Défendant les partis traditionnels depuis toujours, la presse qui est à leur service fourbit ses armes, prête à ostraciser tous ceux qui seront plébiscités par le peuple déçu des habituels (MR-CDH-ECOLO-PS et leurs pendants flamand). Les chiens de garde brandissent donc et continueront à brandir sans modération l’épouvantail des « extrêmes » : de droite et de gauche, sans offrir d’explications sur ce qui a pu provoquer la croissance de l’électorat des deux, mais surtout en associant insidieusement dans l’esprit du spectateur un rapprochement entre l’un et l’autre… dès lors un peu les mêmes. Le 19 mai donc, suite à un sondage portant sur les intentions de vote indiquant que le PTB et le Vlaams belang pourraient être respectivement 3e parti en Wallonie et en Flandre, Le Soir met en couverture une photo de Raoul Hedebouw, porte-parole du PTB et député fédéral, avec le titre : « La montée des extrêmes ». Ce qu’ils disent là en filigrane, c’est évidemment « méfiez-vous petit peuple, vous rapprochez de l’extrême gauche fait un peu de vous des fascistes ! Restez tranquilles, votez comme avant et oubliez vos intentions ».
Ils ne diront toutefois pas que l’éloignement vers la gauche est quelque chose de relatif, d’autant plus accentué que leur point de référence — le gouvernement — se démarque du centre pour s’éloigner vers la droite, l’impression subjective répondant de cette logique. Non contents d’éviter l’explication complexe, les médias bornent leur analyse à la « perte de confiance dans les partis traditionnels » et nomment la conséquence « grave » de cette mauvaise intention de vouloir élire « autre chose » (à l’instar du refus français au Traité constitutionnel européen en 2005), que ce soit de façon indifférenciée à droite ou à gauche : « ce désaveu a de lourds relents communautaires : le Sud vote toujours plus à gauche, le Nord plus à droite ». Le « bon choix », c’est un des quatre « traditionnels », même s’ils nous ont menés là où nous en sommes, fournissent députés, ministres, bourgmestres qui ne travaillent qu’à la reconduction de leur poste et du salaire qui va avec ; même s’ils trempent peu ou prou tous dans des affaires de corruption, empruntent plus que souvent les revolving doors(1), vivent comme des princes et mettent sous le joug répressif et de l’austérité la populace.
C’est que médias de masse, multinationales, fédérations patronales, gouvernement et partis veulent la même chose : le changement dans la continuité, c’est-à-dire que rien ne peut être enlevé aux nantis et que la marche du monde dictée par la croissance du profit demeure telle quelle. L’ordre dominant, toujours, est défendu par les médias qui en font à longueur de temps la propagande : « un pays a besoin de riches » (La libre, 6 janvier 2014) ; « le marché reste le mode d’organisation le plus efficace de la vie économique » (Béatrice Delvaux en décembre 1999, dans Le Soir, qui n’a depuis pas arrêté sa propagande promarché).
Les protestations doivent donc se faire dans le cadre du « dialogue social » et les mesures d’austérité « nécessaires », paisiblement acceptées. Tout ce qui va à l’encontre du fonctionnement capitaliste du système-corps social est diagnostiqué comme un handicap, empruntant le vocabulaire médico-social de l’impotence, novlangue du patronat : « Les salaires belges dérapent encore. Le handicap salarial [en gras dans le texte] de notre pays s’est creusé par rapport à nos voisins proches. Une nouvelle réforme nécessaire ? » (Le Soir, 14 février 2013)… paralysie, dérapage, handicap, perturbation… tandis que grèves, manifestations, contestations, violences en réponse à la violence d’État, sont des tares, des dysfonctionnements qui, par leur référence accidentelle, refusent de poser la question de ce qui les a causés. Au pire, on trouvera dans leur surgissement l’effet d’une mauvaise communication du pouvoir…
Le peuple doit se taire, être persuadé qu’il peut parler et ne pas avoir envie de le faire ; il doit limiter son déplaisir — car la colère est déconseillée, propre à un esprit versatile qui ne se maîtrise pas —, revendiquer s’il le veut, mais dans un espace et des horaires définis par le pouvoir en place. De quoi peut-il se plaindre d’ailleurs ce petit peuple, lui dont les membres peuvent toujours saisir les rampes de la société libérale qui lui permettront à son tour de se hisser jusqu’en haut et atteindre les cimes de la richesse ? Qu’a‑t-il à reprocher à celui qui y est arrivé, serait-il jaloux ? L’« Arabe » ou le « prolo » qui « réussissent » deviennent ainsi les figures symboliques qui, comme à la loterie (« Et si c’était vous » ; « Qui est le prochain » ; « Lotto, créateur de chances »…), prouvent au reste que « c’est possible », la mise en avant de « l’exemple » occultant l’extrême faiblesse de la probabilité.
