Raoul Hedebouw au pays de l’antiproductivisme…

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Nous avons rencontré Raoul Hedebouw, député fédéral du Parti du Travail de Belgique (PTB). S’il est évident que nous nous retrouvons sur certains points d’analyse et pistes de solution, il n’en est pas moins évident que divers constats et orientations nous divisent. Qu’importe, la situation implique en ces temps incertains de se retrouver autour de ce qui nous unit. La lutte de terrain amenant d’emblée des modifications de la théorie. Enfin, nous l’espérons*…

AP : Au moment de la vague de licenciements, un slogan disait « touche pas à mon job ! ». Est-ce que vous pensez que tous les emplois, n’importe lesquels, valent la peine d’être défendus ? Je cite Alain Accardo : « Les travailleurs et leurs organisations, c’est-à-dire le « travail marchandise », ne sont co-responsables de ce pillage et de cette destruction que dans la mesure où ils défendent l’emploi à tout prix dans le contexte existant et combattent dans ce but tout ce qui diminue dans l’immédiat la croissance économique et la rentabilité financière des investissements »…

Défendre les emplois ferait le jeu des capitalistes ? Avançons la proposition inverse : ceux qui acceptent les pertes d’emploi contribueraient-ils alors à détruire le capitalisme ? Or ce n’est pas le cas non plus. La preuve en est que beaucoup de patrons sont contents que les pouvoir publics autorisent des pertes d’emplois, car leur but est de produire de la marchandise pour vendre sur des marchés solvables, quel que soit le taux d’emploi. Le combat ouvrier pour maintenir les emplois est bien un combat anticapitaliste. La vraie question est de savoir quoi faire pendant ces heures de travail, et il est exact qu’elle a été mise sous le boisseau dans les luttes sociales, qui se concentrent sur la propriété collective des moyens de production. Aujourd’hui, nous sommes toujours sur la défensive. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, cette question était bien plus présente. Beaucoup de travailleurs me disent qu’il faudrait produire autrement et autre chose, le but pour eux n’est donc pas de garder à tout prix leur emploi tel quel. Ainsi, des travailleurs de l’ex-FN préfèreraient fabriquer des casseroles, s’ils le pouvaient !

AP : Pourtant, il semble que le PTB se batte pour répartir plus équitablement les fruits de la production, mais sans toucher à la production elle-même. Je pense à la métallurgie, aux automobiles…

Nous en avons discuté à notre dernier congrès. Nous les marxistes avons manqué pendant longtemps d’une vision systémique, et notamment écologique. À force de chercher à gagner des petits combats quotidiens, parfois avec succès, nous avons perdu de vue le côté systémique. Et quand on questionne la production, on est en plein dedans ! Comme l’économie marchande décide seule de la production, il ne servirait à rien de gagner un petit combat dans telle ou telle usine. Nous devons reprendre à grands frais le combat systémique. Le socialisme 2.0 est beaucoup moins axé sur la production quantitative de biens que dans le passé. Le niveau technique et scientifique dans les pays riches permet de soulever à nouveau la question qualitative d’un autre type de production.

AP : Si cette question ne se posait pas, pourrait-on se dire anticapitaliste ? Ici, je cite André Gorz : « Le mouvement ouvrier et le syndicalisme ne sont anticapitalistes que pour autant qu’ils mettent en question non seulement le niveau des salaires et les conditions de travail, mais les finalités de la production, la forme marchandise du travail qui la réalise. » Comment arriver à sa proposition ?

