Un chant pour le sol

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«Le sol est la principale ressource de l’humanité et réclame une politique globale de sauvegarde. Les ressources en sols sont limitées et ne constituent qu’une couche superficielle, mince et fragile de la croûte terrestre, extrêmement vulnérable à une surexploitation et à une mauvaise gestion. Tous les écosystèmes terrestres sont fonction du sol; en leur absence, les plantes qui nous fournissent les aliments, les fibres, le combustible, le bois d’œuvre et l’oxygène ne pourraient pousser.»(1)

La vie est rare dans l’univers. Et tous les efforts nés de l’espoir d’en trouver des traces ailleurs que sur notre planète sont à ce jour restés vains. A la surface de celle-ci, d’où nous l’observons, la vie semble être omniprésente. Elle renaît de toutes les extinctions, s’adapte aux conditions les plus extrêmes et se présente sous des formes si variées qu’elle donne l’illusion d’être la norme. Pourtant notre biosphère est bien mince comparée aux douze mille kilomètres de diamètre de notre planète. A trente mètres sous la surface de la terre, on ne trouve plus ‑ou quasiment plus- de vie, et notre atmosphère ne mesure que quelques kilomètres d’épaisseur. En vérité, l’essentiel de la biomasse et de la biodiversité terrestre se concentre dans une fine couche de cinquante centimètres d’épaisseur en moyenne mondiale: le sol. Notre planète, dont les océans et l’atmosphère sont pourtant bien plus volumineux que lui, fut légitimement nommée la Terre. Elle est en effet la seule planète à disposer d’un sol, au sens pédologique, c’est-à-dire non pas support inerte, mais milieu organo-minéral vivant.

Le sol est cette couche superficielle et d’épaisseur variable des surfaces continentales qui résulte de l’altération de la roche-mère sous l’action du climat et des organismes vivants. Il est à la fois le produit et le support de développement de la végétation, donc de la biosphère continentale. En position d’interface avec l’atmosphère, les eaux et les roches, il joue un rôle central dans la régulation des grands cycles planétaires tels que ceux de l’eau, du carbone ou de l’azote. Ainsi, le sol, véritable nœud des écosystèmes terrestres, est au cœur des grands enjeux planétaires que sont la sécurité alimentaire, le changement climatique ou la biodiversité. Il demeure pourtant largement méconnu et souvent considéré comme simple support de nos cultures et infrastructures. Reconsidérer le sol, milieu exclusivement terrien, regorgeant de vie mais particulièrement fragile, est donc une nécessité primordiale.

L’ensemble des processus qui aboutissent à la formation d’un sol, la pédogenèse, est un phénomène lent. Selon les conditions climatiques il faut de l’ordre du millier à plusieurs dizaines de milliers d’années pour qu’un sol se forme.

Le premier matériau constitutif du sol est la roche-mère. Mise à nu, et quand les conditions le permettent, elle est colonisée par des espèces pionnières (bactéries, algues, lichens, mousses). C’est leur activité biologique et l’apport de matière organique qu’elles représentent qui permet au processus de formation du sol de s’enclencher. Ces espèces pionnières attaquent chimiquement la roche, et laissent en mourant un substrat qui pourra accueillir d’autres espèces. C’est le début d’un long cycle de successions écologiques pendant lequel les communautés vivantes vont se complexifier de plus en plus et le nombre d’espèces s’accroître, jusqu’à un état de stabilité appelé climax. Au cours de ce processus, le sol s’épaissit par l’altération de la roche-mère en profondeur, et par l’accumulation de matière organique en surface. Il forme progressivement un milieu colonisable par les racines des plantes dites supérieures, jusqu’aux arbres. Il devient l’habitat d’une extraordinaire multitude d’organismes qui le travaille et le brasse en permanence. Lors de cette maturation du sol, différentes strates appelées horizons se différencient en fonction de leur composition. Plus le sol est évolué, plus ces horizons sont distincts. Depuis la fin de la dernière ère glaciaire, il y a environ douze mille ans, la forêt diversifiée de feuillus a progressivement remplacé la toundra en Europe. C’est en effet la végétation climacique du système sol-plante sous nos latitudes. Sans l’influence de l’homme, le territoire européen serait aujourd’hui majoritairement recouvert de forêt. L’état climacique est l’état le plus stable et résilient d’un système et celui vers lequel il tend spontanément.