TOI AUSSI TU PEUX!
Elle n’est pas belle la vie ? À Molenbeek, dans une école en « D+ » (Entendez « discrimination positive », maintenant repris comme « encadrement différencié » dans le nouveau terme novlangue), on tente d’éteindre la contestation en envoyant la reine Mathilde en grande pompe écouter les discours de « ceux qui ont réussi »(2), permettant de ne pas voir tous ceux qui échouent, sont relégués dans le professionnel (où l’indice socio-économique des élèves est de ‑0,30 là où il est de +0,08 dans le secondaire ordinaire(3)) ou décrochent, culpabilisant par ailleurs celui qui ne parvient pas à dépasser sa condition et faisant de lui l’unique cause : t’avais qu’à bosser gars ! Les sous-diplômés sont ainsi institutionnellement produits et distribués sur le marché des emplois sous-qualifiés au service du patronat et des actionnaires qui avaient organisé en amont leur ségrégation.
Désinformé sur ce qu’il se passe vraiment, le sujet joue le jeu, s’y plaît, sorte de succédané de vie démocratique
Pour grimper, le subalterne devra faire preuve de volonté, d’esprit de conquête, de cette motivation qui semblerait suffire et dépasserait les déterminismes de la naissance et de la classe sociale, qu’on soit fils de notable ou d’ouvrier, et permettrait au quidam de devenir « quelqu’un » : du « fils de marchand de clous » (Albert Frère) au migrant devenu chef d’entreprise. Et pour entretenir l’illusion, nourrir le rêve, apaiser les déçus, on organisera la « création de chances » avec les stars artificiellement produites par les médias et leurs The Voice, Star Academy, Loft Story… donnant largement et par procuration à la masse inerte, dont les probabilités de rejoindre la caste des privilégiés sont aussi grandes que de tirer le gros lot, l’impression, devant l’écran, d’être un peu la vedette du soir.
Pendant ce temps-là, la meute se muselle par son désir et son espoir, stupéfiants de la procrastination révolutionnaire ; par son admiration de la richesse qu’elle devrait honnir et dont elle devrait lapider les représentants. Désinformé sur ce qu’il se passe vraiment, assistant aux castes partisanes retranscrites et créées par les médias à longueur de journaux de l’info, le sujet joue le jeu, s’y plaît, sorte de succédané de vie démocratique. L’indécence d’un monde avec ses honteuses inégalités, la destruction de la nature pour conserver le mode de vie occidental, la vacuité de la plupart des emplois, la marche en avant continuant comme si de rien n’était, les organes de propagande médiatique faisant leur boulot, décrivant dans une litanie révoltante les joutes partisanes, les avis des « experts », nous convaincant sur le fait que leurs verbiages ne prendront fin que lorsqu’ils ne seront plus… tout cela n’est toutefois pas sans résonance sur l’être acceptant et soumis. Mais il ne voit pas comment faire, il souffre, se sent socialement inutile ; mais attend quelque chose.
Les médias de masse, plus que jamais, tenteront de continuer à nous faire croire, en ces temps sombres, que penser hors du cadre n’est pas bon ; que la compétition, la réussite pour soi — et l’échec d’un autre — sont à rechercher, que le marché est « le mode d’organisation le plus efficace ». C’est qu’ils sentent que la colère qui pourrait frapper ceux qui organisent l’ordre établi — politiciens et capitaines d’industrie — risque de se retourner aussi contre eux-mêmes qui ont toujours établi médiatiquement cet ordre.
Alexandre Penasse
- Aller-retour entre la sphère publique et privée, régulant et légiférant dans la première dans un sens qui leur profitera plus tard dans la seconde.
- Voir https://www.youtube.com/watch?v=minih31fS9Y
- Indice composite constitué de différentes variables : revenu moyen par habitant, revenu médian par habitant, niveau des diplômes, confort des logements, taux de chômage, d’activité et de bénéfiiaires du revenu mensuel minimum garanti et activités professionnelles. Plus l’indice s’éloigne négativement de 0, plus le milieu socio-économique est pauvre, plus il s’en éloigne positivement, plus le milieu socio-économique est favorisé.