Certains y vont tous les jours, d’autres moins souvent, mais les petits libraires font partie de notre paysage social. Pour combien de temps encore? Face à la position monopolistique du diffuseur de presse AMP qui réglemente, en maître, ceux qu’il livre, les faillites de petits libraires se suivent. Ils ne seront pas remplacés, et s’ils le sont, forte est la probabilité que ce sera par des distributeurs de presse appartenant au même groupe que les AMP – le groupe Lagardère. Description de la mort organisée d’une profession et de la concentration qu’elle permet.
Les libraires indépendants(1) ferment boutique, petit à petit, suivant la vague de la colonisation qui transforme les épiceries en GB Express et les disquaires en Fnac(2). Certains résistent. D’autres, encore présents, ont déjà la tête ailleurs. « Dans trois mois, ça fera six ans qu’on est installé », lance Alexandre. Sur le mur, à droite du comptoir, une affiche de « Tous au Larzac(3) », à côté d’une étagère proposant différents titres : Fakir, La Décroissance, et autres Sarkophage. Les chalands se suivent, on s’appelle par son prénom, Janne anticipe les demandes des habitués. Derrière le comptoir, le couple fait oublier à ceux qui passent qu’ils sont des clients. C’est qu’au fond, ils sont aussi bien autre chose. Ici l’échange humain prime, ça respire la camaraderie et la simplicité.
Ils avaient comme projet d’agrandir pour faire un coin d’échange et un étage supplémentaire avec un stock afin de développer une activité de commande en ligne de proximité… Ces projets sont à l’arrêt. « Le manque d’intelligence collective dans le secteur est telle que nous devons tout assumer, à commencer par le risque. Nous ne réinventerons pas seuls un secteur. Dans ces conditions, nous nous mettons en pause… le temps de respirer un peu ». Et puis, « le temps passe et nos enfants grandissent, on n’a aucun temps en famille ». « Mes parents vieillissent, mon père a la Parkinson », ajoute Alexandre. Derrière ces réalités humaines se dissimule la difficulté de combiner une activité professionnelle avec une vie de famille, de maîtriser le temps qui passe sans se fondre en lui, pour ne pas, comme disait Thoreau « quand je viendrais à mourir, découvrir que je n’avais pas vécu(4) ».
Malchance ? Non ! Tout cela s’inscrit dans une structure économique dont les caractéristiques rendent les individus plus dépendants et les empêchent de profiter d’un temps libéré du travail. Dans le quartier, devenu progressivement un lieu commercial, les maisons se vendent au minimum 500.000 euros. Dans la rue principale, c’est plus proche du double. Conséquence : les petits commerces ne peuvent survivre. Quand les anciens partent, ceux qui à l’époque avaient pu s’acheter une maison et y faire un commerce lorsque les prix étaient encore abordables, restent alors les seuls à pouvoir s’aligner sur les montants du marché: Quick, Ici Paris Xl, Belgacom, Olivier Dachkin, Carrefour, Photo Hall, Léonidas, Exki, Club, Colruyt, … le quartier devient un repère de succursales de multinationales. On est ici, mais on pourrait être ailleurs. Tous les lieux deviennent standardisés et interchangeables. Des lieux dédiés au seul échange marchand, sans plus d’ancrage social.
Les « petits » qui décident de rester s’enferment dans une dépendance financière qui rend les choix alternatifs hasardeux, si pas impossibles. Le désir de vivre en travaillant moins, autrement, de diversifier les activités, ne peuvent se concrétiser et laissent place à la résignation ou au départ. Et puis, ajoute Alexandre, « j’en ai marre de bosser pour Lagardère ». AMP, dont l’actionnaire principal est le groupe Lagardère, via sa filiale Lagardère Services(5), occupe près de 90% du marché de la distribution de presse en Belgique, c’est-à-dire que l’entreprise travaille pour la majorité des éditeurs et distribue donc tous leurs titres, concluant avec ces derniers des accords d’exclusivité qui empêchent le libraire d’être livré par un autre. La problématique de l’exclusivité fait l’objet d’une procédure auprès de l’auditorat de la concurrence. D’autres procédures sont également en cours contre les AMP (vous en saurez plus dans le prochain numéro).
