Le Buen-Vivir contre les mégacentres commerciaux

Illustré par :

Paul Ariès

Directeur du journal La vie est à nous/le sarkophage Rédacteur en chef du trimestriel Les Z’indigné(e)s. Auteur de La simplicité volontaire et le socialisme gourmand (La découverte)

Nous avons oublié ce que les anciens savaient intuitivement, que le commerce seul ne permet pas de faire société et de donner un sens à nos vies. En grec, a‑scholia, le commerce, signifie le défaut de « scholé » c’est-à-dire de loisirs. En latin, nég-otium signifie aussi le défaut d’otium donc de loisirs. Aucune société ne peut reposer durablement sur la consommation, sinon on commence par consommer des objets, puis on consomme d’autres humains (développement de toutes les formes de violence) et on finit par se consommer/consumer soi-même.

  Nous avons donc de bonnes raisons de nous refuser autant comme forçats de la consommation que comme forçats du travail. Le shopping ce n’est pas la vie, sauf à accepter une vie dépréciée. Mais alors que toutes les études prouvent qu’à force de maltraitance au travail, la jeune génération refuse de plus en plus la centralité du travail dans son existence, ces mêmes jeunes, y compris mes amis les indignés, aspirent à demeurer ou à devenir de bons petits consommateurs zélés et boulimiques. Les Objecteurs de croissance, les anticapitalistes, les antiproductivistes, les anticonsuméristes que nous sommes (peu importe le vocabulaire, je n’ai pas le fétichisme des mots) ont donc de bonnes raisons (mais aussi parfois de moins bonnes) de s’opposer au développement des méga-centres commerciaux. Ce sont les symptômes d’un nouvel âge du capitalisme, celui du turbo-capitalisme.

Ces mégacentres commerciaux reposent foncièrement sur une double confusion : ils confondent déjà loisirs et commerce, culture etcommerce, comme si le commerce, comme si l’agression publicitaire et le marketing qui vont avec pouvaient permettre de nous nourrir humainement. Le shopping non stop, le Small comme disent nos amis nord-américains, c’est l’anticulture par excellence. La culture, plus on la fréquente tôt, plus on a d’espoir de devenir un adulte responsable ; la publicité, le commerce, plus on les fréquente tôt, plus on devient « accro » aux marques en cherchant dans la consommation une compensation à ses carences identitaires et narcissiques. Les génies du shopping ont eu aussi l’idée de confondre commerce et loisirs : ils parlent même de « shoppertainment » pour désigner ces nouveaux modes de distribution et de consommation. Ils oublient simplement bien sûr au passage ce que l’acte de jeu et de loisirs a nécessairement de gratuit, non seulement souvent sur le plan économique, mais sur le plan anthropologique. Ce turbo-capitalisme prolonge en fait la fusion du capitalisme et du religieux avec les lois du marché comme nouvelles Tables de la Loi, les hypermarchés comme nouveaux Temples de la consommation, les économistes et les publicitaires comme autant de grands prêtres et prédicateurs du système, les soldes comme introduction d’une nouvelle temporalité sacrée à côté du temps profane, les linéaires et les caddies comme autant d’objets de culte, le commerce équitable et éthique comme autant d’actions de grâce, etc. Ces mégacentres commerciaux sont conçus pour brouiller les repères des consommateurs (confusion des registres, confusion des horaires avec le shopping non stop, confusion des fonctions avec les parents ravalés au rang de porteurs de pouvoir d’achat et non d’éducateurs, etc. L’enjeu est bien de distraire (au sens littéral) les individus afin de faire tomber leurs résistances à l’achat, afin de brouiller les repères de sens et les valeurs humanisantes. Ces mégacentres commerciaux sont à mi-chemin entre le commerce traditionnel et le parc d’attractions. Ce type de réalisation gangrène toute l’Europe, y compris l’Europe de l’Est mais les plus gigantesques se situent aux EtatsUnis et au Canada mais aussi dans certains pays arabes (Dubaï). West-Edmonton au Canada est tout à la fois le plus grand centre commercial avec ses 800 boutiques, 11 grands magasins, 110 restaurants, sa patinoire, son église, ses hôtels, ses boîtes de nuit, ses 20 cinémas, c’est aussi le plus grand parc de jeux aquatiques, le plus grand terrain de golf couvert, etc. Les promoteurs de ces mégaprojets entendent multiplier les séquences récréatives dans le seul but de distraire les individus tout en stimulant parallèlement leur pulsion d’achat, leur boulimie.

