La question de l’effondrement de la société thermo-industrielle, que ce soit son imminence présumée, ses modalités ou même sa réalité, divise toujours les écologistes. S’il est difficilement concevable de se dire décroissant sans s’affirmer en même temps antipub ou anti-guerre, serait-il possible de l’être en continuant à refouler cette douloureuse question? L’argument presque toujours invoqué, c’est que le message politique à faire passer à nos concitoyens doit rester « positif », puisque le plaisir serait le moteur de l’action, paraît-il. Encore et toujours, il ne faut pas désespérer Billancourt ! Cela soulève une question plus fondamentale: est-il possible de concilier le catastrophisme (i. e. le réalisme) et l’exercice de la politique? Celle-ci suppose un horizon d’attente crédible et porteur d’espérances, au moins celle de ne pas devoir renoncer à nos rêves ou objectifs les plus précieux. Mais entre la pensée (politique) positive et la manipulation, le pas est vite franchi. Un écologiste digne de ce nom a‑t-il moralement le droit de retenir des informations dérangeantes au motif d’élargir le cercle des citoyens susceptibles de s’engager ? Donc de s’autocensurer ? Les stratégies doivent-elle prendre le pas sur la vérité ? « Le devoir d’optimisme — rassurer d’abord — est une forme d’aveuglement. Seul le parler vrai devrait avoir cours entre adultes démocrates », rappelle Hugues Stoeckel(1). L’humanité est embarquée sur un Titanic géant qui a heurté l’iceberg des limites planétaires il y a une quarantaine d’années. Depuis, nous coulons, que nous le croyions ou non. Cependant, il se pourrait bien que certains puissent monter dans les canots de sauvetage. Tout ne serait pas perdu, mais presque. Alors, organisons-nous et passons à l’action.
Quand dater ce retour du sentiment de la catastrophe? Durant les Trente Glorieuses, rares furent ceux qui donnèrent l’alerte, pas ou peu suivis par leurs contemporains : Günther Anders, Lewis Mumford, Rachel Carson, Barry Commoner ou encore Jean Dorst. En 1972, le rapport Meadows du Club de Rome porta un coup rude à la confiance des Occidentaux en l’éternelle corne d’abondance. René Dumont et Hans Jonas marquèrent la décennie. Après la période des « années fric » et de la mondialisation néolibérale (1980–2000), Jean-Pierre Dupuy nous livra un ouvrage qui fera date dans les annales de la philosophie politique du XXIème siècle: Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain paru en 2002 aux éditions du Seuil et propose une profonde réflexion théorique inspirée de Jonas, Anders et Illich. Une dizaine d’années plus tard, Pablo Servigne, biologiste, et Raphaël Stevens, éco-conseiller, popularisent le terme de collapsologie, ou science prédictive de l’effondrement de la civilisation moderne. Comment tout peut s’effondrer (Seuil) est un « réjouissant » essai de 296 pages qui offre une vue panoramique et circonstanciée de la question, à mettre entre toutes les mains et à enfoncer dans les têtes sceptiques. Yves Cochet, président de l’Institut Momentum(2), a raison de débuter sa postface en écrivant : « Y a‑til matière plus importante que celle qui est traitée dans ce livre? Non. Y a‑t-il matière plus négligée que celle-ci? Non plus» (p. 261).
Les auteurs n’ont pas travaillé à la légère. Ils s’appuient sur de nombreuses études scientifiques. Sans verser dans le scientisme, les écologistes doivent prendre en compte ce que ces recherches nous disent pour avancer des propositions politiques. Trop souvent, certains, pétris d’idéalisme ou de nietzschéisme, pensent qu’il suffit de manifester de bons sentiments ou d’être volontariste pour faire une bonne politique, alors que celle-ci exige avant tout de tenir compte du réel. Évidemment, le réel est multiple, et reste à savoir quels aspects en privilégier. Par exemple, si le tout à l’automobile ou l’invasion numérique sont des aspects du réel, plaideront les « réalistes », c’en sont d’autres, ignorés ou refoulés car anxiogènes, qu’il faut prendre à bras le corps: par exemple, organiser la résilience alimentaire des villes, via une ceinture maraîchère, plutôt que de lotir à coups de pelleteuses. À côté de la science et ses statistiques, la collapsologie fait également appel à notre imagination et à nos émotions pour saisir à quoi pourrait bien ressembler l’effondrement, une expérience que nous n’avons par définition pas encore vécue, qui est subliminaire, selon le terme d’Anders, c’est-à-dire irreprésentable, ou quasi (cf. partie 3 du livre). Après le moment de (désagréable) surprise, on passe à la colère, puis à la tristesse, pour enfin entrer — éventuellement — dans l’acceptation sereine de ce destin. À partir de là, le champ de l’action est à nouveau ouvert, et seule celle-ci constitue un remède à l’angoisse.