AMP, premier distributeur de presse nationale et internationale en Belgique, distribue près de 5.000 quotidiens et périodiques dans plus de 6.000 points de vente dans toute la Belgique. Il emploie 800 personnes et réalise un chiffre d’affaires de 558 millions d’euros. La position quasi monopolistique du groupe dirigé par Arnaud Lagardère que Sarkozy considéra publiquement comme un « frère », rend la résistance très difficile : si le libraire refuse l’injonction du distributeur, il ne reçoit plus les journaux et magazines qu’il distribue, puis perd des clients…
Ce quasi monopole, les AMP l’exploitent sans vergogne pour assurer l’extension du groupe de leur patron. Cela fait plus de deux ans qu’Alexandre filme tous les invendus depuis que les AMP ont décidé de se doter d’un système – Axon – de détection automatique des titres et des quantités retournées, c’est-à-dire des invendus. « Très vite, les libraires se sont rendus compte que les quantités inscrites sur les bordereaux d’invendus ne correspondaient pas au relevé dont ils nous créditaient après avoir contrôlé notre marchandise avec Axon ». Il y avait des erreurs, presque systématiquement en défaveur des libraires. Un autre libraire, Brahim(6), ajoute : « face aux erreurs de comptage des invendus, ce sont eux qui ont raison. Il faut argumenter, expliquer, tous cela par écrit, on perd un temps fou ». Payer les invendus non comptabilisés, ça coûte. « Imaginons qu’on reçoive 50 revues, on en vend 40 et donc on en retourne 10. Le fisc devrait nous imposer sur 40 mais si les AMP en ont perdu 3, les AMP vont en créditer 7 et donc le fisc va nous imposer sur 43 ». En fin d’année, cela représente des montants importants. « Le service des invendus est à l’origine de pas mal de faillites ».
C’est la loi du plus fort, circulez ! Y’a rien à voir. Porter plainte? « Ça a été fait, mais ils ont les meilleurs avocats ». Et puis, « si vous les emmerdez un peu trop, ils vont vous trouver des “erreurs”. La fois dernière, ils m’ont dit que j’avais oublié un bac, résultat : 15 euros plus la TVA à payer. Ce n’était pas vrai, mais impossible de le prouver vu qu’ils ont le dernier mot ». « Sans fourniture toute la journée, ajoute Carine, c’est un gros manque à gagner, si par exemple ils oublient La Libre du samedi ». Pour porter plainte, l’idéal est donc de ne plus être libraire : « on portera plainte deux semaines avant de nous retirer. Les gens ont peur, ils ont la trouille. De temps en temps un libraire gagne mais il n’ose pas le dire aux autres ». La peur ! Peur de témoigner, de dire tout haut tout ce qui ne va pas… de casser la loi du consensus faux.
Face à une justice à deux vitesses où les zéros sur la facture de l’avocat déterminent très largement l’issue d’un procès, demeure la lutte ? « Autrefois, on avait voulu boycotter la vente des cartes de tram parce qu’on ne recevait que 1% sur le prix de vente. Y’avait un noyau de résistance mais il était trop petit. Ce n’est pas dans le fond un choix individualiste, mais des conditions de vie qui déterminent cela : qui va payer le loyer à la fin du mois, les dettes, remplir le frigo ? Il n’y aura pas d’unité des libraires car leur condition d’existence ne leur permettra pas ». Et l’AMP ? Elle met la pression mais ne la subit pas. « Elle, elle peut faire faillite sans aucun problème puisque tout est loué. Les patrons peuvent se débarrasser des travailleurs du jour au lendemain ».
Ce que marque surtout cette évolution, c’est la progression d’un modèle où la marchandisation des rapports devient totale. « Avant on connaissait les gens qui travaillaient aux AMP, il y avait un contact humain », explique Carine, installée avec Brahim depuis les années 90. La mort du rapport humain dont une forme est visible dans la distribution de la presse en grande surface est la continuation de la marchandisation des rapports, y compris des rapports professionnels. On assiste là à la dépersonnalisation suprême des relations humaines, chacun devant n’être motivé que par le profit, reléguant sa responsabilité vers des sommets hiérarchisés impersonnels et souvent injoignables. Le libraire indépendant, lorsqu’il appelle l’AMP pour signaler un problème, se retrouve face à un opérateur téléphonique interchangeable, qui ne peut prendre aucune décision, mais surtout qui est incapable d’établir une relation humaine avec le libraire mais entretient la logique de l’échange marchand. Le gérant d’un Relay ou d’un Press Shop, point de vente du groupe Lagardère, que ce dernier peut licencier à sa guise en fonction de ses besoins, nous indiquera lorsque nous lui présenterons Kairos qu’il ne peut faire aucun choix, cette décision étant celle des AMP. Même chez les libraires indépendants, bien souvent, « c’est eux qui décident des titres qu’on doit recevoir ».
