la même si un journal anticapitaliste par exemple, avait été attaqué de façon identique ?
  3. C’est nous qui soulignons. http://www.lesoir.be/752277/article/debats/editos/2015–01-08/continuer-l-ouvrir
  4. Serge Halimi, Les nouveaux chiens de garde, Éditions Raison d’agir, 2005.
  5.  www.reporterre.net
  6. Cité dans La violence des riches. Chronique d’une immense casse sociale, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Éditions La Découverte, 2014.
  7. Le terme solennel provient du latin religieux. Les citations non sourcées qui suivent sont tirées de l’allocution télévisée de Hollande au soir du 7 janvier.
  8. Question du jour sur leparisien.fr : « Après l’attentat à Charlie-Hebdo, craignez-vous pour votre sécurité ? ».
  9. Il semble que des lieux de cultes aient déjà fait l’objet d’attaques en France (au Mans et dans l’Aude notamment), ce 8 janvier. Depuis http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2015/01/12/01016–20150112ARTFIG00395-les-actes-anti-musulmans-se-multiplient-depuis-l-attaque-de-charlie-hebdo.php
  10. Elle a préfacé le livre d’Albert Frère, Albert Frère, le fils du marchand de clous, et a été stagiaire au FMI.
  11. http://www.rtbf.be/lapremiere/emissions_le-grand-oral?programId=5633. Rassurez-vous, les invités n’ont pas souffert, et les questions sont demeurées dans le cadre journalistique accepté.
  12. Voir note de bas de page 1, en excusant l’auteur qui comprendra, nous l’espérons, le sens plus important que de la sorte nous voulons donner à celui défini par les médias de « liberté d’expression », notamment.
  13. Lire « Le président Obama, du prix Nobel aux drones », www.monde-diplomatique.fr/2012/10/MADAR/48242
  14. Voir note de bas de page 1 et 12.

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