Les armes à uranium appauvri en Ukraine : bien évidemment !

Le directeur général Raphaël Grossi de l’AIEA a affirmé l’absence de danger en cas d’utilisation d’obus contenant de l’uranium appauvri, au cours d’une conférence de presse tenue le 11 septembre 2023. Bien évidemment ! L’affirmation est étonnante. En effet, qu’avait-on constaté lors de l’analyse des résidus de ces armes lors des conflits en Irak, dans les Balkans, ou en Serbie-Kosovo ? On y avait trouvé d’autres isotopes qui n’auraient pas dû s’y trouver. Tant en Irak qu’en Bosnie ou en Serbie, des traces d’autres radio-isotopes ont été détectées, et pas des moindres, comme le plutonium ou le neptunium. C’est une signature infalsifiable de déchets post-combustion issus des centrales nucléaires. Ce sont les rapports officiels de l’UNEP (United Nations Environmental Programme) qui l’affirment, organisme officiel des Nations unies, et donc peu susceptibles de truquage (pour les Balkans, et pour la Serbie-Montenegro). « La présence de ces éléments radioactifs [plutonium, neptunium] dans l’’uranium appauvri indique qu’au moins une partie de l’uranium appauvri provenait de matières retraitées provenant du combustible nucléaire usé ou des équipements contaminés lors du retraitement du combustible nucléaire usé ». Pour rajouter que cela n’avait pas d’incidence sur la santé, bien évidemment !

En quelque sorte, nous assistons au blanchiment des déchets de centrales nucléaires parfaitement organisé : on vend ceux-ci à l’armée (bien joué), qui les disperse à l’étranger, ni vu ni connu (car aucun médias aux ordres ne parlent de cela, bien évidemment!).

Je me mets en faux contre les affirmations de R. Grossi sur l’absence de risque pour la santé. Il se base sur la diminution du risque de l’uranium appauvri selon deux voies : d’une part, la diminution de la charge en uranium 235 et 234, source d’une partie de sa radioactivité (c’est en cela qu’il est appauvri), et d’autre part, l’élimination large des isotopes de la filiation de l’uranium 238 (celui qui reste) inhérente au processus. C’est ainsi que, par exemple, la concentration du bismuth 214, (spécifique de la filiation de l’uranium 238) est très faible. Mais le fait d’utiliser du déchet nucléaire a rajouté à l’« uranium appauvri post-combustion » des tas d’atomes eux-mêmes radioactifs, accompagnés de leur filiation radioactive propre dont on se serait bien passé.

Sur le plan individuel, chez un individu normal, on peut effectivement considérer que le risque radiologique encouru lié à l’exposition à l’uranium appauvri, bien que réel, est néanmoins faible et nettement moins importants que d’autres risques usuels de l’environnement. Dans le découpage, il est vrai arbitraire, de zone de risque inacceptable, de risque « acceptable » (selon un calcul coût-bénéfice, donc sociétal) et de risque trivial, nous serions apparemment dans la zone d’exposition acceptable. (Je ne soulève pas ici le risque chimique de l’uranium qui, lui, est substantiel.)

Mais qu’en est-il des personnes dont la susceptibilité aux rayonnements est fortement augmentée, parce que, par exemple, génétiquement elles ne disposent pas des outils nécessaires pour une réparation efficace des lésions du génome ? Je donne deux exemples. 

1. les personnes hétérozygotes pour l ‘ataxie-telangiectasie (qui présentent un aspect normal mais où persistent des défauts dans la réparation de l’ADN), cette hétérozygotie spécifique touche près de 1% de la population. 

2. Le fœtus entre la 7e et la 24e semaine de gestation : période très sensible aux radiations, où l’on observe littéralement l’explosion cellulaire du cerveau, puis la mise en place d’une organisation et des connexions entre les milliards de nouvelles cellules. Ce qui veut dire que, dans une population générale, pour environ 98% de celle-ci exposé à de l’uranium appauvri, elle se trouve dans la position de travailleurs chroniquement exposés aux radiations ionisantes. Les effets ne sont pas neutres, mais on les estimerait « acceptables ». Ceci est contesté (voir le résumé et les références de l’article de Chris Busby, ci-dessous). Mais pour les ~2 % restant, le tableau risque-t-il d’être très différent ?