La défection des libraires indépendants, ceux parmi lesquels on peut encore trouver quelques hérétiques, ces résistants de l’évolutionnisme ploutocratique, fait pourtant progresser la mainmise monopolistique des multinationales sur l’ensemble de la filière de la presse. Lagardère a en effet des activités dans le secteur de la publication électronique et de celle de livres (Dunod, Hachette, Stock, Le Livre de Poche,…), dans la presse (Elle, Paris-Match, le Journal du dimanche …) la radio (Virgin Radio, Europe 1, …) télévision, production audiovisuelle (Julie Lescaut, Joséphine Ange Gardien, le catalogue Cousteau, le film Cyrano de Bergerac ou encore Le Hussard sur le Toit, …) ainsi que dans le numérique (Voir l’organigramme de l’empire Lagardère). Il possède également des régies publicitaires et des services de diffuseurs de presse, comme Relay. Contrôler les différents niveaux de la presse – édition, diffusion, distribution – c’est s’assurer une maîtrise sur la pensée en choisissant ce que l’on donne à lire, à voir et à écouter aux gens. Lorsqu’on ne pourra plus distribuer nulle part les journaux critiques qui aiguisent la pensée, leur combat sera gagné. Il n’y aura alors plus que leur presse racoleuse, leurs publicités indécentes et crasses, leur presse où l’information n’est qu’un prétexte.
Le problème concernee 4.500 familles d’indépendants et devrait donc être relayé dans les journaux quotidiens ou sur les principales chaînes de télévision. Or, excepté un billet dans l’Echo et un débat en trompe‑l’œil au Parlement de la Communauté française dont on connaît la volonté lorsqu’il s’agit de s’opposer à la marchandisation de la culture, rien n’a été dit. Le libraire [Alexandre] a bien contacté la RTBF, qui lui a indiqué de façon politiquement correcte « être sensible à la situation des diffuseurs de presse », en s’empressant toutefois d’ajouter : « votre combat n’est pas télévisuel ». On se demandera ce qu’est pour la chaîne un « combat télévisuel » ? Faux-fuyant qui exprime toute la lourdeur de chaînes soumises au diktat de l’audimat, de la publicité et, en fin de compte, de Lagardère et ses amis.
L’antiproductivisme passe nécessairement par la dénonciation des consortiums multiactivités comme Lagardère. Le maintien de diffuseurs de presse indépendants est partie liée avec la pérennité d’une presse alternative, notamment antiproductiviste. La lutte implique que l’on puisse vivre de son métier tout en profitant d’un temps libéré du travail, mais aussi que l’on restitue la sociabilité, c’est-à-dire que l’on remette de l’humain dans la profession. Cela passera nécessairement par la disparition de ces multinationales omnipotentes et omniprésentes, comme l’est le Groupe Lagardère.
Sinon, l’avenir n’aura qu’un débouché que notre ami libraire voit venir : « on va vers le modèle unique des grandes surfaces, la vente en ligne, la fin du contact humain. S’ils continuent, ils vont tuer tous les petits libraires. Là où j’habitais avant, il y avait quatre libraires, maintenant il n’y en a plus qu’un ».
Alexandre Penasse
- Qu’on préférera nommer ainsi dans cet article, mais que l’on appelle aussi parfois « vendeurs de presse ».
- Evolution qui, malgré la perpétuation des diverses grandes surfaces et autres mégacentres, répond en fait à une demande du public d’un retour au commerce de proximité.
- Un film de Christian Rouaud, retraçant la lutte longue et courageuse des insurgés du Larzac contre l’extension du camp militaire.
- Henri David Thoreau, Walden ou la vie dans les bois, Editions Gallimard, 1922.
- Présent aux Etats-Unis, au Canada, en Allemagne, en Pologne, en Espagne, en Europe Centrale, en Suisse et en France.
- Les prénoms de Brahim et Carine sont des prénoms d’emprunt, ces libraires craignant des représailles commerciales des AMP.