La première partie de l’essai expose la convergence des prémices de l’effondrement, où la nature et les activités humaines, économiques et financières, sont inextricablement mêlées. La grande accélération de l’Anthropocène — cette ère géologique nouvelle où l’homme moderne modifie les équilibres biophysiques de la planète — nous a fait dépasser les limites et les frontières. Si celles-là sont palpables, celles-ci sont invisibles: on franchit une frontière sans s’en apercevoir, et quand les conséquences commencent à se faire sentir, il est souvent trop tard pour réagir. Ainsi en est-il de la perturbation du climat et de l’érosion de la biodiversité, entrées dans des boucles de rétroaction positives. Les écosystèmes se comportent comme des interrupteurs: les changements ne sont pas graduels et proportionnés, mais surviennent brusquement. Si les alternatives peinent à s’imposer, c’est parce que les mécanismes de verrouillage, d’ordre sociotechnique, sont nombreux et gigantesques, et encore davantage rigidifiés par la globalisation. Les auteurs montrent le lien entre la finance et les approvisionnements énergétiques. Ainsi, l’étincelle pourrait venir d’un déséquilibre global du système financier combiné avec le pic pétrolier. La deuxième partie s’aventure dans la futurologie, avec les risques inhérents à cet exercice. L’incertain n’étant pas probabilisable, il faut plutôt «ouvrir la raison à l’intuition» (p. 142). L’enjeu est d’arriver à détecter les signes avant-coureurs pour anticiper, et donc amortir l’effondrement, tout en étant conscient qu’il reste toujours de l’incertitude. Les modèles informatiques sont utiles. Le World3 du Club de Rome a remarquablement bien vieilli, Dennis Meadows persistant et signant ses analyses quarante ans plus tard. Plus récent, HANDY (Human and nature dynamics) montre que «une forte stratification sociale rend difficilement évitable un effondrement de la civilisation » (p. 161). Nous reconnaîtrons aisément la situation actuelle du capitalisme financiarisé et mondialisé. La troisième partie tente de dessiner les contours de l’effondrement (financier, économique, politique, social et culturel) en réexplorant le passé : déclin linéaire, déclin oscillant ou effondrement systémique sont trois scénarios possibles. Dans l’espace, l’effondrement sera modulé différemment selon que l’on se trouve au Centre ou à la Périphérie. Sera-t-il possible de redémarrer une civilisation par la suite ? Peut-être, à deux conditions : que les humains misent sur la solidarité plutôt que la barbarie et que les écosystèmes puissent encore leur «servir». Or rien n’est moins sûr… Les auteurs abordent aussi la délicate question de la démographie.
Beaucoup de ces réflexions et mises en garde semblent paradoxales; l’erreur serait de les balayer d’un revers de la main, en restant enfermé dans ses barrières cognitives. R. Stevens et P. Servigne souhaitent voir advenir une «politique de l’effondrement» qui prendrait la forme d’une transition anticipatrice et résiliente trouvant «un compromis entre le geste démocratique et l’urgence des catastrophes» (p. 248). «En fait, il n’y a même pas de solutions à chercher à notre situation inextricable (predicament), il y a juste des chemins à emprunter pour s’adapter à notre nouvelle réalité» (p. 252).
Bernard Legros
- Hugues Stoeckel, La faim du monde. L’humanité au bord d’une famine globale, éd. Max Milo, 2012, p. 301.
- Cf. www.institutmomentum.org.