LA MEILLEURE ARME DES RICHES: QU’ON VEUILLE LEUR RESSEMBLER

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Si la « lutte contre la pauvreté » semble incarner une volonté de changement, la réalité démontre pourtant, malgré les discours, une aggravation de la situation: plus de pauvres, des pauvres encore plus pauvres, mais aussi davantage de riches et des riches qui le deviennent chaque jour un peu plus. Et si au-delà des apparences, la « lutte contre la pauvreté » n’était pas paradoxalement, dans une société qui valorise le désir de richesse, le meilleur moyen d’assurer aux plus nantis la certitude qu’ils ne seront pas dérangés ?

Les politiques, les milieux associatifs et les médias se focalisant constamment sur la « pauvreté », on en oublie qu’elle est, dans nos sociétés économicistes inégales, intrinsèquement liée à la richesse, et que la traiter seule, sans les lier dialectiquement, ne peut déboucher sur aucun changement véritable. Pour le dire autrement, on ne pourra éradiquer la misère (1) sans abolir la richesse. Agissant sur la pauvreté uniquement, elle se reproduira ad vitam æternam, les interventions ne servant qu’à soulager le pauvre, lui donner le minimum de moyens d’existence, sortes de palliatif social contenant le risque d’une révolte de la masse.

À l’instar des conférences sur le climat qui ont vu en 20 ans d’existence les émissions de CO2 augmenter de 60% (2), on n’explique pas mieux l’aggravation de la misère dans le monde « alors même que ne cessent de se multiplier les grands projets d’aide aux pauvres et que l’économie dispose de tous les moyens nécessaires pour, au moins, assurer leur survie » (3). Il serait toutefois bien naïf de voir dans cette situation une erreur ou un accident, comme l’effet d’un fourvoiement de politiques qui se seraient ingénument trompées de cible, mais de situer dans ce spectacle des solutions la cause de la continuité. Si, par ailleurs, il semble difficile de mettre des limites à la fortune par diverses mesures politiques dans un système économique capitaliste où la démesure est structurelle, les probabilités de voir ces limites se concrétiser s’éloignent d’autant plus du domaine du possible alors que le désir de richesse se répand dans le société et colonise les esprits de toutes les classes sociales, et particulièrement des plus pauvres. Car l’objectif d’enrichissement n’a pas toujours été quelque chose de valorisé mais prendrait naissance au XVIe siècle, à un moment où « l’économie marchande de l’Europe occidentale a été littéralement dopée par l’injection massive de richesses rapportées par les grands pillages du colonialisme naissant (…) C’est de cette époque qu’on peut dater le début de l’intoxication idéologique des pays occidentaux par l’économisme, c’est-à-dire par l’obsession de l’enrichissement qui devait progressivement, une génération après l’autre, envahir tout le corps social pour en arriver à l’infection en voie de généralisation dont nous risquons de mourir aujourd’hui. Progressivement, insidieusement, aux valeurs fondamentales de la civilisation héritées de leur histoire et qui faisaient obligation de principe à nos prédécesseurs de chercher à réaliser toujours davantage dans leurs œuvres individuelles et collectives, le Bien, le Juste, le Vrai, le Beau, est venu s’ajouter le Riche, valeur d’abord marginale qui a fini par devenir centrale et par supplanter ou se subordonner toutes les autres » (4).

Très vite donc, le pillage des colonies et les richesses matérielles qu’il offre à la métropole (il suffit de penser au façonnage de la Belgique par l’exploitation coloniale du Congo (5)) instille dans les esprits l’instinct de lucre. Le fait que la Loterie prenne naissance dans les colonies ne doit d’ailleurs rien au hasard (6) et recèle une formidable signification idéologique, notamment dans les fondements de notre religion du progrès. Et ce désir d’accumulation de richesse individuelle répond du même processus psychique que tout désir : « Le désir est une force purement psychique qui naît de l’insatisfaction d’un besoin (…) Si tout manque était immédiatement et pleinement comblé, il n’y aurait plus de plaisir imaginé, c’est-à-dire plus de désir. Mais ce danger est exclu, car il reste toujours une fraction d’insatisfaction de laquelle renaîtra le désir» (7). Le désir n’est donc jamais tout à fait comblé et ce n’est pas en soi un problème, en fonction évidemment de l’objet sur lequel le désir se porte : s’il concerne l’alimentation, la sexualité ou les connaissances par exemple, on ne peut y voir dans un cadre de satisfaction normal quelque chose de problématique. Si par contre le désir est celui de posséder plus, impliquant un accroissement indéfini d’argent et de biens, la satisfaction demandant sans cesse à être renouvelée (que ce soit par les placements boursiers ou l’optimalisation fiscale pour les particuliers, les fusions, les acquisitions ou les délocalisations pour les entreprises), dans un monde fini, l’enrichissement ne pourra se faire qu’au détriment des autres, se nourrissant du travail et de la terre.

