n enfant mort sur le sable dont la vue nous est épouvantable. Photo choc qui suit les précédentes et précède les prochaines, et toutes celles qui ne seront pas prises ou ne seront pas publiées. Vous l’avez vue la photo, celle qui cache tous les morts qu’engendre notre monde à l’agonie ? Elle est le symbole du spectacle médiatique.
Toujours décrire les faits comme des épiphénomènes, des manifestations d’un dysfonctionnement n’ayant que peu à voir avec le modèle global qui depuis des décennies régit maintenant nos sociétés et le mode de vie qui va avec : celui de l’argent roi. Telle est la règle tacite: faire comme si ce n’était pas cela qui amenait tout le reste.
Si certains journalistes, le matin du 3 septembre 2015, justifient la publication d’une photo d’un enfant mort couché sur le sable, ce n’est pas pour en arriver le plus souvent à en insinuer leur courage et leurs responsabilités – « Prendre les nôtres [responsabilités], c’est faire notre métier : informer, expliquer, décrypter, dénoncer. Et, ce matin, publier cette photo » (Le Soir, 3/09/15) –, nous savons que cela ne changera rien. La rétrospective de ces « photos chocs des dernières années », qui accompagne le cliché du jour dans certains médias le 3 septembre, apporte d’ailleurs en filigrane la preuve que leurs images bouleversantes, jouxtant le plus souvent une publicité pour une banque ou soda, servent peu le vrai changement. La photo d’une petite éthiopienne famélique qu’un vautour lorgne avec convoitise, dévoilant avec cruauté son futur proche, a‑t-elle réduit la faim dans le monde et le pillage organisé par les transnationales ?
La croyance entretenue, sans cesse, dans ce « drame de trop, du drame qui réveille enfin les consciences », nous baigne dans cette illusion rassurante, comme si chaque fois c’était « la dernière » : la dernière fusillade, le dernier corps naufragé, la dernière malversation politicienne, le dernier SDF mort de froid… Vous plaisantez ? Pensez-vous vraiment que ce qu’ils disent provient d’une profondeur signe d’humanité, ou d’une stratégie de com’ empreinte du marketing ? Les clichés de Rana Plaza au Bangladesh, de ces morts tombés le 24 avril 2013 alors que femmes, hommes et enfants étaient en train d’assembler nos prochains achats des soldes d’été, ont-ils changé quelque chose à la politique de Zara, H&M et autres multinationales qui s’enrichissent sur l’esclavage d’un peuple dont la situation n’est que le fruit d’un système mondial qui génère et utilise les inégalités pour gonfler le profit de quelques-uns ? Ont-ils motivé les pouvoirs publics à interdire l’ouverture d’un Primark(1) rue Neuve, et la foule de s’agglutiner hystérique le premier jour de son ouverture ?
On nous somme de nous émouvoir, on nous vend de la tristesse, décontextualisée, les industriels, leur acolytes politiques et leur relais médiatiques nous invitant avant, et après, à ne surtout pas oublier que « pour relancer la croissance il faut acheter ». Quels résultats pour les soldes de cet été, chantent en chœur tous médias confondus chaque année ? Préparant déjà leurs litanies sur les prochaines réclames d’hiver…
Mais comment avons-nous pu penser qu’une photo, aussi atroce soit-elle, allait changer l’état du monde ? Installés dans une dictature de l’instantané, privés des informations essentielles à la compréhension, nous vivons le choc émotionnel sans ne rien pouvoir en faire ; l’image, quelle qu’elle soit, ne participe donc pas au retournement du système qui la génère mais à sa confirmation. Une fois remplacée par une autre, dans un flux d’informations continu, elle est oubliée ; et si elle ne l’est pas tout de suite, elle servira la propagande occidentale ainsi qu’à justifier encore le déploiement d’armes et militaires en Syrie contre celui que les médias présentent le plus souvent comme le seul et unique responsable de la guerre. Et la photo, qui ne « suscite pas l’horreur », comme certains journalistes l’indiquent, mais ne fait que l’illustrer, fait encore montre de cette hiérarchisation de la souffrance : un enfant, plus qu’un adulte, oubliant trop souvent que l’adulte a été enfant et que l’enfant deviendra adulte… compassion sélective. Ce petit aurait-il vécu, éclaté par un parcours de vie fait de misère et d’humiliation, aurait-on été si compatissant s’il avait ressenti, en toute logique, « la haine de l’Occident » une fois devenu adulte ?
