Pas de place pour les handicapés de grande dépendance

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La nuit, je rêve qu’un des enfants du Roi et de la Reine est handicapé. De grande dépendance. Mathilde et Philippe, chacun à son tour, aide leur enfant à manger, à boire, à s’habiller et à s’essuyer le derrière. 

Ils calment ses crises d’angoisses. Cet enfant est infirme moteur cérébral ou autiste, polyhandicapé ou atteint d’une maladie neurologique dégénérative ou génétique. Quand il atteint l’âge de 21 ans, ses parents l’inscrivent sur les listes d’attente des structures d’accueil adultes. À Bruxelles, en Wallonie, en Flandre, partout. Pas de place. Alors, comme ils ne sont pas Roi et Reine pour rien, ils convoquent le gouvernement et lui assènent quelques bons petits coups de baguette magique sur les doigts. Comme ils sont non seulement riches et puissants mais aussi très bons, ils proposent la création de dizaines de structures d’accueil pour tous les enfants qui, comme le leur, est en situation de grande dépendance ! Car ils sont nombreux dans le royaume. D’ailleurs, pour m’endormir, je les compte et j’arrive à… 73 800. Rien qu’à Bruxelles, ils sont 7 000 dont 10% seulement bénéficient d’une solution satisfaisante. 

Un matin, des assistantes sociales et des parents se réveillent, gueulent une bonne fois «Basta», boivent un café plus serré que d’habitude et créent le GAMP: le Groupe d’Action qui dénonce le Manque de Places pour les personnes handicapées de grande dépendance. Grâce aux Sit-in devant les ministères et les parlements, aux interpellations, à la distribution de cacahuètes aux députés (échange de bons procédés), aux campagnes de sensibilisation, au lobbying auprès des autorités et des médias, le monde politique est sommé d’ouvrir les yeux sur une situation qui perdure depuis des années. 

« NON ASSISTANCE À PERSONNE EN DANGER » 

Le GAMP ainsi que vingt autres associations décident de frapper un grand coup et, par l’entremise de la Ligue des Droits de l’Homme, porte plainte contre l’Etat belge. Le 29 juillet 2013, le Comité européen des droits sociaux condamne – à l’unanimité! – la Belgique pour non-assistance à personne en danger. «Outre les pertes financières que cet état de choses entraîne pour les familles, celles-ci s’exposent à des efforts encore plus importants lorsqu’elles se mobilisent avec leurs propres moyens afin de mettre en place, sans subventions publiques, des centres d’accueil et d’hébergement appropriés. En conséquence, le manque de solutions d’accueil et de services sociaux adaptés aux besoins des personnes lourdement handicapées met de nombreuses familles dans un état de précarité qui fragilise leur cohésion, ce qui équivaut à un manque de protection par l’État de la famille en tant que cellule de la société», précise le Comité dans son rapport. 

Il est piquant de constater que le gouvernement belge a dépensé plus d’énergie à réfuter sur 112 pages les accusations faites à son encontre qu’à chercher des solutions. La réponse de l’Europe ne s’est pas fait attendre : « Aucune justification avancée par le Gouvernement de la Belgique relative à sa carence d’assurer un nombre de places (suffisant) dans des centres d’accueil et d’hébergement pour les personnes handicapées adultes de grande dépendance n’est susceptible d’être retenue. Le Comité dit, par conséquent, que cette carence est constitutive de violation de la Charte». Et VLAN! 

TANT D’INDIFFÉRENCE !