LE RICHE : TOLÉRÉ PAR L’ESPOIR

Pour taire cette exploitation (au profit de la minorité des « 1% », mais aussi des autres (8)), on est parvenu à quelque chose de formidable en propageant l’idée que les riches sont nécessaires à la société et donc aux pauvres là où les premiers, en ayant bénéficié de mesures politiques qui leur étaient particulièrement favorables, ont participé à la pauvreté des seconds, qu’ils disent en bout de course vouloir aider, après qu’ils les ont pillés. À cette aura favorable du riche « sauveur » se greffera une fascination pour la richesse qui l’exclura d’emblée lorsqu’il faudra faire l’étiologie de la misère. Cette fascination et ce désir de richesse pourtant, s’ils sont par définition immatériels, ont des effets bien concrets sur le réel, et c’est là un point essentiel : le nouveau Dieu Argent, le même pour tous, unifie dans un même corps social l’ensemble des individus. Le rapport de causalité intrinsèque entre richesse et pauvreté se voit gommé par une même croyance, un même désir d’approcher la fortune, car en la désirant pour soi on en vient à l’accepter pour l’autre, ou plutôt on se doit logiquement de l’accepter (on ne peut pas reprocher à l’autre d’être ce que nous voudrions devenir). La tolérance à l’égard du fortuné est dès lors prédominante si l’on escompte jouir du même type de prérogatives que lui.
L’illusion demeure également car le grand subterfuge socialement véhiculé est celui que tout le monde pourrait devenir riche. Cette illusion, fondée donc sur la disjonction mentale entre richesse et pauvreté, repose sur les mêmes fondements que l’idéologie du développement qui voudrait nous faire croire que le « Sud » pourra un jour « rattraper » le « Nord » en adoptant un même mode de production et de consommation, alors même que le mode de vie du Nord dépend de l’exploitation du Sud, que le généraliser reviendrait à faire disparaître les avantages du Nord et s’avère donc impossible. Comme le disait à ce sujet Simon Leys à propos de ceux qu’on devrait le moins suspecter de conservatisme : « Tous les partis de gauche dans les pays industrialisés reposent fondamentalement sur une hypocrisie, car ils affichent de combattre quelque chose dont, en profondeur, ils ne souhaitent pas la destruction. Ils ont des objectifs internationalistes, et en même temps ils sont bien décidés à maintenir un niveau de vie qui est incompatible avec ces objectifs. Nous vivons tous de l’exploitation des coolies asiatiques, et ceux d’entre nous qui sont « éclairés » soutiennent que ces coolies devraient être libérés ; mais notre niveau de vie et donc aussi notre capacité de développer des opinions « éclairées » exigent que le pillage continue. L’attitude humanitaire est nécessairement le fait d’un hypocrite » (9). Saut sémantique, mais qui a toutes ses raisons, car de même qu’il est un contresens d’envisager une richesse individuelle généralisée (« tous riches »), il est tout autant absurde d’imaginer un monde capitaliste « développé » sans misère et sous-développement : le riche comme le « développé » (donc « l’Occidental ») ont besoin du miséreux et du sous-développé pour être ce qu’ils sont.

