Beaucoup d’entre nous sentent bien qu’il n’est plus possible de laisser nos vies être de plus en plus happées par les écrans, mais nous ne voyons pas comment nous y prendre pour vivre autrement. Et c’est bien normal, parce que la plus grande violence des écrans est justement de nous enfermer dans la solitude. Nous n’y voyons nulle part de valorisation des actions collectives, du débat, de la controverse et de l’échange. Chez les jeunes enfants, le problème est plus grave encore. Elle leur propose un défilement continu d’images et de sons qui sont non seulement énigmatiques pour eux – comme la plupart de ce qui les entoure à cet âge -, mais qui ne s’adaptent jamais à leurs attentes et à leurs rythmes. Elle entrave de ce fait la construction de repères essentiels à cet âge. C’est pourquoi, depuis 1999, l’Académie Américaine de Pédiatrie déconseille de mettre les enfants de moins de deux ans devant la télévision, demande que les plus grands n’y soient pas exposés plus de deux heures par jour et préconise de ne jamais mettre la télévision dans leur chambre(1). Mais la télévision est devenue en quelques années une nounou dont beaucoup de parents ne sauraient plus se passer ! C’est pourquoi, parallèlement à une information la plus large possible du public, il est essentiel de mettre en place des programmes de prévention. Certains relèvent des pouvoirs publics comme l’interdiction de la publicité dans les tranches horaires destinées aux enfants, mais d’autres relèvent de l’initiative citoyenne des parents et des pédagogues.
1. Des méfaits avérés
On sait depuis longtemps que la télévision favorise le surpoids et l’obésité(2). Mais elle retarde aussi le langage, et les programmes soits-disants « adaptés aux jeunes enfants » n’ont pas plus d’effets positifs que les autres(3). Dans les apprentissages, c’est en effet la capacité de l’adulte de moduler sa voix en fonction de ses propres états émotionnels en harmonie avec ceux du bébé qui importe.
Il a aussi été montré que la télévision est nocive au développement des bébés même en bruit de fond, et qu’il est préférable que les parents l’éteignent quand leur bébé est dans la pièce(4).
Enfin, la télévision perturbe la construction de la représentation de soi. Un jeune enfant interagit avec le monde par tous ses sens. Il se traîne par terre en même temps qu’il pousse ses jouets, et préfère ceux qui sont un peu lourds et lui offrent une résistance à ceux qui ne pèsent pratiquement rien — d’où le succès à cet âge de ceux qui sont en bois. En même temps, il les porte sans cesse à sa bouche et il recherche le bruit qu’ils font… et sait d’ailleurs les rendre tous bruyants en les traînant sur le sol ! Autrement dit, la relation du jeune enfant à ses jouets est multisensorielle, associant la vue, l’audition, le toucher et l’odorat. C’est dans cette intrication permanente que se tisse son image inconsciente du corps et que s’installe son sentiment d’être à la fois « dans son corps » et « au monde », et le temps passé devant un écran nuit évidemment à ces mises en place.
2. Des handicaps qui subsistent à l’âge de 10 ans
Plus préoccupant encore, ces effets persistent à dix ans et sont mesurables(5). Chaque heure de plus passée devant un téléviseur entre deux et quatre ans (au-delà de deux heures) se traduit à l’âge de dix ans par une diminution de 9% de l’activité physique générale, une augmentation de 10% du grignotage et de 5% de l’Indice de Masse Corporelle (IMC) qui mesure l’obésité, et des pertes notables dans le domaine des comportements sociaux : les bébés les plus exposés à la télévision sont « des enfants moins autonomes, moins persévérants et moins habiles socialement ». Pour chaque heure supplémentaire passée devant le petit écran par un enfant en bas âge, les chercheurs ont noté une diminution de 7% de l’intérêt en classe à l’âge de dix ans, et de 6% des habiletés mathématiques. Aucun impact n’a en revanche été noté sur les habiletés en lecture. Mais le plus impressionnant est l’influence de la consommation télévisuelle précoce sur la sociabilité. Chaque heure en surplus s’est traduite plus tard par une augmentation de 10% du risque d’être constitué en victime ou en « bouc émissaire » par les camarades de classe.
