Cela faisait belle lurette que je ne le lisais plus. La goutte d’eau en avait été une de ces campagnes de promotion soulignant leur propre vacuité tant elles cherchent à vendre un produit sur des «valeurs» qui ne sont pas les siennes: «Le Soir se lève contre l’inacceptable», «On aura toujours raison de l’ouvrir», «Le Soir, j’y vois clair» ou encore «Le Soir. Je lis donc j’agis»… Quoi qu’il en soit, mon sevrage avait été immédiat et thérapeutique. Mais, par les bonnes grâces d’internet me renvoyant à la figure ce à quoi je tentais d’échapper, je l’ai retrouvé sur ma route et c’est surtout à travers de questions locales que j’ai eu l’occasion de tester son attachement infaillible aux valeurs qu’il affiche: «indépendance, fiabilité, citoyenneté, inspirant dans l’action ».
de l’art de l’esquive
Il y a un an, tout au long de la mobilisation contre le projet de la Ville de Bruxelles de construire un parking sous la place du Jeu de Balle, Le Soir avait montré peu d’empressement à couvrir le sujet. Le journal qui revendique être un «GPS dans l’actualité » et aider ses lecteurs à « faire le tri entre ce qui est dérisoire et essentiel », avait sans doute jugé que les 23336 signataires (en trois semaines) de la pétition contre ce parking menaient un combat dérisoire…
La Ville avait fini par capituler, improvisant le déplacement de son projet sous un immeuble de logements sociaux, à 300 mètres de là, venant ainsi contredire et compliquer l’élaboration de son propre Contrat de quartier au même endroit. Le Soir passa sous silence tour à tour l’opposition des habitants, la débâcle des autorités mettant 7 mois à se rendre compte qu’un parking était incompatible avec l’inscription de ce terrain en zone verte, et encore leur «plan C» consistant à construire ce parking sous une gare… sans avoir consulté la SNCB, dont la fin de non-recevoir tomba dans les 24h ! Savoir que la Ville procède avec tant d’amateurisme, voilà qui n’intéresse sûrement pas les lecteurs.
«Donner des armes» à ceux-ci pour qu’ils «se fassent leur propre opinion plutôt que de se limiter à leur dire ce qu’ils doivent penser», voilà l’ambition du Soir. Qui supposerait en l’occurrence une analyse détaillée et un débat contradictoire sur cette frénésie excavatrice et le programme dans lequel elle s’inscrit : celui de « rendre » aux piétons les boulevards du centre-ville et à la voiture les sous-sols de quatre places et les étroites artères du «miniring ». Ce programme – qui à défaut d’une vision cohérente repose sur un accord bancal entre socialistes et libéraux– doit à l’échéance électorale de 2018 son timing infernal et sa phobie des procédures démocratiques, comme le résume le bourgmestre Yvan Mayeur: «Il faut décider vite sinon je sais ce qui va se passer. On va être confronté à un tas d’experts et de comités qui vont donner leur avis bien entendu négatif. Sans compter les procédures légales qui sont une vraie partie de plaisir.»