Au-delà du fait que les handicapés et leurs proches ne représentent pas un enjeu électoral suffisant, le mal est sans doute plus profond: la personne handicapée de grande dépendance représente l’antithèse de ce que promotionne le politique à savoir la croissance, la performance, le progrès, l’accumulation des biens et des récompenses. Mais voilà, la lenteur, le désintérêt pour les biens matériels, l’indifférence manifeste à l’égard des marques et de la publicité, ne sont pas des valeurs que nos responsables politiques souhaitent promouvoir. Elles sont même à l’opposé de ce que la société attend de ses membres. Si la personne handicapée est capable de communiquer, elle va droit à l’essentiel et, en dehors des questions purement pratiques, pose des questions quant à sa condition d’être humain. Elle oblige les proches à voir le monde autrement. À admettre que, malgré ce qu’elle tente de nous faire croire, la société du tout-maîtrisé est un leurre. Ah, ce monde où l’indépendance est magnifiée! Ou toute demande d’aide ou tout aveu d’impuissance est perçu négativement ! Un handicapé de grande dépendance nous apprend l’humilité, nous incite à ne pas considérer comme honteux le fait d’être vulnérable. Une affiche collée sur la porte vitrée du lieu de vie de ma fille situé à 150km de mon domicile bruxellois mais que je m’estime chanceuse d’avoir trouvé parce qu’elle y est heureuse, prévient: «Vous pénétrez dans un lieu où la vitesse n’est pas de mise». Et ce mot, vitesse, vous l’aurez compris, en contient beaucoup d’autres…

Enfin, et c’est peut-être le plus important, la personne handicapée nous rappelle à quel point notre condition de valide est fragile et éphémère. Dans son fauteuil roulant ou à cause de sa démarche claudicante, à travers ses comportements «déplacés» ou hors-normes, en parlant avec difficulté ou pas du tout, en utilisant un autre système de communication que la parole, elle révèle à tous que son handicap, inné ou acquis, peut arriver à n’importe qui. Les handicapés sont la caricature vivante de ce que nous ne voulons pas être: imparfaits. Ils tendent au valide un miroir dans lequel, en partie, celui-ci se reconnaît. Et l’homme politique, plus que tout autre être humain sur terre, veut toujours, partout, paraître (et non être) le meilleur. Les parents veulent cependant croire qu’ils ne sont pas tous comme ça… 

LA NÉCESSITÉ DE CONSTRUIRE 

Et en attendant, ils initient des projets. Ceux-ci sont soit en attente depuis des années (c’est le cas pour quatre projets menés par des ASBL de la Région Bruxelles-Capitale) soit sont développés par des parents qui font appel à des fonds privés. Ceux qui y parviennent doivent continuellement se battre pour maintenir « l’entreprise » à flot (l’essentiel du Dr. Englebert à Lasne, par exemple). À l’instar de ce qui a été créé dans certains pays de Scandinavie, en Angleterre ou en Hollande, Anne-Françoise et Bernard Riat, parents d’Olivier, ont, eux, fondé les Pilotis: des maisons existantes pouvant être aménagées pour accueillir cinq résidents, leurs accompagnateurs et, au dernier étage, des locataires valides d’accord pour participer à la vie de la petite communauté. L’idée, innovante, citoyenne, susceptible d’être étendue à toute la ville et donc de résorber de façon définitive le problème du manque de place, devrait intéresser les pouvoirs publics. D’autant plus que c’est une solution économique: beaucoup de bâtiments sont à l’abandon. Depuis le début, le GAMP prône une politique transversale qui réunirait autour de la table le ministère du logement, de la personne handicapée, de l’emploi (pour subsidier le personnel accompagnant) ainsi que les communes. Mais jusqu’à présent, chacun se renvoie la balle, refusant de s’engager, décrétant que la problématique du handicap n’est pas de son ressort et blablabla. 

Le projet des Pilotis a aussi le mérite de correspondre au fameux décret inclusion que la ministre responsable de la personne handicapée (Evelyne Huytebroeck) défend. «Les malades ont-ils dû eux-mêmes financer les hôpitaux? Les parents ont-ils eux-mêmes construit les écoles et les crèches? Non. Alors pourquoi, systématiquement, l’initiative, en ce qui concerne le handicap, est-elle laissée aux parents ? » demande le GAMP qui attend maintenant que les autorités politiques fassent connaître les actions concrètes qu’elles comptent mettre en place afin de remédier à une situation depuis longtemps dénoncée, niée contre toute évidence, et aujourd’hui internationalement reconnue. Une bataille a été gagnée mais pas encore la guerre. 

Corine Jamar
Auteure, maman d’une jeune fille polyhandicapée 

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