« Car l’amour de la richesse est la racine de tous les maux »(1)
Ce qui se disait en août 2014, alors que Didier Reynders tentait déjà de prendre le large en étant nommé à l’Europe, est toujours aussi vrai aujourd’hui: « Que Didier Reynders reste au fédéral ou rejoigne l’équipe de Jean-Claude Juncker, qu’importe, Jean-Claude Fontinoy restera très certainement dans le cercle de ses proches conseillers ». Certes, « Jean-Claude Fontinoy a le bras long comme le Danube », constatera le journaliste sans aucunement s’en indigner, classant l’article dans la rubrique « People ».
Certains s’offusqueront de ce qui se passe dans les sphères politiques, y voyant des « excès » individuels qu’il faudrait corriger. Tout cela n’a pourtant rien à voir avec le domaine de l’accident, qui se produirait comme une sorte d’épiphénomène du capitalisme. La démesure est inscrite dans l’ADN du productivisme et il est cocasse de lire dans certains commentaires de notre interview de Nicolas Ullens(2) : « « quand je lis « journal antiproductiviste pour une société décente », je n’ai plus envie de rien ». Si c’est là aussi le signe de notre modernité – ne pas pouvoir reconnaître que quelqu’un dont on ne partage pas la vision du monde et des voies à emprunter pour le changer, puisse écrire ou dire quelque chose avec lequel on peut être d’accord –, le refus de voir s’inscrit dans la volonté, inconsciente ou non, de demeurer dans le confort de la critique qui n’engage à rien. Celle-ci s’offre alors comme un constat décontextualisé, où il suffirait que les mandataires se « reprennent » et tiennent compte de la chose publique : « s’il vous plaît, reprenez-vous », pour nous permettre de continuer…
Il faut bien évidemment tout faire pour empêcher des Didier Reynders d’évoluer et d’atteindre les cimes de l’intouchable, mais à système identique l’œuvre demeurera toujours interminable, car après avoir écarté un à un les mafieux politiques – pour autant que ce soit possible alors qu’ils se tiennent tous –, l’organisation politique reproduira le même type d’individu. Il ne s’agit évidemment pas de dire que le vice est uniquement déterminé par un système socio-économique et que celui qui en tire profit n’est qu’une pauvre victime consentante. Ceux qui ne sont là que pour défendre leurs propres intérêts, c’est-à-dire la grande majorité des politiciens, sont inutiles au bien commun, car par une forme de ruissellement ils n’engagent des décisions qui s’originent uniquement d’une volonté de se partager le gâteau entre initiés. Dans ce système, la voix de l’électeur ne doit pas, pour tout ce qui irait contre l’intérêt privé, être entendue entre les élections : ces dernières ne sont que des blancs-seings qui permettront aux Moreau, Mayeur, Reynders… de continuer leur business.
Il s’agit logiquement toujours de feindre le contraire de ce que l’on fait, de ne pas faire ce que l’on dit et de ne pas dire ce que l’on fait. Le nucléaire, le réseau de la 5G ou autres déploiements des ondes électromagnétiques, les objets connectés, les mégas centres commerciaux, les guerres, l’achat de nouveaux avions de combat, les « pactes d’excellence » et autres « pilotages » de l’école par des boîtes de consultance privées »(3), la publicité commerciale, l’agriculture industrielle, l’invasion de l’automobile, les partenariats public-privé … Tout ce qui est entrepris le serait toujours pour le bien commun. Or, dans une société où la croissance prime sur tout le reste, l’appât du gain est la norme et la majorité de ce qui se fait l’est dans ce seul but. Tout ce qui ne rapporte pas doit être éliminé ou pris en charge par le privé.
Cette société a donc créé un type d’homme qui s’est conformé à cette idéologie et a souvent fait de la démesure un mode de vie. Or, « l’argent, c’est comme l’eau de mer, plus on en boit, plus on sa soif », disait Schopenhauer. Si cet adage vaut pour les « gouvernants », il est valable tout autant pour les « gouvernés ». Plus l’individu montera dans les sphères, plus il aura soif, et en toute logique il réclamera ses 458.000 euros d’indemnités lorsqu’il quittera le Parlement, ou touchera plus de 900.000 euros par an pour être à la tête de Proximus. Tout est à l’avenant, « Dans le système actuel, le riche est tout aussi mécontent que le pauvre. Le pauvre voudrait bien devenir millionnaire, et le millionnaire voudrait bien devenir multimillionnaire »(4).
Si les malfaiteurs n’ont pas attendu pour agir que s’érige un système fondé sur l’accumulation et la nécessité de produire et consommer toujours plus, il faut reconnaître que ce dernier a permis de rendre structurelles et mondialisées ces pratiques mafieuses, et leur a donc offert la capacité de se déployer tous azimuts, l’apathie et le silence de la masse provenant aussi d’une forme d’acceptation des principes fondamentaux des règles du jeu.
Il y aura donc toujours une masse conformiste, qui profite allègrement de notre système inique, pour dénoncer les barons voleurs, mais qui ne voudra pas en tirer les conclusions pour elle-même. Les politiciens vénaux doivent dégager des sphères de décision, certes. Mais après, ou pendant cette débandade, il faudra tout changer, pour faire de ce monde un monde supportable où l’on ne perdra plus sa vie à la gagner, en consumant la terre qui nous accueille. Et cela relève de tout autre chose que la condamnation d’un individu, même si elle est nécessaire.
Alexandre Penasse
- Première épître à Timothée, VI, 10, cité dans « Quand la richesse chasse la pauvreté », Majid Rahnema, Fayard, 2003.
- http://www.kairospresse.be/article/interview-inedite-de-lhomme-qui-accuse-didier-reynders
- Voir le dossier du Kairos 41, « « Où va l’école ? » Où va le reste… ».
- « Quand la richesse chasse la pauvreté », Majid Rahnema, Ibid., p.237.