Tous les jours, nous sommes comme des écoliers à qui l’on explique que de pauvres gens meurent dans des camions, sur la route, dans la mer…, à la recherche de conditions de vie meilleures : les nôtres… L’instituteur explique, lisse la réalité et, paradoxalement, nous conforte dans nos choix et dans notre sentiment de supériorité. Car il oublie d’énoncer la débâcle de nos sociétés capitalistes, de dire que l’édifice s’écroule alors que les dirigeants s’entêtent à continuer dans la même voie que celle qui a conduit où nous en sommes. Ceux dont les médias relaient les propos affectés, les mêmes qui ont bombardé et détruit la Libye et feignent de s’étonner des morts qui fuient la misère dont ils furent eux aussi les grands architectes. Ils promettent, devant les caméras, le changement; sortent de leur silence quand le nombre de cadavres en vaut la peine : communication oblige…Le tombeau de la Méditerranée, lorsqu’il happe d’un seul et même coup presqu’un millier de vies, réveille la conscience des eurocrates et autres politiciens d’affaire, qui savent quand il faut saisir les coups de ‘com. Or, chaque jour, la Méditerranée, le Sahara, les barbelés et murs de Ceuta et Mellila, les check-points israéliens, tuent des hommes dont l’histoire n’est que le fruit de rapports séculaires inégaux. Ceux qui pérorent et se réunissent dans les cénacles du pouvoir n’ont aucune intention de se battre contre l’injustice et de rendre ce monde plus décent.
Ne la trouvez-vous pas lourde cette continuité qui se déguise derrière les apparences du changement ? Ne trouvez-vous pas que le même se répète en s’aggravant, nous laissant maintenant percevoir que leurs promesses de changement ne sont que des vœux de pérennité? Ainsi, les pillages et les guerres qui ravagent ces pays que ces hommes, femmes et enfants fuient, continueront s’il n’y a pas un mouvement plus fort, une protestation globale dans nos pays occidentaux qui ne s’inscrive pas dans la pensée dominante, mais l’affronte.
En attendant, les élites ne feront rien. Elles feindront qu’elles font. Le crime, actuellement, est de continuer à croire à leurs mensonges. Stoppez pétitions, lettres indignées et autres doléances aux politiciens et capitaines d’entreprises : ils n’en ont cure. Aucun changement ne viendra de là.
Ce petit d’homme échoué, non loin de sa mère et son frère ayant subi le même sort, paraissant endormi sur une plage plus habituée à être foulée par les touristes occidentaux émigrant le temps des vacances, n’est pas le « symbole, celui d’un peuple abandonné à son triste sort », comme si sa mort n’était pas le résultat des politiques occidentales ; il incarne un système capitaliste prédateur à l’agonie, dont les morts ne sont pas des accidents mais des produits directs de sa folie intrinsèque. Grande différence : penser l’abandon, c’est générer bonne conscience et caritativisme, chansons de stars multimillionnaires lénifiantes énonçant « We are the world, we are the children » ; penser la nocivité intrinsèque au libéralisme sauvage et au marché maître, c’est retourner la conscience, voir que le peuple n’est pas abandonné, mais que sa situation découle directement de ce que nous sommes.
Espérer, c’est donc ne plus croire les bonimenteurs, ces scélérats qui ne vénèrent que le changement dans la continuité, ces ectoplasmes politiques qu’il ne faut plus craindre de définir par ce qu’ils sont. Aucune raison pour autant d’abandonner le combat politique, celui qui se vit dans la rue, dans un journal, dans des luttes contre leurs grands projets inutiles et leurs fausses solutions.
Sans véritables changements, les unes des grands médias, avec leurs morts et leurs photos, sont déjà écrites. Qu’on se le dise.
Alexandre Penasse