Par Guy Mettan, journaliste indépendant et député au parlement de Genève. Il a notamment dirigé La Tribune de Genève et le Club suisse de la Presse. Auteur de divers livres publiés notamment en France, aux États-Unis et en Russie (Russie-Occident, une guerre de mille ans, Thebookedition 2023, et Le continent perdu, Syrtes 2019).
Début avril, j’ai effectué un reportage à Marioupol, Donetsk et Lougansk grâce à un ami tadjik qui construit des aires de jeux pour enfants dans le Donbass, en coopération avec le ministère russe de la Défense. Pendant une courte semaine, j’ai pu sillonner, la boule au ventre à cause de l’émotion, les deux républiques. Y rencontrer les gens, discuter avec des réfugiés, constater l’ampleur des destructions et la vigueur de la reconstruction, dormir au son du canon russe et des roquettes HIMARS ukrainiennes. A cette occasion, j’ai pu rencontrer le chef de la République de Donetsk Denis Pouchiline.
En poste depuis 2018, Denis Pouchiline a succédé au charismatique Alexandre Zakartchenko, tué dans un attentat. Changeant constamment de place pour des raisons de sécurité, il nous avait donné rendez-vous dans un petit village de campagne dans la direction de Berdiansk, à deux cents kilomètres de Donetsk.
GM : Commençons par la sécurité. Quelles sont les conditions de sécurité actuelles dans la République ? Comment les gens supportent-ils l’état de siège qui dure depuis 2014 ? Comment a évolué la situation ces derniers mois et quels sont les principaux enjeux pour l’avenir ?
DP : Le niveau de la sécurité dans la République est relatif. D’une part, si nous parlons de Donetsk, après la libération d’Avdeevka, la situation y semble plus facile dans la mesure où l’ennemi ne peut plus atteindre la ville avec son artillerie. Son utilisation ne nécessitait pas d’approbation par la hiérarchie et les obus étaient bon marché, ce qui facilitait son usage.
Toutefois, l’ennemi a la possibilité de nous atteindre par des armes à longue portée fournies par les pays occidentaux. Elles sont plus chères mais plus dangereuses dans la mesure où elles frappent différents types de cibles avec une grande précision. Compte tenu du fait que l’ennemi n’a désormais plus aucune restriction pour lui-même en termes de moralité ou d’utilité militaire, nous constatons qu’il utilise souvent ces armes coûteuses juste pour tirer sur des places et des établissements publics de la ville, c’est-à-dire sur des objets civils, des infrastructures sociales ou des infrastructures critiques, ce qui affecte bien sûr la population. En ce moment se trouvent principalement sous le feu quatre arrondissements de Donetsk (Kievsky, Kuibyshevsky, Petrovsky, Kirovsky), ainsi que les villes de Gorlovka et Yasinovataya, et un certain nombre de petites localités situées à proximité de la ligne de combat.
Par conséquent, nos militaires n’ont d’autre choix que d’éloigner systématiquement l’ennemi de nos villes et de nos habitations. Il n’y pas d’autre moyen de mettre fin aux crimes de guerre du régime ukrainien.
GM : La population civile souffre des bombardements depuis dix ans déjà. Quel est l’état d’esprit des gens ? Comment vivent-ils tout cela, comment résistent-ils ?
DP : Vous savez, dès qu’il y a un peu moins de bombardements, les gens tentent de rentrer chez eux. On constate maintenant que le nombre d’habitants croît. La population augmente même de manière assez systématique. Il y a désormais de plus en plus d’embouteillages à Donetsk et à Makeevka. C’est un indicateur que les gens reviennent à une vie plus paisible. Ils veulent que leurs enfants étudient à l’école et non plus à distance comme c’était malheureusement le cas chez nous.
Les gens veulent travailler. Nous devons donc accorder de plus en plus d’attention au développement économique, à la restauration de nos entreprises, à l’attraction des investisseurs. C’est ce que nous essayons de faire actuellement. Mais encore une fois, tout dépend des questions de sécurité.
Ce qu’il y a dans la tête des gens ? Il faudrait le leur demander. Mais les derniers événements sont éclairants à cet égard. Je pense notamment aux élections du Président de la Fédération de Russie. C’est la première élection du Président de notre pays à laquelle nous avons participé en tant que citoyens de la Fédération de Russie. Tout cela ne pouvait que nous réjouir et nous impressionner. Cela explique le taux de participation très élevé. Nous avons voté pour notre avenir, pour l’avenir de notre pays et l’avenir de notre région au sein de ce pays. En dépit de toutes les difficultés sur notre long chemin de retour à la maison, en Russie, nous restons optimistes.
