Le masque : belle occasion de nous disputer, nous diviser, et laisser encore plus le champ libre au pouvoir des experts et des États. Car pendant que certains parlent santé, d’autres réfléchissent politique. Au fond, est-ce si incompatible ?
Il serait facile de commencer cet article par la belle « inversion du génitif » qui a tant plus à Marx et Engels : de la philosophie de la misère à la misère de la philosophie, et ainsi de suite, jusqu’aux situationnistes qui en ont usé à satiété. Cependant, si la politique du masque est bel et bien une manière de masquer la politique, ce n’est pas n’importe quelle politique que masque le masque, mais une politique précise. Dévoiler ce qui, selon nous, porte le masque et qui se dissimule derrière ne peut avoir pour première conséquence que de nous séparer de quelques camarades qui porteront, ou pas, le masque, et auront, sur le masque encore et toujours, une position pratique différente de la nôtre.
Tel est le premier succès de la politique du masque : loin d’être d’abord une barrière sanitaire, elle est avant tout un sujet de discussion, et même mieux (pour le pouvoir) : de disputes. Et de ces disputes, dans le climat de chaos et d’incohérences et de peurs qui est celui de cette année 2020 – et qui a toutes les probabilités de s’intensifier encore dans l’avenir puisque voilà au moins un demi-siècle que la peur constitue le fondement de la politique –, de ces disputes, donc, il est fort probable qu’apparaîtront des discordances telles qu’elles s’amplifieront jusqu’aux divisions voire au schisme.
Là est le coup de maître : si certains pensent que la politique sanitaire de distanciation sociale est si cruciale qu’elle doive transcender les divisions entre nous pour reconstituer en quelque sorte une espèce humaine luttant tout de concert pour sa propre préservation, et cela même si le prix à payer s’appelle précisément distanciation sociale – et en réalité rupture de nombre de liens sociaux –, alors nous pouvons sans grand risque prophétiser que ceux qui penseront « à la marge » et ne croiront pas aux vertus du masque comme outil de recomposition de l’humanité vont se retrouver encore plus à la marge : stigmatisés comme ennemis. Non pas des ennemis de classe, car il y a belle lurette que la recomposition de la classe (prolétarienne) a été abandonnée par ses chantres mêmes. Les stigmatisés-marginaux seront désignés simplement comme des ennemis du genre humain. Voire de la vie.
Dans la politique du masque, nous voyons surtout le masque d’une certaine politique, celle qui brandit la peur sanitaire, qui crée de la peur par l’incohérence, donc une véritable politique de la peur. C’est bien entendu la peur sanitaire qui justifie les mesures, mais il est facile de montrer que la politique sanitaire est elle-même incohérente. Nous portons un masque, et nous devons le porter dans certains lieux clos, mais certains lieux clos sont plus sujets à l’échange de virus que d’autres. Les trains, par exemple, regroupent en général des voyageurs qui partagent un trajet ou une portion de trajet, mais avant d’arriver à la gare de départ ? et après être sortis de la gare d’arrivée ? Ces voyageurs peuvent être porteurs de virus venus de loin, ou emporter avec eux, à leur descente du train, des virus contractés dans le train, bien loin de leur lieu d’origine. Pourtant, et pour limiter le gouffre commercial des chemins de fer en 2020, les voyageurs ne sont pas soumis, dans les trains, à des mesures de distanciation sociale aussi rigoureuses que dans d’autres endroits pourtant parfois moins clos. Chacun pourra compléter à loisir la liste des incohérences, et éventuellement se satisfaire d’une banalité de base : même si le masque ne sert pas beaucoup, ce n’est jamais une raison pour ne pas tout mettre en œuvre là où nous le pouvons dans le but d’éviter de propager l’épidémie. Certes, mais c’est là qu’entre en jeu le fond du fond de la politique du masque : elle ne vise qu’à augmenter encore le niveau de peur, à un moment où l’épidémie elle-même semble marquer le pas, du moins en Europe. Ce n’est pas le masque en soi qui augmente le niveau de peur, puisqu’à l’inverse il tranquilliserait certaines personnes ; ce qui fait peur est de voir, tout autour de nous, toutes ces personnes masquées, alors que notre imaginaire, et même notre simple condition d’êtres vivants, nous invite depuis l’éternité à ne pas nous masquer. Si le carnaval nous offre cette possibilité, c’est précisément parce que le carnaval est un renversement de l’ordre habituel des normes. Serait-ce que les normes de notre société sont donc renversées ? Surtout pas : le pouvoir des experts reste bel et bien fort, et celui des États ne vacille pas…
Mais si le masque est d’abord le masque d’une politique, l’interrogation est forcément : le masque a‑t-il été imposé pour des raisons sanitaires, ou pour augmenter le niveau de peur ? La seconde option sera forcément qualifiée de « complotiste », un terme dont le succès ne se dément plus depuis le 11 septembre 2001. De nouveau, la division s’annonce entre nous, qui sommes à des degrés divers des opposants à la politique de la peur – à défaut, précisément, de l’être toutes et tous à la politique du masque. Pour nous dégager de cette sorte de piège sémantique et politique, proposons un autre point de vue.