Le grand mensonge du possible rattrapage maintient le système en place et parvient à ce que ceux qui sont le plus victimes des inégalités en viennent à les tolérer, persuadés qu’ils basculeront un jour dans la classe des nantis : « [En 1996] pratiquement deux tiers des Américains (64%) âgés de 18 à 21 ans pensaient qu’il était ’’très probable’’ ou ‘’assez probable’’ qu’ils deviennent riches (…) Dix ans plus tard, ils ne l’étaient toujours pas : la part de la population gagnant 100 000 dollars par an avoisinait 7%. Bien entendu, il reste à cette cohorte particulière encore un peu de temps, mais le fait est là : dans une société où seulement 7% de la population gagne 100 000 dollars par an, le fait que 64% de cette population s’imagine pouvoir rejoindre ces 7% relève d’une profonde erreur de jugement. » (10) Erreur de jugement, qui n’en a pas moins un effet considérable sur la manière dont on perçoit son groupe et le changement social. Car l’attente de la richesse, outre comme on l’a dit qu’elle génère automatiquement une affinité avec le riche, postpose sans cesse la lutte pour l’égalité. L’illusion auto-entretenue bafoue toute possibilité de changement social pour opérer un repli sur la seule mobilité sociale individuelle (11). Nous sommes ici au cœur de « l’idéologie de l’égalité des chances et du self-made-man : à force de travail et de persévérance, l’ouvrier peut devenir patron, le garçon d’ascenseur peut devenir directeur et l’acteur de cinéma, chef de l’État » (12) ; « L’idée est que [en Amérique], on peut être n’importe quoi, pourvu qu’on le veuille – le rêve américain ! » (13)

« Le système capitaliste ne fonctionne pas seulement par l’exploitation, la spoliation et l’oppression du plus grand nombre mais aussi par l’adhésion de la plupart au système qui les exploite, les spolie et les opprime, c’est-à-dire qu’il fonctionne à l’aliénation psychologique et morale, entretenue par des espérances de succès individuel et d’accomplissement personnel, le plus souvent fallacieuses »
Alain Accardo, Le petit-bourgeois gentilhomme, Agone, Marseille, 2009, p. 79.

La perspective constamment renouvelée de rejoindre la classe des nantis, que ce soit indifféremment dans un rapport de classe national ou dans un rapport Occident/non-Occident, empêche donc le sujet de se penser comme membre pérenne d’une classe subalterne ; elle le postpose indéfiniment dans une classe fantasmée : il y est sans y être. Ce désir atomise par ailleurs la collectivité, créant des individus constamment dans l’expectative de la chance à saisir qui les propulsera dans le groupe qu’ils valorisent. Et en effet, « la littérature relative à la mobilité sociale fournit un matériel particulièrement abondant sur les représentations idéalisées. Dans la plupart des sociétés, il semble exister un système de stratification dominant et, dans la plupart des sociétés stratifiées, on idéalise les positions supérieures et on aspire à passer des positions inférieures aux positions supérieures. Cette attitude ne traduit pas simplement le désir d’avoir une situation prestigieuse, mais aussi le désir de se rapprocher du foyer sacré des valeurs sociales établies (14) ». Les dominants savent l’importance capitale de cet espoir, acquiesçant tous à la réflexion de ces deux auteurs d’un think tank conservateur : « L’égalité des chances est un principe exigeant (…) Il est indispensable à la survie de notre système politique que les gens le tiennent pour un système globalement juste. Si cette conviction disparaissait, les répercussions pourraient être considérables (15)».

LES RICHES AIMENT LES PAUVRES

« Que ce soit au plan individuel ou au niveau national, la construction sociale de la pauvreté à l’échelle mondiale sert infiniment plus la cause d’un système productiviste favorable aux intérêts des riches et des dominants que celle des pauvres qu’elle prétend aider » (16). Il faut donc que classes bourgeoises et supérieures fassent le spectacle de leur amour du pauvre. Dans ce sens, aux violences sociales et identitaires que produisent les inégalités, répond un discours de la diversité et de la lutte contre le racisme qui se développe non sans hasard à partir des années 80, alors qu’en France et dans d’autres pays européens se mettent en place progressivement les politiques néolibérales inspirées de Thatcher et Reagan, qui conduiront à produire des fortunes indécentes et à une formidable casse sociale, dont les étrangers pâtiront plus durement. Et pendant qu’on érige en amont une répartition des revenus favorable aux plus riches, on développe en aval un spectacle de la redistribution qui n’a au fond que deux buts principaux :

• aménager les effets sociaux les plus violents émanant des choix politiques d’un État soumis au capital ;

• répandre l’idée que les riches sont généreux et que grâce à eux la pauvreté se réduit.

Les pauvres apprendront ainsi à aimer les riches et les riches à aimer les pauvres, gages de la pérennité d’une société inégale où les deux groupes resteront coprésents et unis. Eh oui! les riches aiment les pauvres, car ils en ont besoin. Alors que les pauvres aiment les riches, non parce qu’ils en ont besoin, mais parce qu’ils voudraient leur ressembler. Il est donc préférable pour tout le monde – ceux qui sont déjà riches tout comme ceux qui souhaitent le devenir – de lutter contre la pauvreté, ersatz de la véritable lutte, radicale, contre la richesse.