Je peux suivre Gorz sur cette critique-là. Il y a un côté trop exclusivement socio-économique dans les luttes marxistes, y compris au sein du PTB. Lors de notre dernier congrès, nous avons parlé d’autres thèmes déterminants à traiter : la paix, l’écologie, les droits de l’homme, le féminisme, la COP 21, etc. Nous voudrions aborder davantage ces champs, mais ce n’est pas évident, car le PTB n’est pas (encore) audible sur ces questions-là. La crise étant systémique et ne pouvant pas se résoudre par une décroissance économique capitaliste, il est dommage de ne pas voir la solution dans le mouvement ouvrier. Il s’agit bien de produire autrement. Mais parallèlement il est légitime pour les travailleurs de chercher à résoudre leurs problèmes immédiats. D’autres se replient sur l’alter-mondialisme ou sur la décroissance, qui sont moins liés à la question socio-économique. Or les révolutions sociales et anticapitalistes se font à partir des besoins immédiats et pas d’objectifs à cent ans. Le marxisme d’aujourd’hui doit s’atteler à fusionner les deux aspects, ce qui a été trop peu fait dans le passé, à l’évidence.

BL : Quand David Pestieau, en débat, parlait de produire « autrement » mais pas moins, je suis sceptique. Il est pourtant indispensable de diminuer les flux de matières, d’énergie et d’information pour retrouver une empreinte écologique soutenable…

La quantité totale de marchandises à produire pour rester dans la soutenabilité écologique est une question complexe. Quelle unité utiliserions-nous ? Certainement pas le dollar, ni même l’euro, pas davantage le PIB. En tant que marxiste, nous allons prendre la valeur travail, c’est-à-dire le temps social nécessaire pour produire un bien. Par exemple, s’il fallait quatre fois plus de temps pour produire un train plus « écologique » qu’un train ordinaire, on augmenterait notre richesse d’un facteur 4. Or il n’y aurait toujours qu’un seul train. Nous devons aller vers des circuits courts et une production plus décentralisée. Mais que la quantité totale de richesses produites doive décroître, moi je ne le pense pas, car la quantité de travail que nous allons produire grâce à nos technologies peut augmenter. La question est : quel type de marchandise allons-nous produire, et là je rejoins les décroissants de gauche. La transition écologique et énergétique va nécessiter énormément de travail : l’éolien, la géothermie, l’énergie maritime, vont entraîner des travaux immenses.

BL : Mais êtes-vous conscients de la déplétion des ressources de toutes sortes (fossiles, minerais, sable, etc) ? Il va falloir faire avec moins de ces ressources dans le futur, tout simplement parce qu’elles ne seront plus disponibles à des coûts économiques raisonnables, et les énergies renouvelables ne les compenseront pas entièrement…

Il y a là un débat à mener. Plus le temps avance, plus la transition va être difficile. Pendant celle-ci, va-t-on devoir réduire la consommation ? En Europe occidentale, assurément, oui. Au niveau mondial, on ira vers un type d’une autre consommation. La science et la technique vont-elles nous aider ? Oui, mais elles ne suffiront pas à elles seules. Il faudra aussi qualitativement changer son mode de vie. De là à dire que nous irons vers un recul du confort, je ne le pense pas, car le capitalisme a énormément bridé la science jusqu’à présent, l’empêchant de déployer pleinement ses retombées positives. Avec une science réellement libre, je suis convaincu que nous pourrions inventer des nouvelles façons de vivre et qualitativement supérieures, dont nous n’avons même pas idée aujourd’hui !

BL : La technoscience aujourd’hui est au service du capitalisme…

Bien sûr. J’ai étudié la botanique et j’ai pu me rendre compte, même dans ce domaine-là, la volonté de rentabiliser toute recherche scientifique, ce qui est très frustrant !

BL : Quand vous parlez du confort, n’oublions pas qu’il y a deux types de confort : le moderne permis par les esclaves énergétiques, et le traditionnel avec par exemple la sieste dans un hamac entre deux cocotiers au bord de la mer. Un hamac, c’est un objet simple et confortable ! Faut-il continuer à promouvoir la première version, avec électrification tous azimuts, ou bien revenir à une notion du confort plus sobre ?

Je répondrai en deux temps. Nous refusons le confort mercantile dont on nous bourre le crâne. Quels sont nos vrais désirs ? Mais quand vous dites « revenir à », c’est une question philosophique. Revenir à une époque où l’on avait un autre type de confort, marchand lui aussi, mais où l’on polluait assurément moins ? Je dis au contraire que le but est d’« aller vers » autre chose avec un autre type de production qui ne ressemblera pas à celui des Trente Glorieuses. Les marxistes parient toujours sur le progrès, le fait d’aller de l’avant. Nous n’imaginons pas revenir, par exemple, à une économie pré-marchande.