GM : Venons-en à l’économie et à la reconstruction précisément. Quelle était la situation au début de votre mandat en 2018 ? Et quelles sont les améliorations que vous avez pu réaliser depuis que vous êtes à la tête de la République ? Comment fonctionne la reconstruction ? Qui paie, qui participe, qui aide ? J’ai cru comprendre que vous bénéficiez de l’aide du ministère de la Défense et des villes de Russie.
DP : A partir du moment où nous sommes devenus partie intégrante de la Fédération de Russie et un sujet de la Fédération à part entière, nous avons ressenti l’aide de la Russie tout entière, au sens plein du terme. Parce que, outre le fait qu’il y a des militaires venant de tous les coins de Russie, des gars qui défendent les intérêts du Donbass et de l’ensemble du pays les armes à la main, nous voyons arriver chez nous des spécialistes du bâtiment, du secteur énergétique, des services publics qui s’impliquent directement dans la restauration de la vie civile normale, dans la reconstruction des bâtiments et des infrastructures civiles sur l’ensemble de notre territoire.
Actuellement, nous avons vingt-sept « parrains », c’est à dire des régions de Russie qui chapeautent la reconstruction des régions de notre République. Des écoles, des hôpitaux, des jardins d’enfants, des bibliothèques, des musées ont déjà été reconstruits. Ces parrainages nous aident à nous préparer à la saison de chauffage en hiver, à réparer les infrastructures, les conduites d’eau, les réseaux de l’approvisionnement en électricité. Il s’agit également de reconstruire les routes. Aujourd’hui, presque toutes nos villes et régions sont en train de se transformer. Là où la situation est sûre, là où on est le plus éloigné de la ligne de front, les travaux se suivent à un rythme très intense.
En ce qui concerne l’approvisionnement en eau, la question reste difficile car l’Ukraine nous a imposé un blocus de l’eau. Alors que nous utilisions nos réserves, nous avons pu voir que la Russie a fait de gros efforts pour construire une conduite d’eau depuis le fleuve Don en un temps record. Et cette canalisation, bien qu’elle fonctionne encore de manière limitée, nous a permis d’assurer un niveau minimal d’approvisionnement en eau, sans nuire à la survie de notre population et de nos entreprises.
Nous constatons que nos villes se transforment. De plus, il y a des villes qui se développent également dans les zones qui n’avaient pas nécessairement souffert de la guerre, mais de l’inaction du pouvoir ukrainien observée depuis l’effondrement de l’Union Soviétique.
GM : A Marioupol, j’ai en effet pu observer une reconstruction rapide et très impressionnante. Mais comment allez-vous restaurer l’économie après que les usines ont été détruites par les bombes ukrainiennes ? J’ai entendu parler d’un projet d’un Technoparc sur le site de l’usine Azovstal à Marioupol. Allez-vous reconstruire cette usine ou est-elle définitivement morte ?
DP : Azovstal et le parc technologique sont des projets d’avenir. Azovstal est une très grande entreprise, de plus de onze kilomètres carrés. Il y a beaucoup de déminage à faire là-bas, car des opérations militaires très intenses se sont déroulées sur le site de l’usine. Il y a donc beaucoup de travail à faire et d’étapes préparatoires à franchir. Il s’agit donc d’une perspective encore lointaine.
Quant à la relance des entreprises dans l’ensemble de la République, elle se poursuit systématiquement. Nous avons développé des mécanismes pour attirer les investisseurs et pour leur remettre des entreprises en location avec un droit de rachat ultérieur en cas de gestion réussie. Notre objectif est de faire en sorte que toutes les entreprises qui contribuaient et contribuent toujours au potentiel industriel du Donbass se remettent à fonctionner.
C’est important pour les gens, car la densité de population de notre région était l’une des plus importantes de l’ex-Ukraine. Compte tenu de cette densité démographique, nous devons non seulement nous engager dans la restauration des logements, mais aussi dans la rénovation des entreprises, car il s’agit d’emplois et de la possibilité pour les gens de trouver du travail pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs familles. Le développement de l’économie dans son ensemble est essentiel et nous y travaillons dans le cadre de notre budget.
GM : Une question plus personnelle. Comment vivez-vous ces difficultés avec votre famille vu votre poste très exposé ?
DP : Je fais partie intégrante du Donbass. Nous vivons donc tous ici de la même manière, avec à peu près les mêmes risques. Nous aimons notre région, nous aimons le Donbass, nous aimons nos villes et, bien sûr, nous faisons tout pour qu’après la victoire, nous puissions rapidement relancer le Donbass et en faire à nouveau le cœur de la Russie. Toutes les autres menaces, risques, obstacles sont insignifiants par rapport à nos objectifs plutôt ambitieux. C’est pourquoi nous avons travaillé, nous travaillons et nous continuerons à travailler dans ce sens.
