Salauds de malades !

En France, ce que les gouvernements successifs et les médias appellent « la dette de l’Hôpital » se monte à plus de 30 milliards d’euros(1). C’est le chiffre que le Premier ministre Castex a donné lorsqu’il a annoncé en mars 2021 un plan « pour » l’Hôpital de 19 milliards d’euros… répartis sur dix ans(2). Dix-neuf milliards pour éponger une dette de 30 milliards et quelque, cela ne fait pas le compte. Pourtant, le budget de la « Défense » est en France, en 2021, de 67 milliards, contre 15 pour la Santé(3) ; pourtant, la France dépense de plus en plus pour sa Défense, intégrant ainsi le « club des 2 % », soit une vingtaine de pays qui consacrent plus de 2 % de leur PIB à l’armée(4). Mais c’est aux malades que l’État français fait la guerre, en refusant à leur hôpital les moyens de les soigner.

Un mensonge politique et social majeur

Est-il bien raisonnable d’affirmer, pour un État, que la santé de ses citoyens est à inscrire dans la colonne « déficit » ou « pertes » de son budget ? La simple logique voudrait que l’État se réjouisse d’avoir des citoyens en bonne santé, et que ses sujets, pardon, ses citoyens se soignent et bénéficient de soins médicaux de qualité. Un hôpital qui soigne bien, cela permet, pour parler en toute logique économique, de remettre rapidement sur pied les citoyens-travailleurs, afin qu’ils fassent fonctionner au mieux la machine économique. Mais non : même cette logique froidement économique ne sied pas à l’État, qui considère encore que l’Hôpital lui coûte cher.

Il pourrait être possible que certaines dépenses de l’Hôpital soient excessives, pourquoi pas, mais cela ne pourrait être que du fait de la corruption, par exemple. Si cette éventualité n’est pas à exclure, cela n’a de toute façon rien à voir avec une prétendue « dette » d’un montant de 30 milliards. Or, l’État prétend bel et bien que ses hôpitaux, qui sont en réalité les nôtres, coûtent cher, et qu’ils sont endettés. Donc, mis à part les quelques cas particuliers d’éventuels détournements de fonds ou de corruption, le problème se situe ailleurs. Disons-le sans barguigner : l’État considère que les soins de haute qualité de l’Hôpital ne sont pas un dû pour ses citoyens.

C’est ainsi que les gouvernements successifs font monter la « dette » de l’Hôpital en refusant d’assumer ce qui devrait être une base minimale de ses fonctions régaliennes, à savoir tout faire pour que ses citoyens soient en bonne santé. Ce n’est pas le cas. Ou plutôt : ce n’est plus le cas, et l’Hôpital se dégrade. Très précisément : la représentation politique que nous nous en faisons est atteinte, au point qu’aujourd’hui, la plupart d’entre nous avalisent la notion de « dette » à propos de l’Hôpital. Il s’agit en réalité d’un mensonge politico-social majeur.

Affreux, sales, méchants, et en plus : malades !

Comment se fait-il que nous en soyons arrivés là ? Nous pourrions évoquer cette propension idéologique des dominants à culpabiliser les dominés. Ainsi, le catholicisme a œuvré à une culpabilisation massive de l’Occident lorsque l’Église de Rome était puissante et traitait de pécheurs toutes ces personnes qui, pourtant, ne faisaient que tenter de survivre ou de vivre. La culpabilisation permet de faire accepter certaines politiques ignobles. Les temps ont bien changé, et c’est désormais la dette qui fonctionne comme une culpabilisation au sens fort : si vous êtes endettés, vous êtes coupables, et donc, la France, la Belgique, l’Italie et l’immense majorité des autres États européens, qui dépensent plus que ce qu’ils récoltent et produisent, sont peuplés de « coupables » qui vivent au-dessus de leurs moyens.

Pourquoi pas ? La décroissance ne peut s’accommoder d’une course vers le « toujours plus ». Mais si nous revenons à l’Hôpital et à ce seul secteur de la Santé, il n’y a pas de « toujours plus ». Il n’y a que du « toujours mieux pour les citoyens ». En matière de Santé publique, pas question de décroître ! Ce qu’il faut, c’est plutôt décontaminer. Non pas décontaminer l’Hôpital, mais décontaminer nos cerveaux qui raisonnent en termes de dette à propos de la santé des citoyens, de notre propre santé !