3. Des enfants qui ne savent plus faire semblant
La consommation télévisuelle altère enfin la capacité de jeu. Beaucoup d’enfants s’ennuient aussitôt qu’on éteint la télévision ou qu’on leur retire leur console. Ils n’ont pas appris à jouer parce qu’on ne leur en a pas laissé le temps. Or les apprentissages fondamentaux se font principalement dans la petite enfance en jouant et en interagissant avec le monde. Et jouer demande des efforts. Il y faut de la persistance, de l’autorégulation… exactement comme pour les efforts intellectuels. Si l’enfant est naturellement porté au jeu, cette capacité a besoin, comme beaucoup d’autres, d’être exploitée au bon moment pour se mettre en place correctement. Il y a un temps pour apprendre à jouer de la même façon qu’il y en a un pour apprendre à marcher et un autre pour apprendre à parler.
La privation de jeu spontané liée à la surconsommation télévisuelle entraîne chez beaucoup d’enfants une difficulté à « savoir faire semblant » qui altère leurs capacités d’invention, de création, d’humour et d’imagination. Ils sont menacés de s’enfermer dans des modèles de comportement univoques, et de n’utiliser en toutes circonstances que le même registre relationnel, en se constituant par exemple toujours en victime ou en agresseur.
4. Quelles préventions ?
a) Pour les parents : la règle 3–6‑9–12
En pratique, cette règle signifie : Eviter le plus possible les écrans avant trois ans, ne jamais offrir une console de jeu personnelle à un enfant avant six ans, pas d’Internet accompagné avant neuf ans et pas d’Internet seul avant douze ans (ou avant l’entrée au collège). Cette règle est né- cessaire mais évidemment pas suffisante : les écrans doivent être cadrés à tout âge. Elle est relayée depuis 2011 par l’Association Française de Pédiatrie Ambulatoire (AFPA)(6) . Affichons-la partout, dans les hôpitaux et les salles d’attente des cabinets de consultation !
b) En classe maternelle, le Jeu des Trois Figures
La télévision écarte les enfants de la pratique du jeu. En la regardant, ils ont tendance à s’enfermer dans des schémas mentaux rigides où ils ne se perçoivent que dans un seul rôle : toujours agresseur, toujours victime ou toujours redresseur de torts(7). Et le danger est qu’ils adoptent systématiquement la même attitude dans la réalité. Pour remédier à cette situation, nous avons créé, puis expérimenté avec succès, un protocole que nous avons appelé le Jeu des Trois Figures par allusion aux trois personnages présents dans la plupart des histoires regardées et racontées par les enfants : l’agresseur, la victime et le redresseur de torts. Il tente de réconcilier tous les enfants avec les différents rôles possibles dans une situation donnée en les invitant à les jouer tous.
Ce programme se situe dans le cadre des pré- conisations de lutte contre les violences à l’école. Il est animé par les enseignants et remplit cinq des six objectifs que les programmes français fixent à l’école maternelle : s’approprier le langage, apprendre les règles de la socialisation et du bien vivre ensemble, agir et s’exprimer avec son corps, mettre en œuvre l’imagination, et valoriser la référence à l’écrit. En plus, il constitue une forme de prééducation aux images, il apprend le « faire semblant » et il réduit le recours aux comportements violents en encourageant la capacité d’empathie. Le Ministère de l’éducation Nationale, en France, s’y est engagé. Le Jeu des Trois Figures est également enseigné en Belgique.
c) En classe primaire, un livret de l’Académie des Sciences
Ce livret (disponible en principe en septembre 2012) a pour objectif de proposer aux enseignants qui le souhaitent des activités qui développent la curiosité et les connaissances des enfants sur leurs relations aux écrans. Il est organisé autant par rapport à leurs avantages qu’à leurs dangers, et a été réalisé par l’Académie des Sciences en lien avec l’INPES (Institut National Pour l’éducation à la Santé). Son modèle est celui de « La Main à la pâte ».