Conséquemment, la première cause de dégradation des sols dans le monde est la déforestation. Nos besoins toujours grandissants en bois comme énergie et matière première, ainsi qu’en terre cultivable ou constructible ont eu pour conséquence la destruction d’à peu près toutes les forêts primaires en Europe et exercent actuellement une pression toujours croissante sur les dernières grandes forêts naturelles.

Les pratiques agricoles inadaptées et l’urbanisation sont les deux autres causes majeures de la dégradation des sols. En dix mille ans d’agriculture, l’homme a détruit deux milliards d’hectares de terre agricole. Dont la moitié au cours du dernier siècle. A propos de l’artificialisation des sols de France, premier producteur agricole de l’union européenne, Jean-Marc Jancovici explique qu’avec «l’hypothèse de prolongation des tendances il faut un peu plus d’un siècle et demi pour artificialiser 100% du territoire, ou plus exactement la croissance actuelle des surfaces artificialisées nous laisse cent soixante ans de consommations foncières, et ce en supposant, bien entendu, que nous sommes capables de nous passer de terres agricoles, de forêts, et encore de quelques autres petites babioles. Si l’on suppose que l’on ne peut pas se passer d’un gros 50% des terres pour l’agriculture et les forêts, alors il ne faut qu’un siècle pour urbaniser les 50% restants au rythme actuel.»(2)

Les sols dont nous héritons sont le fruit d’un long processus d’aggradation sous végétation peu ou pas perturbée par l’homme. La suppression de celle-ci est la première étape d’un processus de dégradation qui peut avoir pour conséquence, dans les cas les plus extrêmes, la désertification. Le Secrétaire exécutif de la Convention des Nations Unies sur la lutte contre la désertification, Luc Gnacadja, nous avertit: «au rythme actuel de la dégradation des sols, les besoins en eau et en alimentation ne pourront bientôt plus être satisfaits. Ce n’est qu’en prévenant cette dégradation que nous pourrons faire face aux défis des changements climatiques, de la croissance démographique, de la réduction de la pauvreté et de la sécurité alimentaire».(3) Il précise que 12 millions d’hectares de terres productives sont perdus chaque année.

Si nous nous inquiétons de la dégradation des trois milieux où s’épanouit la vie — l’eau, l’air et le sol — celui-ci, du fait de sa composition organo-minérale unique, mérite une attention particulière. En effet, l’eau et les gaz de l’air sont composés de molécules. Celles-ci sont formées d’atomes liés entre eux par des attaches atomiques. Ce qui en fait des milieux extrêmement solides. Nous les polluons en y rejetant des produits toxiques ou en déséquilibrant leur composition, mais nous ne pouvons les détruire.

Le sol, en revanche, est le fruit d’une synergie entre les argiles provenant de la roche mère et les humus provenant des débris organiques. Ces particules sont électronégatives et se repoussent naturellement. Mais des ions (calcium, fer, aluminium, magnésium) les attachent pour former le complexe argilo-humique. Ces attaches sont électriques, c’est-à-dire chimiquement faibles. Le complexe argilo-humique joue un rôle essentiel dans la stabilité et la structure du sol qui constitue donc, contrairement à l’eau ou à l’air, un milieu particulièrement fragile et destructible. Un sol dégradé et exposé aux rudesses du climat se défait: il s’érode et disparaît.

Ainsi, si les causes de destruction des sols sont multiples, le processus de destruction est toujours le même. Il commence par la dégradation biologique, qui entraîne un appauvrissement chimique, pour aboutir à sa destruction physique.