Cette « déchéance de la vérité (5) » n’est pas arrivée comme un gadget idéologique de plus, un storytelling(6) destiné à faire oublier la réalité. Pas du tout. La dette de l’Hôpital public est « en germe », si l’on peut dire, dans la théorie politique de l’État minimal, due à Robert Nozick, dans Anarchie, État et Utopie (7). Selon Nozick, l’« état de nature » est éminemment désirable, mais rien à voir avec Rousseau ou l’anarchie : il s’agit de limiter le rôle de l’État à la répression et à la justice. Les soins, les médicaments, les actes chirurgicaux, tout cela est en dehors de l’État minimal. La seule difficulté est de bien faire accepter, par les citoyens, qu’ils sont tous « dans le même bateau », car ainsi « personne n’envisage la situation comme une situation de domination » au point que « chaque personne pense que chaque autre personne n’est pas un tyran mais plutôt quelqu’un qui lui ressemblerait, se situant exactement dans la même position(8) ».

Nos « États minimaux » ne se préoccupent de la santé de leurs citoyens que pour les amener à accepter leur politique en les culpabilisant via l’idée que nous endettons l’État par nos maladies, nos burn-out ou nos cancers professionnels. Salauds de malades ! La pandémie actuelle renforce cette culpabilisation, au point qu’aucun dirigeant politique ne propose de couper des trois quarts le budget de l’Armée pour le transférer à l’Hôpital. Cette mesure, de simple bon sens, devrait pourtant être au programme de tous les partis d’opposition – et encore, elle serait insuffisante, le budget de l’armée devrait être anéanti purement et simplement, et les militaires utilisés enfin à des tâches sociales positives.

Au lieu de cela, nous assistons à la casse de nos systèmes de santé. Pour couronner le tout, l’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques) a dévoilé, début avril, qu’il n’y avait plus de surmortalité due à la covid-19 depuis février 2021, dans une étude largement passée inaperçue(9) ; cette étude invalide totalement l’extension à l’ensemble du territoire français des mesures de confinement et limitation de déplacement (soit une interdiction de déplacement masquée, autrefois réservée aux seuls prisonniers bénéficiant d’une libération conditionnelle), couvre-feu et bientôt passeport intérieur. Alors : casse volontaire de l’Hôpital et culpabilisation de ces salauds de malades ! Qui en doute encore(10) ?

Notes et références
  1. Selon le rapport officiel d’avril 2020 « Évaluation de la dette des établissements publics de santé et des modalités de sa reprise » igas.gouv.fr/IMG/pdf/2019–121-rapport_dette_eps‑d.pdf
  2. Voir, par exemple, republicain-lorrain.fr/sante/2021/03/09/comment-seront-repartis-les-19-milliards-d-euros-promis-aux-ehpad-et-aux-hopitaux
  3. Voir le tableau des budgets par ministère budget.gouv.fr/budget-etat/ministere
  4. Voir par exemple bfmtv.com/economie/international/depenses-de-defense-la-france-rejoint-le-club-des-2-a-l-otan_AD-202103160314.html
  5. Selon le titre d’un rapport passionnant de la Rand Corporation, Truth Decay. An Initial Exploration of the Diminishing Role of Facts and Analysis in American Public Life (« Décadence de la vérité. Une première exploration de l’affaiblissement du rôle des faits et analyses dans la vie publique américaine »), publié en 2018 et visible ici : rand.org/pubs/research_reports/RR2314.html
  6. En français, « un scénario fiction pourtant destiné à créer de la vérité »… où le faux devenu non seulement un moment du vrai, mais le vrai enjolivé !
  7. Publié en 1974 et traduit en 1988 aux Presses Universitaires de France, et toujours disponible, 441 pages
  8. Anarchie, État et Utopie, p. 350
  9. Disponible en ligne : insee.fr/fr/statistiques/4923977?sommaire=4487854 (au 13 avril 2021)
  10. Pour prolonger cette réflexion, vous pouvez lire Tout est pour le mieux dans le pire des mondes, coécrit avec Régis Duffour, aux éditions du Cactus inébranlable, 144 pages

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