AP : Justement, le PTB ne partage-t-il pas avec le capitalisme cette religion du progrès selon lequel demain sera nécessairement mieux qu’aujourd’hui ?

Le concept de progrès n’est pas lié au capitalisme par nécessité. Sa définition capitaliste — augmentation du PIB et de la production de n’importe quel bien rentable —, je la réfute. Dans une société libérée de la dictature des multinationales, le débat sur le niveau de confort sera très compliqué, car il devra intégrer les besoins individuels, sociétaux et écologiques. C’est le pari du développement durable pour les générations à venir. Il faut définir collectivement et démocratiquement les besoins.

AP : Mais quels sont vraiment nos besoins ? Ceux créés par la publicité ? Je n’ai pas souvent entendu le PTB se prononcer sur l’invasion de la pub, par exemple…

À Liège, nous avons pourtant fait une action contres les panneaux d’affichage publicitaires pour les rendre disponibles pour les associations. Mais je suis d’accord : le PTB diversifie trop peu son profil. La réalité, c’est qu’il y a énormément de combats à mener : les réfugiés, les sans-papiers, la parité, etc. Aujourd’hui, les mouvements de gauche politiques, syndicaux et associatifs ne surfent pas sur la crête de la vague, il faut le reconnaître. Dans les pays du nord, ils sont sur la défensive ; ailleurs, au Sud, ils sont plus offensifs. Donc, ici, nous ne pouvons pas tout prendre en main. Le jour où la relève par la jeunesse se fera, on pourra à nouveau prendre à bras-le-corps tous les dossiers, comme dans les années 1960/70. Espérons un mouvement pluriel avec des luttes complémentaires. Il y a trop peu d’endroits où l’on discute les uns avec les autres, ça manque en Belgique. Construire un mouvement dans la diversité, voilà un défi auquel le PTB doit contribuer.

BL : Vous écrivez dans Première à gauche (éd. Aden, 2013) : « Qu’on n’aille pas dire à ces millions d’Africains qui attendent des tracteurs pour labourer la terre qu’il y a trop d’acier dans le monde ». Je vois là une conception industrialiste qui va se fracasser contre le mur écologique. Eh oui, peut-être y a‑t-il trop d’acier produit dans le monde ! Cela contribue au réchauffement climatique, dont par ailleurs vous êtes bien conscient. Produire de l’acier en Belgique pour fabriquer des tracteurs à destination des paysans africains, alors que le labour avec les tracteurs et l’agriculture intensive détruisent les sols, est-ce vraiment une bonne idée ? Cette vision classique du progrès technique destiné à se répandre dans le monde à partir de l’Occident n’est-elle pas dépassée ?

Chez les décroissants, il y a aussi une contradiction entre la périphérie et le centre. Je ne pense pas que l’on puisse développer l’agriculture dans les pays pauvres sans apport technique moderne. Il y a moyen d’utiliser la technique autrement, sans devoir revenir à une agriculture familiale à petit échelle qui n’est pas une solution d’avenir. Les pays européens ont une responsabilité envers le Tiers-Monde pour leur exporter des technologies, leur apporter des connaissances scientifiques avec lesquelles ils suivront leur propre chemin et restructureront leur économie qui a été détruite. Nous devons être solidaires.

AP : Pourtant, selon des études scientifiques, la permaculture et l’agriculture biologique pourraient nourrir toute l’humanité. La mécanisation de l’agriculture a été imposée par l’Occident au reste du monde, mais elle n’est pas du tout indispensable…

Hum… Quand on voit le niveau économique de certains pays africains, par exemple sans chemin de fer, c’est l’absence de tout. Tout pays a besoin d’une infrastructure minimale pour faire tourner don économie. Le Sud global a besoin d’un transfert de technologies de notre part.