Nous avons donc de bonnes raisons de nous opposer à ces mégacentres commerciaux qui sont autant de grand projets inutiles imposés tout comme les complexes géants de cinéma, les aéroports comme celui de Notre-Dame-desLandes, les stades géants comme OL-land, etc. On ne peut donc que se réjouir que se développent partout en Europe des résistances contre ces projets. Ces mégacentres déferlent sur l’Europe parce qu’ils régressent fortement aux états-Unis. Sur plus de 11000 malls, un tiers a fait faillite, non pas en raison de la crise mais de la saturation du désir. Ne boudons donc pas notre plaisir face à ces échecs que subissent le capitalisme et le productivisme, mais avouons cependant que la plus forte probabilité n’est pas celle du passage vers une société écologiquement et socialement responsable, vers un éco-socialisme, un socialisme gourmand (par opposition au socialisme de la misère et de la grisaille des gauches productivistes), mais celle de l’adaptation de la planète et de l’humanité avec les courants transhumanistes, aux besoins du capitalisme et du productivisme. On peut le dire autrement : malgré ces crises, malgré le pic de pétrole, malgré la récession, ce système ne s’effondrera pas de lui-même (du moins pas avant d’avoir été jusqu’au bout de sa propre logique d’accumulation, de marchandisation, de mortification).

Nous n’avons rien à attendre ni d’une prétendue moralisation du capitalisme ni de son illusoire verdissement. Seule notre capacité à faire naître un autre monde peut nous sauver. Ce nouveau capitalisme ne construit pas seulement des commerces toujours plus grands mais il transforme la place et la signification même du commerce au sein de la ville mais aussi de nos vies.

C’est pourquoi nous ne sommes pas seulement des adeptes du petit (commerce) contre le grand (commerce), c’est pourquoi nous n’avons pas à insulter ceux qui y travaillent ou y consomment. Faire cela serait entretenir l’illusion que la décroissance serait austère, moraliste, réac et bigote… Ce n’est jamais en diabolisant les productions du capitalisme qu’on peut espérer leur faire vraiment échec. Non pas qu’il ne faille pas instruire le procès de ces productions capitalistes et productivistes, non pas qu’il ne faille pas dénoncer la politique-spectacle et toutes les formes d’opium du peuple mais nous devons veiller à ne jamais nous prendre pour des procureurs généraux instruisant à charge contre le petit peuple, toujours moins intelligent que nous, toujours crétinisé et manipulé. Je suis convaincu que les gens sont moins bêtes qu’angoissés, moins manipulés que désespérés Dire cela n’est pas choisir par angé- lisme de laver plus blanc les forçats du travail et de la consommation, c’est se donner les moyens intellectuels de comprendre ce qu’est vraiment le capitalisme, comment il fonctionne, pourquoi nous avons tant de difficultés à construire des alternatives, à expérimenter d’autres modes de vie. Si les mégacentres commerciaux foisonnent, si les gens souhaitent y passer leur soirée, leur dimanche, leurs vacances, ce n’est pas parce qu’ils seraient idiots et qu’il nous reviendrait de les « conscientiser » (en bonne avant-garde éclairée que nous serions, nous Objecteurs de croissance), c’est bien parce qu’ils y trouvent du plaisir, c’est bien parce que McDo, Disneyland, les jeux olympiques, la sportivation de la vie, leur donnent de la jouissance.

Le capitalisme c’est en effet trois choses : c’est un système économique qui repose sur l’exploitation du travail et l’extractivisme ; c’est aussi l’invention d’un mode de vie particulier avec ses produits spécifiques ; c’est enfin une réponse à nos angoisses existentielles comme la peur de mourir ou le sentiment de finitude, etc. Cette réponse capitaliste c’est le « toujours plus » (toujours plus de production, toujours plus de consommation, toujours plus loin, toujours plus vite, toujours plus grand, etc). On peut certes penser que cette jouissance d’emprise est une mauvaise jouissance puisqu’elle génère la crise systémique dont nous crevons, mais on ne pourra s’y opposer efficacement que si nous sommes capables de lui opposer une autre forme de jouissance, une jouissance d’être, en nous souvenant que l’être humain est d’abord un être social, en mettant donc au cœur de nos utopies, de nos théorisations, de nos actions, la fabrique de l’humain, en développant d’autres dissolvants d’angoisses existentielles que ceux du « toujours plus » capitaliste.

C’est pourquoi la question des alternatives est aussi vitale, c’est pourquoi nous ne devons pas d’abord déconstruire des McDo, mais proposer autre chose (slow food, les Amap, etc). Se refuser à multiplier ces pas de côté, l’un après l’autre mais jusqu’à l’ivresse, c’est non seulement se rendre impuissant sur le plan conceptuel, c’est-à- dire ne rien comprendre à ce qu’est le capitalisme et aux meilleures façons de s’y opposer, puisque c’est croire que la décroissance serait de faire la même chose en moins, ce serait d’apprendre à se serrer la ceinture, un peu, beaucoup, passionnément ou à la folie, c’est accepter de finir (comme le mal nommé journal La Décroissance(1) ) par faire un sale boulot au profit des puissants, en se félicitant de l’austérité, en proposant même d’organiser des fêtes pour la célébrer, mais c’est aussi se rendre impuissant sur le plan pratique, puisque c’est refuser, par avance, de voir la richesse des alternatives proto-écosocialistes qui existent déjà.