Parmi les partisans de première ligne du masque, certains sont mus par de simples considération sanitaires, d’autres par la banale idée que mieux vaut prendre toutes les précautions quel qu’en soit le coût sur le plan des libertés ; quelques autres enfin, réellement cyniques, tentent de se maintenir au pouvoir par l’augmentation de la peur. Notons tout d’abord que, dans ce dernier carré, peuvent se trouver aussi bien des politiques que des scientifiques, sans oublier bien entendu les trusts pharmaceutiques qui ont de toute façon tout à gagner eux aussi à cette pandémie. Mais le plus important est que, finalement, le port obligatoire du masque réunit ces trois grandes catégories de personnes, toutes favorables au masque, et qu’il est ainsi, quoi que nous pensions par ailleurs de son utilité sanitaire, un bon outil pour élargir la politique du profilage, du contrôle des populations. Et il importe peu, il n’importe même pas du tout de savoir si ceux qui prennent les décisions en dernière instance le font par souci sanitaire, par volonté de se couvrir a priori ou par cynisme politique intégral. Le résultat est là : la fin justifie les moyens.
En l’occurrence, nous estimons qu’aucune fin ne saurait justifier des moyens abjects, mais c’est un fait, incontestable, qu’« en face », ce genre de questionnement n’existe pas. C’est donc que nous ne luttons pas exactement sur le même terrain, et pas du tout avec les mêmes armes.
Comment, donc, contrer la politique de contrôle que le masque incarne ? Nous pourrions nous « surmasquer », et porter par exemple, par-dessus le masque réglementaire, celui des Anonymous, de Guy Fawkes (« V pour Vendetta »). La réponse semble assez cohérente, n’est-ce pas ? Mais cela est strictement interdit, en France tout du moins (il est interdit de se cacher intégralement le visage, dit la loi). Nous pourrions surtout décider que le port du masque étant antihumain, autant développer nos activités humaines, proprement humaines, toutes celles qui n’impliquent pas le respect obligé de l’interdiction.
Et finalement retourner l’interdiction comme un gant : nous refusons l’obligation de porter un masque et nous allons tout mettre en œuvre pour nous passer des « lieux clos » où son port est obligatoire. Ainsi, nous n’irons plus au théâtre mais ferons du théâtre dans la rue ; nous n’irons plus au cinéma mais projetterons des films en plein air. Et puisqu’il faut aller au supermarché pour nous nourrir, autant développer de plus en plus le maraîchage collectif, les vergers collectifs, et ainsi de suite.
Quant au problème beaucoup plus épineux de l’école, pourquoi ne pas créer nos propres écoles ? Car les lois ne l’interdisent absolument pas, et en France par exemple, il existe très peu de contraintes légales pour créer une école.
Bien entendu, ces quelques pistes sont encore très larges, voire floues ou difficiles à mettre en œuvre. Mais l’objet de ce texte plus pratique que théorique était de montrer la cohérence du projet écologique, fondé sur le refus de parvenir, décroissant, lent au sens qu’a acquis ce mot depuis quelques années, marqué par la simplicité volontaire, le « small is beautiful » de Schumacher.
L’État, par l’incohérence de ses décisions, ne disqualifie pas ce pour quoi nous luttons. Et c’est une excellente chose car en dernière analyse, cela est la preuve, simple, que nous avons raison. Comme disait quelqu’un qui n’aurait pas forcément adhéré à ces propos, « l’Histoire nous absoudra ». Magnifique perspective !