AP : Par rapport aux pays du sud, comment le PTB concilie-t-il à la fois le maintien de l’emploi, du pouvoir d’achat et de la consommation dans les pays riches, sans continuer à les exploiter ? Citons ici François Partant, qui parle des marxistes : « Ils n’ont pas vu – et ne voient toujours pas – que leur développement et celui de la périphérie sont incompatibles »…

Le danger serait d’opposer la classe ouvrière des métropoles impérialistes avec celle de la périphérie. Ici, nous pourrions travailler cinq fois moins, puisque les gains de productivité ont augmenté d’autant depuis la fin de la guerre. D’accord qu’il y a une exploitation des peuples du sud au profit de l’élite occidentale… qui a quand même permis une redistribution vers les travailleurs pendant les Trente Glorieuses…

AP : … exploitation au profit des classes capitaliste, certes, mais qui nourrit aussi les désirs insatiables d’objets manufacturés des consommateurs européens…

Le travail coûte moins cher aux capitalistes aujourd’hui parce qu’il peuvent faire produire ailleurs. Moi j’y vois un lien positif car la mondialisation offre des perspectives de luttes ouvrières communes davantage qu’à l’époque du colonialisme, où les rapports de pouvoir et d’interdépendance étaient moins évidents à saisir. Si nous produisons ici assez de richesses pour vivre bien, elles ne sont toujours pas équitablement réparties. La question est de savoir comment on produit et quoi exactement. Mais au sud se pose la question de la quantité pour des gens qui manquent même de calories. Nous prônons la réduction du temps de travail plutôt que la création d’emplois, pour des raisons de bien être et de possibilités de la démocratie. En effet, celle-ci requiert du temps. C’est crucial, mais trente ans de propagande néolibérale du « travailler plus pour gagner plus » nous a mis sur la défensive et dans l’obligation de reconquérir le terrain perdu, ce qui est dur.

AP : Il faut absolument remettre du sens à nos vies, à notre travail, à la société…

Oui, le marxisme doit reprendre ces questions-là à grands frais, même si ce sont des équations compliquées. En Amérique Latine, après les révolutions de gauche se posent immédiatement la question de quoi produire, et comment le faire, c’est très pragmatique ! À court terme, ils doivent assurer leur sécurité nationale, affronter une droite agressive qui les attend au tournant sur les plans sociaux et économique, ce n’est pas simple. Avoir raison dans son coin et se faire renverser après trois semaines, ça ne sert à rien non plus ! Ceux qui ont le plus de moyens financiers et techniques de transformer leur économie — les pays riches — ont une grande responsabilité pour organiser la transition globale.

BL : Le premier message d’une politique anticapitaliste ne serait-il pas d’inciter les citoyens à tourner le dos aux modes de vie capitalistes, c’est-à-dire ne plus consommer — ou le moins possible — les produits que les capitalistes leur vendent ? Etre anticapitaliste, c’est avant tout cesser de donner son argent aux oppresseurs. Quand je vois des militants de la gauche radicale utiliser les services des compagnies aériennes à bas coûts, fréquenter les réseaux « asociaux » ou acheter sur Amazon, c’est totalement incohérent !

Je répondrai en deux temps. D’abord, beaucoup de membres du PTB ont une consommation alternative, je pense notamment à François Ferrero qui anime un potager collectif. Moi-même je fréquente une épicerie bio. Maintenant, il y a le débat philosophique de savoir si ce sont les comportements individuels qui changeront la société ou l’inverse. Je pense qu’il faut d’abord envisager un changement de la production : ainsi, il suffirait de décider d’arrêter de produire des sacs en plastique pour qu’on n’en trouve plus dans les magasins ! Mais il y a un équilibre à trouver avec les choix individuels, bien sûr. Prenons garde aussi que ces nouvelles pratiques sociales de consommation alternative, qui sont chronophages, ne nous prive du temps nécessaire pour mener les autres combats. Ainsi, on pourrait nous reprocher de mettre notre énergie dans un GAC plutôt que de militer pour et avec les réfugiés, par exemple. J’entends les arguments des alternatifs, mais je peux concevoir qu’un combat social prenne le pas sur les autres si la situation est urgente, par exemple une cause syndicale dans une entreprise. Chacun a son propre angle d’attaque pour décider quelles sont les urgences dans la lutte anticapitaliste. Cela dit, le PTB doit aussi amener une vision globale. Observons nos méthodes de combat respectives et enrichissons-nous les uns des autres. Si un travailleur estimait que son pouvoir d’achat prime sur la qualité de la production, je ne serais pas d’accord. Nous ne revendiquons pas tout de suite un meilleur partage du gâteau capitaliste, mais nous voulons en changer la recette.