Le «projet de société» que le bourgmestre est en train d’imposer dépasse largement le cadre de la mobilité: interdiction de manifester des opinions politiques sur les boulevards mais autorisation de happenings commerciaux, privatisation de l’espace public, interdiction de la consommation d’alcool en rue (sauf sur les terrasses), schéma de développement pour « upgrader » l’offre commerciale à destination notamment des touristes chinois, suppression des kiosques à journaux, installation d’écrans publicitaires géants, concession à ClearChannel pour développer l’affichage publicitaire digital sur le parcours du piétonnier, tout-à‑l’événementiel, etc. Mais Le Soir préfère résumer la complexité de la problématique à une opposition binaire entre « partisans » et « opposants », suggérant que les voix critiques (cyclistes, personnes à mobilité réduite, automobilistes, associatif, patronat, autorités régionales, commerçants, habitants – y compris ceux qui défendent le principe de piétonnier et qui l’avaient initialement revendiqué) n’émaneraient que d’esprits retors, de partisans du tout-à-la-voiture, bref, un concert d’égoïsmes et d’archaïsmes. Cette malhonnêteté éditoriale ne consiste pas seulement à prendre parti pour les projets de la Ville, mais à le faire de manière non assumée, ne donnant la parole qu’à certains, éludant des informations et en fragmentant d’autres…
le soir, quelques raisons de ne plus l’ouvrir…
En octobre, Le Soir ouvrait ses colonnes au philosophe et économiste Philippe Van Parijs: celui qui déclarait quelques mois plus tôt que «les habitants ne sont pas propriétaires de la ville» y proposa sa vision enthousiaste du piétonnier, gommant toute complexité, évacuant la question démocratique, réduisant les incidences de ce plan à de menus détails de «software» qui se régleront avec le temps. Une opinion relevant moins de l’analyse circonstanciée d’un membre du milieu académique que du parti pris hâtif d’un citoyen n’hésitant pas à prendre quelques libertés avec la réalité et avec l’Histoire. Ainsi, évoquer «un retour au projet initial de nos boulevards [qui] ont été conçus à la fin du 19e siècle pour que les Bruxellois puissent flâner sur toute leur largeur, y papoter, y laisser jouer leurs enfants», c’est oublier un peu vite que les voiries étaient alors destinées aux tramways, calèches et charrettes (avant d’être accaparées par l’automobile), tandis que les trottoirs étaient dédiés aux piétons. Et c’est omettre de dire que désormais la Ville complique le cheminement des bus dans le centre et renvoie les voitures vers des artères moyenâgeuses, certainement pas conçues pour l’automobile et où on ne laisserait plus un enfant « flâner » sans masque à gaz.
Le lendemain, le quotidien qui ne renonce à rien pour faire reculer les frontières de l’ignorance et du conformisme réunissait à Mons des penseurs de la question urbaine, comme l’architecte-star Santiago Calatrava (concepteur des gares de Liège et bientôt de Mons) et plusieurs bourgmestres (dont Elio Di Rupo et Yvan Mayeur), pour un remue-méninges de haute volée à la conclusion digne de l’audacieuse «éditorialiste en chef» Béatrice Delvaux: «La ville est un être complexe, multiple, aux enjeux aussi variés que ceux qui y vivent».
Le surlendemain, le lecteur du Soir pouvait ainsi apprécier avec plus de hauteur le compte-rendu de la Commission de concertation relative au piétonnier. Une demi-page signée Pierre Vassart (chef des pages bruxelloises), ne donnant curieusement aucune clef pour comprendre que cette concertation organisée à l’issue d’une enquête publique menée à contretemps (alors qu’une phase test est en cours pour encore plusieurs mois) et avec pour seul objet à l’aménagement du piétonnier (les bancs, la suppression des bacs à fleurs,…) – ne permettait pas de se prononcer sur la préoccupation essentielle des 200 personnes présentes: celle de la mobilité. Pas un mot sur les nombreuses critiques du plan de mobilité, ni sur la revendication d’organiser une étude d’incidences, ni même sur l’absence d’études préalables – la Ville étant pourtant confrontée actuellement à des recours judiciaires pour ce motif précis. Des 3h30 de débats, le reporter n’a retenu que des paroles «[refusant] en bloc le principe même de piétonnier » ou estimant au contraire « que celui-ci n’allait pas assez loin»… propos qu’il est bien le seul à avoir entendus. Pas étonnant, puisqu’il souligne dans la foulée l’absence à la réunion d’une association qui y était pourtant présente au vu et au su de tous. En réalité, c’est le journaliste du Soir qui n’a pas pris la peine d’y pointer son nez et qui tenta de maquiller son absence en donnant la parole au seul échevin de l’Urbanisme.
Ce traitement de complaisance n’a évidemment rien à voir avec la proximité entre certains journalistes et élus. Ni avec le fait que les autorités communales publiaient dans Le Soir, 15 jours après la concertation, un supplément de 28 pages d’articles non signés vantant les bienfaits de l’annonceur publicitaire de la page d’en face. La palme revenant à l’article «Les parkings, un atout pour le piétonnier bruxellois »… publié en face d’une publicité pour Interparking !
Gwenaël Breës