Que savons-nous de l’utilisation des obus à uranium appauvri en Ukraine ? Pas grand-chose, sinon qu’il y a eu une incident grave à Khmelnytsky en Ukraine de l’ouest, lors d’un bombardement russe, dans la nuit du 13 mai 2023. Un dépôt de munitions a explosé. Des rapports auraient fait état d’une augmentation brusque de la radioactivité, mais les sources ont été rapidement censurées. Ce fut le black-out sur les données, sinon une réelle inquiétude des populations qui se sont ruées sur les pharmacies pour obtenir de l’iode. Et, bien évidemment, nos médias aux ordres ont repris le narratif ukrainien : il n’y a rien à voir. Certains ont cru que l’augmentation constatée de Bismuth 214 à Lubin en Pologne, deux jours plus tard, signait l’existence d’uranium appauvri projeté par l’explosion à Khmelnytsky. Mais, en réalité, il suffit de regarder l’enregistrement sur un an pour s’apercevoir que les pics de bismuth 214 sont nombreux et parfaitement corrélés aux pics de pluie. L’examen précis du 15 mai durant la nuit où ce pic a été observé correspond parfaitement à un pic pluvieux. Donc, non, l’augmentation observée est une simple coïncidence, d’autant que si la mesure continue du bismuth 214, utilisé comme un proxy, est bien adaptée à la surveillance du radon, il ne l’est pas pour une contamination aérienne d’uranium appauvri.

Bref, on ne savait pas… jusqu’à la publication de Chris Busby de novembre 2023, que l’on peut trouver sur « Research Gate » : « The Khlemnitsky Ukraine Uranium explosion revisited. The calculated source term is 50 tons. Public Health implications for Poland and Western Ukraine. » (L’explosion d’uranium à Khlemitsky-Ukraine revisitée. Le calcul de la quantité de la source est de 50 tonnes. Implication pour la santé publique en Ukraine et en Pologne).

Résumé de la publication (traduction):  l’explosion qui s’est produite à Khlemnitsky, en Ukraine, le 13 mai, a impliqué des quantités importantes de contamination de l’air par l’uranium. Cela a été démontré sans équivoque par l’arrivée de quantités excédentaires mesurées de particules d’uranium dans les échantillonneurs d’air à haut volume déployés par l’UK Atomic Weapons Establishment, à Aldermaston, près de Londres, en mai et juin 2023. C’est donc quelque chose qui est connu. Ce qu’on ne sait pas, c’est le terme source, quelle quantité d’uranium a été dispersée dans l’explosion, et deuxièmement, où est-il passé avant d’arriver en Angleterre ? La question de ses effets sur la santé des populations vivant dans la zone du panache est également abordée ici. En utilisant l’augmentation de la mesure du rayonnement de 32 nSv/h enregistrée par les détecteurs de rayonnements gamma à la frontière entre la Pologne et l’Ukraine, il est possible de recalculer le terme source en utilisant les tableaux publiés par l’Agence américaine de protection de l’environnement et l’émission des isotopes de la filiation de l’Uranium-238 : le Thorium 234 et le Protoactinium 234m. Cela donne l’activité de l’U-238 dans le nuage lorsqu’il passe devant le détecteur. Le terme source peut être obtenu à partir des équations gaussiennes du panache et des modèles atmosphériques du National Radiological Protection Board du Royaume-Uni. Le résultat donne un terme source d’environ 50 tonnes d’Uranium 238. Les niveaux d’activité du panache par unité de surface sont similaires à ceux qui ont provoqué des effets génétiques en Irak après la guerre du Golfe, et des conséquences similaires sur la santé sont donc prévisibles. Ceux-ci ont été mesurés en Irak par de nombreux chercheurs portant sur la mortalité infantile, les malformations congénitales et l’augmentation du risque de cancer. D’autres scénarios possibles sont discutés.

Faut-il souligner que, selon des mesures effectuées, on retrouve cet « uranium appauvri » au Liban et en Palestine, causant apparemment des problèmes similaires de santé, nous explique également Chris Busby. Selon moi, l’affirmation de Grossi, « pas de risque lié à l’uranium appauvri », venant d’une autorité « consacrée », est une forme d’arrogance et de cynisme, lorsqu’elle est appliquée à une population, outre qu’au minimum elle manque de la plus élémentaire prudence. De plus, elle m’apparaît inexacte, confrontée aux faits. Elle est bien dans la veine des comportements et de la faillite de nos élites occidentales actuelles.

Car il s’agit de notre santé : le minimum est d’avoir les données réelles, observées et non des narratifs qui cachent ceux-ci, pour l’intérêt de quelques uns et au détriment de notre santé à tous.

Nous demandons depuis longtemps l’interdiction définitive de l’uranium pour les armes, hélas. Il me semble que cela doit être dit.

Christophe de Brouwer, full-professeur honoraire et ancien président de l’École de santé publique de l’Université libre de Bruxelles, 20 décembre 2023.

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