AP : En réfléchissant d’abord à ce que nous consommons, en créant du débat avant même de changer concrètement, nous éviterons l’erreur objectiviste, comme l’appelle Alain Accardo, consistant à voir toutes les oppressions à l’extérieur de soi sans se rendre compte qu’elles sont aussi ancrées dans nos subjectivités et que nous-mêmes aussi faisons partie du problème.

Prenons un exemple. Je tourne en Belgique pour donner des conférences et porter une parole de combat. Pour cela, j’utilise ma voiture et je suis ainsi au cœur de la contradiction entre consommation et écologie…

AP : … mais nous sommes tous contradictoires, même les objecteurs de croissance !

D’accord. Dans une certaine gauche, on n’a même pas cette réflexion. Moi je l’entame volontiers, mais dans les faits, ça ne change pas toutes les pratiques, loin de là. Personnellement, je pèse le pour et le contre, en ne perdant pas de vue la stratégie : la prise du pouvoir démocratique à partir du sommet de la production. Par exemple, il y a une forme de moindre mal à court terme à utiliser la voiture pour changer le rapport de force. Au PTB, les élus ont un petit salaire pour éviter l’embourgeoisement par l’aisance matérielle, c’est un angle d’attaque éthique important ; comme député, je gagne 1.430 € par mois, grosso modo ce que je gagnais dans mon ancien emploi. Alors, bien sûr que je vais parfois m’alimenter dans les grandes surfaces, car je n’ai pas de marge suffisante pour consommer « alternatif ». Le plus important est de faire une synthèse de toutes ces contraintes, limitations et choix personnels, au sein des organisations et entre elles, ce qui s’est encore trop peu passé. On s’est contenté souvent de jeter des anathèmes les uns sur les autres. Par exemple le marxisme classique a stigmatisé « le bobo égoïste qui consomme vert dans son coin ». Inversement, les décroissants qui fustigent « l’ouvrier défendant son salaire pour pouvoir s’acheter un écran plat » font une faute aussi. Ce sont des visions trop simples. Intensifions le dialogue entre tous les combattants, rendons nos arguments perméables. Autrement, nos divisions profitent à nos ennemis.

BL : Vous croyez à la convergence des luttes ?

Oui et avant tout à la convergence de nos discussions ! Ce n’est pas nécessairement lors d’une manifestation que nous parviendrons à nous parler, nous devons organiser d’autres moments. Combien de décroissants ont-ils déjà eu des débats publics avec des délégués syndicaux ?

BL : C’est déjà arrivé et cela s’est même bien passé ! Dommage que cela en reste au niveau théorique. Quand il s’agit de faire remonter les idées dans l’appareil, ça coince.

Notre point commun est la remise en cause de l’ordre établi. La gauche radicale, les syndicats et les décroissants vont tous à contre-courant, et c’est déjà pas mal pour nous rassembler ! Après, les confrontations d’idées ne seront pas toujours simples et plus encore quand elles devront se concrétiser dans des décisions démocratiques.

AP : Vous disiez : « Il est frappant de se rendre compte à quel point la majorité parlementaire n’a rien à faire de ce que l’opposition apporte. Ils ne s’en cachent même pas ».