d) Dans chaque école, la « dizaine pour apprivoiser les écrans »
Son but est d’inciter les enfants à devenir des spectateurs actifs capables de choisir ce qu’ils ont vraiment envie de regarder(8). Parallèlement, des parents et des éducateurs les invitent à dé- couvrir d’autres activités. Nous ne guérirons pas de la surconsommation d’écrans sans comprendre qu’elle est liée à une fragilisation grandissante des liens traditionnels, mais qu’elle l’alimente en retour, en contribuant à toujours plus de solitude et d’insécurité psychologique. C’est ce cercle vicieux que la « Dizaine pour apprivoiser les écrans » veut rompre. Pour voir le monde autrement, nous avons besoin d’expérimenter des solidarités concrètes autour d’objectifs précis, et elle en est l’occasion.
Cette « Dizaine » n’est donc pas faite pour nous convaincre d’éliminer les écrans de nos vies, mais pour nous apprendre à ne plus nous laisser tyranniser par eux. « Apprendre à voir autrement », c’est tout autant porter un regard différent sur les écrans que réfléchir à leur place dans nos vies. Et ce n’est pas pour rien que cette « Dizaine » prend appui sur les enfants. Ils sont les adultes de demain qui élèveront leurs propres enfants avec d’autant plus de discernement vis-à-vis des écrans qu’ils auront été aidés eux-mêmes à y ré- fléchir le plus tôt possible. C’est notre responsabilité de parents et d’éducateurs.
Serge Tisseron(9)
- American Academy of Pediatrics. Media education. Pediatrics.1999 ;104 (2 pt 1):341–343.
- Barbara A. Dennison, Tara A. Erb and Paul L. Jenkins. Television Viewing and Television in Bedroom Associated With Overweigt Risk Among Low-Income Preschool Children. Pediatrics 2002; 109; 1028–1035.
- Christakis D, Zimmerman F, Enquête département de pédiatrie de l’hôpital pour enfants de Seattle (Washington), publiée dans la revue américaine Journal of Pediatrics, 4 April 2004, vol 113 ; 708–713.
- Pempeck, Tiffany A., Georgetown University, The effects of background television on the toy play behavior of very young children. (2008) Journal Child Dev: 79 (4):1137–51.
- Pagani Linds S., Archives of Pediatrics and Adolescent Medicine, 2010; 164(5):425–431.
- L’AFPA regroupe plus de 60 % des pédiatres d’exercice ambulatoire (médecine de l’enfant en dehors de l’hôpital : pédiatres libéraux et pé- diatres travaillant en Protection Maternelle Infantile ou en institutions).
- Tisseron S, Les effets de la télévision sur les jeunes enfants : prévention de la violence par le « Jeu des trois figures », Devenir, Volume 22, Numéro 1, 2010, pp. 73–93.
- Cette idée a guidé le « Défi des 10 jours pour voir autrement », lancée en mai 2008 par Serge Hygen à l’école du Ziegelwasser à Strasbourg Ce projet était inspiré du «Défi de la dizaine sans télé ni jeu vidéo» du Québec, lui-même inspiré par le programme SMART («Student Media Awareness to Reduce Television») mis au point et testé par Thomas Robinson en 1999 en Californie (USA). Cet auteur a montré que la réduction du temps de télévision entraî- nait une diminution de la violence verbale et physique, et même une baisse de l’obésité. Non Violence actualité y a consacré son numéro de janvier février 2009 (www.nonviolence ‑actualité.org)
- Psychiatre et psychanalyste, Directeur de recherches de l’Université à Paris Ouest Nanterre, dernier ouvrage paru: Rêver, fantasmer, virtualiser, du virtuel psychique au virtuel numérique (Dunod, 2012) . Blog : http://www.squiggle.be