PRENDRE CONSCIENCE D’UN POSSIBLE EFFONDREMENT

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Pour saisir l’ampleur de cette notion d’effondrement, il faut passer plusieurs étapes. La prise de conscience est graduelle et généralement irréversible… 

L’activité de collapsologue n’est pas de tout repos. Le blogueur canadien Paul Chefurka en sait quelque chose. Célèbre parmi la communauté des collapsniks (les collapsologues blogueurs-à-succès du monde anglophone), il a jeté l’éponge en novembre dernier, après plus d’une douzaine d’années à décortiquer les ressorts de ce qui nous pend au nez. Aujourd’hui, il souhaite simplement vivre sa vie, en pleine conscience des catastrophes, mais sans plus chercher à analyser ni à partager publiquement les tenants et les aboutissants de ce « merdier d’effondrement » (collapse clusterfuck). Il se consacre à une vie plus spirituelle. Outre son remarquable talent de pédagogue sur des sujets plutôt complexes(1), on doit à Paul Chefurka sa fameuse échelle de prise de conscience. « Lorsqu’il s’agit de notre compréhension de la crise mondiale actuelle, chacun de nous semble s’insérer quelque part le long d’un continuum de prise de conscience qui peut être grossièrement divisé en cinq étapes »(2)

Étape 1. Sommeil profond. 
La personne ne semble pas voir de problème fondamental dans notre manière d’habiter le monde. Si problèmes il y a, ils peuvent être résolus en respectant les règles en place. « Les gens à ce stade ont tendance à vivre avec joie, avec des explosions occasionnelles d’irritation lors de périodes électorales ou de la publication trimestrielle des bénéfices des entreprises. » 

Étape 2. Conscience d’un problème fondamental. 
La personne sent (et sait) que quelque chose ne tourne pas rond dans un des domaines de la vie : climat, population, pic pétrolier, pollution, biodiversité, inégalités, politique, migrations, etc. Ce domaine retient toute son attention (il devient un ardent militant) mais cela le rend aveugle à tous les autres domaines. 

Etape 3. Conscience de nombreux problèmes. 
La personne se rend compte qu’il y a en réalité plus qu’un seul problème fondamental et s’emploie généralement à les hiérarchiser en fonction de leur degré d’urgence ou de leur importance. Cependant, la reconnaissance de cette complexité naissante l’empêche d’ajouter d’autres prises de conscience car « l’ajout de nouvelles préoccupations ne ferait que diluer l’effort à déployer pour résoudre le problème de ’’plus haute priorité’’ »

Étape 4. Conscience des interconnexions entre les nombreux problèmes. 
La personne réalise (avec effroi) qu’une solution dans un domaine peut aggraver un autre domaine. Les problèmes prennent alors une dimension systémique à grande échelle. Un déclic a lieu : ce n’est plus un « problème » auquel nous faisons face, mais un predicament (une situation inextricable pour laquelle il n’y a pas de solutions, mais juste des chemins à prendre pour apprendre à vivre avec). « Les gens qui arrivent à ce stade ont tendance à se retirer dans des cercles restreints de personnes aux vues similaires pour échanger des idées et approfondir leur compréhension de ce qui se passe. Ces cercles sont nécessairement petits, à la fois parce que le dialogue personnel est essentiel à cette profondeur d’exploration et parce qu’il n’y a tout simplement pas beaucoup de gens qui sont arrivés à ce niveau de compréhension. » 

Étape 5. Conscience que la « situation inextricable » (predicament) englobe tous les aspects de la vie. 
Il n’y a pas d’échappatoire possible et l’inertie de notre système-Monde est bien trop grande pour entrevoir un rapide changement positif. Il y a quelque chose qui la dépasse. « Pour ceux et celles qui parviennent au stade 5, il y a un risque réel que la dépression s’installe ». Une voie spirituelle s’ouvre alors, car ce futur-qui-devient-improbable touche à tout ce que la personne fait, à ses pensées, à ses relations aux autres et à ses relations à la biosphère. Il faut tout remettre en question, et c’est non seulement épuisant, mais cela peut couper la personne de son entourage affectif, c’est-à-dire d’un environnement stable et rassurant. très vite psychologiquement insoutenable. Malheureusement, il n’y a pas vraiment de retour en arrière possible dans la prise de conscience : « Je ne pense pas que l’on puisse se remettre d’avoir pris la pilule rouge, confirme Paul Chefurka. Peut-être que tout ce qu’il reste à faire est de grandir, jusqu’à devenir plus grand que la douleur »

Comme le remarque l’ex-collapsologue, il y a alors deux manières de réagir à cette situation désagréable. Soit on s’engage dans une voie « extérieure » : la politique, les villes en transition, la mise en place de communautés résilientes, etc. ; soit (mais ce n’est pas exclusif) dans une voie « intérieure », plus spirituelle. Cette dernière option peut paraître surprenante pour les scientifiques que nous sommes (les collapsologues sont souvent des chercheurs et des ingénieurs) mais il nous faut avouer que ce chemin spirituel fournit de grandes ressources pour traverser la tempête. À l’évidence, il permet de créer du sens et du lien, ingrédients indispensables mais particulièrement absents à notre époque. 

La voie « intérieure » n’est en rien une adhésion à une quelconque religion ! Au contraire. « La plupart des gens que j’ai rencontrés et qui ont choisi une voie intérieure confèrent aussi peu d’utilité à la religion traditionnelle que leurs homologues sur la voie extérieure n’en confèrent à la politique traditionnelle ». Il s’agit de chemins qui remettent radicalement en question les manières qu’ont eues nos ancêtres d’habiter le monde (aux sens extérieur et intérieur), et qui ont clairement mené au clusterfuck dans lequel nous sommes empêtrés. 

Notre parcours, ainsi que celui de Paul (et de bien d’autres), confirme que la collapsologie passe non seulement par une vision systémique du monde mais aussi par une vision sensible. Émotions, éveil spirituel, liens plus profonds avec les autres humains et les autres êtres vivants, connexion avec le temps long, etc. Tout cela fait partie de la trousse de secours que l’on se doit d’ouvrir en cas de tempête. Et, c’est le moment, car cette « transition intérieure » est longue et fatigante. Heureusement, nous sommes de plus en plus nombreux à nous engager dans cette voie et des réseaux d’entraide naissent et se connectent ! 

Raphaël Stevens & Pablo Servigne 

Notes et références
  1. Voir son blog www.paulchefurka.ca.
  2. Interview de Paul Chefurka pour Adrastia, 22 avril 2015. http://adrastia.org/interview-de-paul-chefurka-pour-adrastia/

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