Je suis convaincu en effet que le capitalisme non seulement nous insensibilise sur la plan émotionnel et éthique, mais qu’il nous rend aveugles, qu’il rend invisibles les autres façons de vivre, celles notamment des milieux populaires, comme il rend invisibles ces mêmes milieux populaires. Pour combattre efficacement les mégacentres commerciaux, comme pour combattre efficacement toutes les autres réalisations du capitalisme, nous ne devons surtout pas être des donneurs de leçons (« Salauds de pauvres qui osez revendiquer alors qu’il y a le feu à la planète ! »), mais nous devons suivre la recommandation de Rimbaud et redevenir des voyants, c’est-à-dire que notre première mission n’est pas de conscientiser, n’est pas d’éduquer, mais de rendre visible l’invisible, de mutualiser toute la richesse des alternatives bouillonnantes, polyphoniques qui existent déjà.

Dire cela, c’est mettre en accusation le choix majoritaire des gauches tout au long du 20e siè- cle, c’est estimer que nous avons eu tort de casser volontairement le syndicalisme à bases multiples (avec le club de sport non compétitif, avec le club d’espéranto, avec la bibliothèque, la coopérative, etc), le mouvement coopératif (coopératives de production, de consommation, d’habitation, financière, etc), le socialisme municipal, bref tout ce qui permettait de faire contre-société, de faire société autrement. Les gauches ont fait majoritairement ce choix car elles considéraient que tout ce qui détournait du seul grand combat légitime, la conquête du pouvoir central, était mauvais. Nous devons reconnaitre que nous nous sommes majoritairement trompés, car la première conséquence de ce choix fut de renoncer à mener la lutte des classes dans le domaine des modes de vie. Oui, nous avons eu pour objectif de répandre le mode de vie capitaliste au sein des milieux populaires; oui, nous avons accepté majoritairement les réponses capitalistes à nos angoisses existentielles; oui, nous avons perdu en autonomie, en autochtonie; oui, nous avons abandonné les milieux populaires pour nous concentrer sur les classes moyennes à l’instar de la fausse gauche et de l’écologie libérale.

Mais non seulement, comme l’a montré le Forum mondial de la pauvreté co-organisé en juillet 2012 par le sarkophage-La-vie-est-à-nous et la communauté Emmaüs de Lescar-Pau, les cultures populaires ne sont pas mortes, mais nous pouvons reconstruire ce que nous avons cassé/ détruit. Non pas reconstruire à l’identique (on ne reviendra pas à la société du 19e siècle et c’est tant mieux), mais inventer une nouvelle gauche maquisarde, buissonnière mais qui fasse école, qui donne envie. On ne changera pas la société en culpabilisant les gens, on ne changera pas le monde en appelant à la responsabilité (avec en ligne de mire la menace d’une tyrannie éclairée, d’un gouvernement des sages comme disent Hans Jonas et Dominique Bourg et tant d’autres ), on changera le monde en donnant envie, en suscitant le grand désir de vie.

La meilleure façon de s’opposer aux mégacentres commerciaux n’est donc pas tant de dé- plorer leur existence que de se mettre à l’écoute de tous ces nouveaux gros mots qui se cherchent à l’échelle mondiale pour dire les nouveaux chemins de l’émancipation, de nouveaux gros mots qui tous souhaitent ouvrir la même porte, qui tous témoignent de la volonté de rompre une sorte d’ensorcellement sémantique : le « sumak kaway » des indigènes indiens, le «buen vivir » (bien vivre) des gouvernements équatoriens et boliviens, les « nouveaux jours heureux » des collectifs des citoyens-résistants (clin d’œil au programme du Conseil national de la Résistance dont le titre était Les jours heureux), la « vie pleine » de Rigoberta Menchu (Prix Nobel de la paix 1992), la « sobriété prospère », la « frugalité joyeuse » ou, encore, les « besoins de haute urgence » du mouvement social en Guadeloupe, etc.

C’est en développant un éco-socialisme, un « socialisme gourmand » que l’on cessera de croire aux lendemains qui chantent pour commencer à chanter au présent, c’est la seule fa- çon de bricoler ensemble ce que pourrait être un « buen vivir » à la française ou à la belge.

Paul Ariès

 

Notes et références
  1. NDLR : En France, il existe plusieurs conceptions et courants de l’objection de croissance dont certains sont en conflit. Paul Ariès propose un « socialisme gourmand » qu’il oppose à une vision de l’objection de croissance telle que développée au cours des dernières années dans le journal La Décroissance.

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