Nous l’avons dit, un sol en bonne santé grouille de vie. Chaque espèce, par son comportement particulier, participe à son bon fonctionnement. A ce titre, les grands vers de terre, dits anéciques, constituent une espèce clé. Ils sont à la fertilité du sol ce que les abeilles sont à la pollinisation des plantes à fleurs. On en trouve de une à quatre tonnes par hectare, (mais jusqu’à moins de cent kilos dans un sol matraqué par les produits phytosanitaires et les techniques culturales lourdes comme le labour) et ils mangent leur poids de terre par jour. Ce sont eux qui brassent continuellement le sol de profondeur riche en argile avec le sol de surface riche en humus et remontent par leurs déjections les éléments emportés par l’eau vers les nappes phréatiques. On a montré que le passage de la terre dans leur intestin favorise la formation du complexe argilo-humique. Sans l’activité biologique qui contre-balance les lois physiques, le sol se lessive et s’appauvrit chimiquement.

Lorsque la dégradation chimique devient trop importante et que les cations qui permettent de lier les argiles et les humus sont eux aussi lessivés, le complexe argilo-humique ne peut plus se former.

Le sol perd alors sa stabilité. L’érosion hydrique et éolienne emporte les particules les plus fines, jusqu’à découvrir la roche-mère dans les cas extrêmes, et aboutir à la désertification dans les zones arides. Souvent considérée comme une des principales causes de dégradation des sols, l’érosion est donc avant tout la conséquence d’une dégradation biologique et chimique importante, bien que peu visible.

Si le rôle fondamental de la vie des sols commence à être reconnu et que les mentalités et pratiques commencent à changer, ils ont été longtemps et sont encore souvent considérés comme des supports inertes et exploitables à merci. Ils abritent pourtant 80% de la biomasse mondiale. Leur biodiversité, essentiellement microscopique mais bien plus importante que celle de la surface, est estimée de cent mille à un million d’espèces différentes par gramme de sol pour une population totale allant jusqu’à une dizaine de milliards d’individus!(4) Nous avons dit que le poids total des seuls vers de terre est supérieur à celui de tous les autres animaux confondus. Les racines des végétaux, qui sont en général beaucoup plus importantes en volume que les parties aériennes, peuvent représenter un réseau de quatre milliards de km à l’hectare(5), et les filaments souterrains des champignons constituer une sorte de filet de dix mille kilomètres par mètre carré, pouvant vivre plusieurs milliers d’années. Autant de bactéries, algues, mollusques, arachnides et des myriades d’insectes, pour ne citer qu’eux, se partagent tous les horizons. Tous ces organismes tissent entre eux des relations complexes encore mal connues. Chacun joue son rôle au sein de cet immense et complexe ensemble d’êtres vivants dont l’intense activité, totalement gratuite rappelons-le et silencieuse, assure le bon fonctionnement du sol. Notons que notre forêt climacique est bien plus productive que nos systèmes agricoles, et cela sans engrais, ni pesticide, ni labour.

Bien sûr, si le système sol-plante trouve son équilibre climacique sous végétation forestière, nous ne nous nourrissons pas de bois, ne construisons pas nos maisons ni nos supermarchés dans les arbres, et il nous faut agir sur notreenvironnement pour vivre. Aussi il pourrait sembler légitime de considérer la dégradation des sols comme un mal nécessaire nous permettant de nous nourrir, de nous loger, de nous chauffer, etc. Mais si l’homme a toujours modifié son milieu, comme le font toutes les autres espèces, les outils puissants dont il s’est récemment doté mis au service de son appétit toujours grandissant de développement font de cette initiale lutte pour la vie une véritable entreprise de destruction. Une véritable «guerre au vivant»(6) qui, in fine, pourrait bien se retourner contre son protagoniste bipède et conscient en transformant à ce point ses conditions de vie que sa capacité d’adaptation n’y suffise plus.