Oui, mais nous le savions dès le départ. Nous n’avons jamais laissé croire aux gens que nous allions d’emblée changer quelque chose en intégrant le parlement, dont la grande partie des travaux ne mène à rien. Rien que de penser qu’une proposition de loi met en général cinq ans pour passer à la moulinette… Notre projet de taxe des millionnaires ne sera pas discuté avant la fin de la législature, à mon avis. Le vrai changement viendra du peuple. Nous, députés, pouvons seulement contribuer à la visibilité du mouvement.

BL : Pensez-vous que le matérialisme historique est toujours une théorie valable en 2015 ? Pour rappel, il annonce que, au terme d’un processus dialectique plus ou moins long, la société capitaliste accouchera d’une société communiste.

Dans le passé, la vision a été trop déterministe, à cause du type de conscience collective en cours juste après la Seconde Guerre mondiale, qui estimait que plus rien dorénavant ne devait se dérouler comme par le passé. Les gens étaient sûrement trop enthousiastes sur les possibilités de changer le monde. Par contre, je suis intimement convaincu que le capitalisme va s’écrouler.

BL : Mais son effondrement va-t-il aboutir nécessairement au communisme ?

Le gros problème est que les capitalistes ont des plans B, C, D qui leur font gagner du temps. Leurs ressources — la technoscience, les coups d’État, la guerre, la consommation de masse, l’austérité, etc. — pour canaliser et neutraliser le mécontentement des peuples sont beaucoup plus importantes que nous le pensions. Alors, cela dépendra des acteurs sociaux de basculer ou non à gauche. Pendant les moments de crise ressortent aussi des bêtes immondes. Revenons au principal : historiquement, le capitalisme a bientôt fait son temps, il va mourir du fait des crises de plus en plus sévères et systémiques. Mais la conscience politique doit suivre, les idées ne viennent pas toutes seules, et là est notre responsabilité d’élus de gauche. Les mécanismes d’exploitation des hommes et des sols ne créent pas automatiquement la conscience de classe ; dans le passé, la conceptualisation était trop confiante, même si Marx avait déjà sonné le tocsin en constatant que le capitalisme épuisait les sols et ne respectait pas les métabolismes de la nature.

BL : Marx a parfaitement analysé la première contradiction Capital/Travail et a eu l’intuition de la deuxième contradiction Capital/Nature. Ne pensez-vous pas que celle-ci sera déterminante dans la chute du capitalisme ?

Il faut lier les deux. Nous ne sommes pas égaux face aux dégâts écologiques. La bourgeoisie internationale n’est pas à bout de ressources pour se mettre à l’abri. Ils pourront continuer partiellement à vivre dans « leur monde », car ils en ont les capacités matérielles et financières. Ils peuvent, dans une certaine mesure, reculer les limites au nom du profit. La contradiction vient davantage du système de production capitaliste que du travail. Nous qui voulons un changement économique (entre autres) sommes « condamnés » à avoir le peuple avec nous, donc de prendre à bras-le-corps leurs problèmes avec eux. Certains sont des problèmes directement à court terme : après le passage de l’ouragan Katrina, les habitants voulaient d’abord une maison, pas un boulot.

AP : Mais il faut aussi leur donner d’autres perspectives, comme le dit Christian Arnsperger : « Même dans une société parfaitement égalitaire, l’angoisse et la révolte de chaque individu resteront fondamentalement intactes. Personne ne possédera moins qu’un autre mais, en l’absence de moyens spirituels, chacun continuera de vouloir pour lui-même davantage et infiniment plus ».

L’homme est-il intrinsèquement bon ou mauvais, c’est une vaste question. Je pense que l’homme devient ce que la société en fait. De plus en plus d’études scientifiques montrent que la coopération l’emporte sur la compétition comme critère évolutif. Mais cette idée-là n’est pas répandue dans le peuple car les idées dominantes qu’il partage sont celles de la classe dominante, comme l’avait vu Marx. Dans un autre type de société, il n’est pas dit que l’être humain resterait égoïste…

Propos recueillis à Liège le 1er octobre 2015 par Alexandre Penasse et Bernard Legros.

* Cet article est la version longue de l’article paru dans le Kairos 22 de novembre/décembre 2015

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