Alexandre Penasse

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Notes et références
  1. On confond volontairement les deux termes, misère et pauvreté, dans notre analyse, pour la facilité de la compréhension, bien qu’il soit important de préciser la différence fondamentale entre les deux : la pauvreté prend sa signification actuelle avec la société marchande, « très longtemps, les notions de richesse et de pauvreté n’ont pas relevé obligatoirement de la possession d’argent ou de biens. Le bien-être d’un individu ou d’une communauté se fondait sur des activités et des relations d’un tout autre genre (…) Cette perception du monde a évolué au fur et à mesure qu’augmentait la place accordée par les sociétés économicistes à l’argent, à la convoitise, et au « droit » de chacun à gagner sa vie sans avoir à se soucier du sort de ses proches. Ce changement provoqua, à son tour, une rupture radicale dans la perception de la pauvreté et de la richesse, rupture qui changea le sens de bien des mots qui, jusque-là, avaient servi à nommer le monde ». Majid Rahnema, Quand la misère chasse la pauvreté, Babel, 2003, pp.138–139.
  2. Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Les prédateurs au pouvoir, main basse sur notre avenir, Textuel, 2017.
  3. Majid Rahnema, Quand la misère chasse la pauvreté, Op. Cit, pp.11–12.
  4. Alain Accardo, Le petit-bourgeois gentilhomme, Editions Agone, Marseille, 2009, p.86. Souligné par l’auteur.
  5. Pour se faire une idée de l’exploitation, lire notamment Les fantômes du roi Léopold, un holocauste oublié, Adam Hochschild, Belfond, 1998 ; pour réaliser l’ampleur de l’édification « congolaise » de la Belgique, lire notamment Promenade au Congo,Lucas Catherine, Aden, 2010.
  6. Voir l’article, « La loterie nationale : formidable instrument de conservatisme social », dans le Kairos 30.
  7. Norbert Sillamy, Dictionnaire de psychologie, Bordas, 1980.
  8. « S’il est légitime et salutaire de dénoncer la concentration du patrimoine et des richesses en France et dans le monde, il est en revanche fallacieux d’utiliser ce constat pour dissimuler tout rapport de classes. La dénonciation de l’accumulation du capital ne signifie pas que les 1% des riches sont les seuls à profiter des bienfaits de la mondialisation. Le système repose aussi sur une fraction importante de la société, notamment sur les catégories supérieures et intellectuelles (…) Cette contestation des « riches », du « capital » ou de la « finance » fait partie de la culture de la nouvelle bourgeoisie ». Christophe Guilluy, Le crépuscule de la France d’en haut, Flammarion, 2016, p.134.
  9. Simon Leys, Orwell ou l’horreur de la politique, Plon, 2006, p.48. Souligné par moi.
  10. Michaels, W.B., La diversité contre l’égalité, Éditions Raisons d’agir, Paris, 2009, p. 137.
  11. Le changement social concerne un groupe dans son ensemble ; la mobilité sociale un individu de ce groupe. Prenant l’exemple colonial, on pourrait dire qu’un changement social de la situation inique du colonialisme est un processus révolutionnaire qui se concrétise par un changement de statut de l’ensemble du groupe colonisé qui se libère de la colonisation ; alors que dans le même contexte  historique, un changement en terme de mobilité sociale, ne porte que sur un individu qui rejoint ou se rapproche du groupe exploiteur, dans ce cas ce serait un colonisé qui deviendrait un « évolué », par exemple.
  12. Rist, G., Le développement. Histoire d’une croyance occidentale, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 2007, p.137.
  13. Michaels, W.B., op.cit., p.140
  14. Goffman, E., La mise en scène de la vie quotidienne : la présentation de soi, Les éditions de Minuit, Paris, 1973, p.41.
  15. Dans Ladd E. and Bowman K.H., Attitudes towards economic inequality, Washington, American Enterprise Institute Press, 1998, ouvrage qui a mesuré les sentiments que suscite chez les Américains le fait que certains d’entre eux aient plus d’argent et de biens que d’autres, cité dans Michaels, W.B., Ibid., p.132.
  16. Majid Rahnema, Quand la misère chasse la pauvreté, op. cit., p. 196.

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