Un tel état de chose ne devrait pas manquer de nous faire remettre en question la soi-disant rationalité de la pensée économiste qui sous-tend la vision du monde que l’on prétend nous imposer, sous prétexte de sa nécessité objective et quasiment naturelle. Dans un livre qui reste une référence aujourd’hui(7), François Terrasson expose sa thèse principale: la vraie cause de la destruction de la Nature, comprise comme ce qui existe en dehors de toute action de la part de l’homme, est une peur profonde et en grande partie inconsciente de celle-ci. Il va sans dire que le sol, milieu obscur et mystérieux par excellence que sa dynamique propre recouvre sans cesse de friches désordonnées et de sombres forêts, est un terrain fertile pour nos peurs inconscientes. Nous préférons le stériliser, le recouvrir de béton. Cet enchevêtrement de racines, de ronces et de choses mortes, peuplé de carapaces, grouillant de larves, de mandibules, de créatures fuyantes à nous si dissemblables, est aussi le lieu des Enfers dans la mythologie grecque. Et puis la terre est sale. Elle est couverte de toutes sortes de déjections et, pire, c’est là que se décomposent nos morts. Qui met encore régulièrement les mains dans la terre? Pas la population urbaine, majoritaire depuis peu dans le monde, et de moins en moins les exploitants agricoles, qui labourent leurs hectares subsidiés du haut de leurs tracteurs climatisés. Notre culture a fait de nous des êtres sensitivement hors-sol.

La terre est pourtant notre berceau, et notre tombe. C’est à partir d’elle que, dans de nombreuses traditions, Dieu crée le premier homme. De nombreuses techniques de préservation des sols existent, notamment en agriculture, qui pourraient être développées et plus largement appliquées. L’agriculture biologique, la biodynamie, l’agro-écologie, utilisent desméthodes qui limitent l’utilisation de pesticides, d’engrais chimiques, ou le travail lourd du sol, et en préservent la vie. Elles doivent être améliorées et généralisées. Mais le principal obstacle à la préservation du sol n’est probablement pas technique.

Il nous faut apprendre à considérer avec humilité cet humus dont est issu l’humanité. Il nous faut apprendre à aimer la terre non plus uniquement pour ce qu’elle nous donne, mais pour ce qu’elle est. Il nous faut apprendre à ne plus voir la terre comme une chose sale et peu moderne dont nous devrions nous libérer, mais comme l’indispensable terreau dans lequel plongeront les racines vivantes de notre avenir. Il nous faut retrouver la «faculté de sentir»(8) ce sol, fondement de la vie terrestre. Car comme le disait Masanobu Fukuoka, «Si l’on peut faire l’expérience de la participation à ce cycle, le sentir chaque jour, rien d’autre n’est nécessaire.» La sève précède le sang. Le sang procède du sol. Et c’est peut-être dans ce que nous nous acharnons aujourd’hui à détruire que réside ce que nous cherchons le plus. Ce que le chant, ou le poème, est le plus à même de révéler: Et celui qui sait voir la terre aboutir à des fruits, point nel’émeut l’échec, quoiqu’il ait tout perdu. (René Char)

Emmanuel Godinot, Ouvrier agricole, musicien.

Notes et références
  1. «Charte mondiale des sols», Food and Agriculture Organisation (FAO), 1982.
  2. http://www.manicore.com/documentation/urbanisation.html
  3. http://www.un.org/apps/newsFr/storyF.aspNewsID=27872&Cr=désertification&Cr1=#.UQABR66YAhK
  4. Gis Sol. 2011. L’état des sols de France. Groupement d’intérêt scientifique sur les sols, p110.
  5. Claude Bourguignon, Le sol, la terre et les champs, Paris, Sang de la Terre, 2002, p.47.
  6. Cf. Jean-Pierre Berlan (sld.), La guerre au vivant, OGM et mystifications scientifiques, Marseille, Agone, 2001.
  7. François Terrasson, La peur de la nature, Paris, Sang de la Terre, 2007.
  8. Cf. Jean-Claude Besson-Girard, Decrescendo cantabile, Lyon Parangon, 2005.

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