GM : Certes, mais vous menez une vie très dangereuse. Vous êtes une cible. Votre prédécesseur Alexandre Zakarchenko a été assassiné. Comment résistez-vous quotidiennement à de telles tensions ? Faites-vous du sport ? Regardez-vous des films ? La pression sur vous est permanente, mais vous avez l’air d’être en pleine forme…
DP : Le sport, bien sûr, fait partie intégrante de la vie de tout dirigeant qui fait réellement preuve de leadership. En ce qui concerne un assassinat, il peut y avoir de nombreuses tentatives. L’ennemi, bien entendu, se fixe pour objectif de détruire les opposants politiques. Du point de vue de ma sécurité, la situation ne change pas beaucoup. Mais ce travail n’est pas vraiment le mien, c’est le travail de mes agents de sécurité. Je fais mon travail, eux font le leur. Notre vie est comme ça.
GM : Vous dormez donc bien ?
DP : Je dors bien et je profite de chaque occasion pour dormir, quand je suis en route notamment. Tout va bien de ce côté.
GM : Quand vous étiez jeune, vous ne pouviez pas imaginer que la guerre puisse arriver. Vous avez grandi en temps de paix. Par la suite, vous avez vécu la guerre. Êtes-vous prêt à revenir à une vie paisible ?
DP : Oui, bien sûr. Nous attendons, tous les habitants du Donbass attendent que la paix revienne. Nous avons besoin de la paix, mais pas d’une paix à n’importe quelles conditions. Nous avons besoin d’une paix victorieuse. Nous vivons dans ces conditions difficiles depuis dix ans. Notre République fête cette année son 10e anniversaire. Toute une génération a déjà grandi. Nous avons des enfants qui auront dix ans cette année, comme notre République. Ce sont des enfants qui n’ont pas vu d’autre monde que celui de la guerre, de la destruction, du danger pour leurs vies. Notre tâche est de leur faire voir ce qui les entoure avec des yeux différents le plus rapidement possible. Sommes-nous prêts à retrouver une vie paisible ? Nous y sommes plus que prêts. Mais cela, hélas, ne dépend pas seulement de nous.
GM : Vous êtes donc prêt à la paix si elle arrive ?
DP : Certainement.
GM : Je voulais évoquer avec vous le crash de l’avion MH17 en juillet 2014 et qu’un tribunal hollandais a jugé en 2022. Récemment, un autre avion, un IL-76 avec des prisonniers de guerre ukrainiens à bord a été abattu par les Ukrainiens. Quelle est votre opinion à ce sujet ?
DP : Eh bien, c’est un autre crime monstrueux. Ce qui est caractéristique, c’est qu’ils ne se soucient même pas de qui il s’agit, ni de quel pays provenaient ces victimes… alors qu’il s’agissait de leurs propres compatriotes ! C’est de cela dont il faudrait parler. Ce dernier événement a eu un impact très important sur l’état d’esprit des prisonniers de guerre. Après avoir constaté une telle attitude de la part de l’Ukraine envers leurs camarades, ils se posent tous la question de ce qui les attend s’ils rentrent dans leur pays.
A mon avis, il est évident que le régime ukrainien a dépassé toutes les lignes rouges. Je vous en ai déjà parlé. Il n’y a plus de morale, plus de conscience, ni même de notion de nécessité militaire au vu des crimes que ce régime commet actuellement. Je pense que le moment viendra où les responsables devront répondre des actes qu’ils continuent de commettre aujourd’hui dans le reste de l’Ukraine et, bien sûr, sur la ligne de front.
GM : J’ai appris ce matin qu’il y avait à l’aéroport de Marioupol un centre de torture du bataillon Azov, appelé « Bibliothèque ». Des faits horribles s’y sont déroulés à l’époque où ce bataillon tenait la ville. C’est la première fois que j’entends cette histoire. Serez-vous prêt à pardonner aux Ukrainiens qui ont commis de telles atrocités ?
DP : En fait, il y a beaucoup de crimes qui n’ont pas encore fait l’objet d’enquêtes approfondies, notamment dans le contexte des centres de torture et des prisons cachées, comme il en existait à Marioupol. Celle dite « la bibliothèque de Marioupol » en est un exemple. Mais il y en a beaucoup d’autres ailleurs, sur le territoire de Kramatorsk et de Kharkov. Cela a été rendu public même par les défenseurs internationaux des droits de l’Homme. C’est l’État qui devrait être puni pour ce type de crime, en plus des individus qui ont commis ces forfaits de leurs propres mains. Il y a un temps pour tout. Les crimes de guerre sont imprescriptibles. Par conséquent, si quelqu’un pense que nous les avons oubliés et que nous ne les avons pas enregistrés, il se trompe.