La généralisation du Covid Safe Ticket, un dangereux précédent

Carte blanche du secteur culturel — 7 octobre 2021

Sur le site http://www.stillstandingforculture.be, retrouvez la liste des 1400 premiers signataires (près de 400 organisations et plus de 1000 travailleurs des arts et de la culture).

À Bruxelles et en Wallonie, les autorités régionales annoncent l’extension du Covid Safe Ticket (CST) dès le 15 octobre. Cet outil, créé il y a quelques mois pour permettre la reprise des événements de masse, va désormais conditionner l’accès d’un certain nombre de lieux et des activités réunissant plus de 50 personnes à la preuve d’un vaccin, d’une immunisation récente ou d’un test négatif au Covid-19. Les secteurs soumis à cette extension du CST verront une série de restrictions se lever. Ainsi, dans le « secteur » des arts et de la culture, qui mélange pêle-mêle des tas de réalités différentes, les lieux seront désormais autorisés à revenir à des jauges pleines et les spectateurs pourront y enlever leur masque. En contrepartie les organisateurs devront contrôler le public et le cas échéant, refuser l’accès à toute personne qui ne serait pas munie de ce sésame.

Pas trop tôt !, se disent certains qui y voient l’opportunité d’un retour à la normale bien mérité. Il faut dire qu’au cours des 18 derniers mois, certains secteurs comme celui de la culture ont été particulièrement mis à contribution, se voyant obligés d’alterner de longues périodes de fermeture totale avec des périodes d’ouverture conditionnée à des protocoles stricts, et ce malgré que toutes les études scientifiques concluaient que les salles proposant des activités assises sont très peu propices à la propagation du virus.

À nos yeux, le CST perpétue pourtant cette politique du deux poids-deux mesures qui a cours depuis le début de l’épidémie de Covid-19 en Belgique et qui prétend distinguer « l’essentiel » de ce qui ne l’est pas, une ritournelle qui favorise toujours les activités marchandes et l’économie consumériste. À défaut d’études comparatives fiables, et en l’absence de preuve de sa véritable efficacité, le champ d’application du CST concernerait une fois encore, obstinément, des secteurs d’activités spécifiques plutôt que des situations où les risques de transmission seraient tangibles. On notera que le dispositif est imposé notamment aux lieux de culture et de socialisation, mais pas aux entreprises ou aux centres commerciaux où s’agglutinent pourtant des milliers de personnes chaque jour. 

À nos yeux, le CST perpétue pourtant cette politique du deux poids-deux mesures qui a cours depuis le début de l’épidémie de Covid-19 en Belgique et qui prétend distinguer « l’essentiel » de ce qui ne l’est pas, une ritournelle qui favorise toujours les activités marchandes et l’économie consumériste. 

Logique de santé publique, vraiment ? Ou choix politique d’instrumentaliser certains champs d’activité pour ne pas en affecter d’autres ? Un coup d’œil chez nos voisins apporte des éléments de réponse. En France, le gouvernement avait choisi cet été d’élargir le système de contrôle sanitaire aux centres commerciaux de plus de 20.000 m2 dans les régions les plus touchées par l’épidémie. La mesure fut de très courte durée, plusieurs préfectures la suspendant rapidement face à la levée de bouclier du patronat et de grosses enseignes déplorant une chute notable de leurs activités commerciales. Mais lorsque les salles de cinéma ont déploré que l’entrée en vigueur du pass sanitaire avait fait chuter leur fréquentation de près de moitié, les autorités n’ont pas cillé. 

La carotte et le bâton, mais dans quel but ?

Malgré un nom faisant explicitement référence à « la sécurité », il y a matière à douter de l’aptitude du CST à atteindre les objectifs qui lui sont attribués par les gouvernements : limiter la circulation du virus, éviter la saturation des hôpitaux, empêcher un nouveau confinement. Il ne se trouve d’ailleurs pas grand monde parmi les politiques pour affirmer que le CST serait réellement un outil de réduction des risques. Pas grand monde non plus pour démontrer que la balance entre ses avantages et ses inconvénients justifierait sa généralisation.

Plusieurs épidémiologistes belges ont récemment souligné que ce dispositif n’a pas prouvé son efficacité, voire qu’il serait susceptible d’augmenter les risques de contamination dans certaines situations car la méthode choisie, celle de la carotte et du bâton, prévoit de suspendre les gestes barrière. 

En avril, le Comité d’urgence de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) s’est prononcé contre l’instauration des pass sanitaires, notamment parce qu’ils peuvent « aggraver les inégalités » mais aussi en raison des « preuves limitées concernant la performance des vaccins sur la réduction de la transmission ». En août, le Groupe d’Experts de stratégie de crise pour le Covid-19 (GEMS) a quant à lui recommandé au Gouvernement belge de n’utiliser le CST que dans des contextes où il aurait une forte légitimité sanitaire, tels des événements de masse présentant un risque important de transmission et que d’autres mesures moins intrusives ne permettraient pas de prévenir. Les experts du GEMS pressentaient qu’à défaut d’une application basée sur ce principe de proportionnalité, le CST serait perçu comme une obligation vaccinale déguisée et ne ferait qu’accentuer la polarisation de la société.

Un basculement dont on mesure encore peu les effets à long terme

Car tandis que la vaccination contre le Covid-19 reste légalement un acte volontaire, la finalité du CST apparaît moins comme un rempart sanitaire que comme une parade politique, à savoir stimuler la campagne de vaccination par une forme d’obligation qui ne dit pas son nom et dans laquelle l’État se décharge de ses responsabilités sur les équipes des lieux concernés, censées se transformer en agents de contrôle.

Très pragmatiquement, nous devons d’abord rappeler que nous ne sommes ni compétents pour gérer les tensions que ce tri du public ne manquera pas de provoquer à l’entrée de nos lieux et de nos activités, ni habilités à contrôler des identités. Nous n’avons pas non plus les moyens d’engager des sociétés de gardiennage, lesquelles ne sont d’ailleurs pas davantage habilitées à contrôler les identités et c’est heureux. Mais surtout : ce n’est pas notre rôle ! Nous ne nous sommes pas engagés dans ces métiers pour ça. C’est contraire à l’éthique et aux valeurs que nous défendons à travers nos activités et nos productions. Si nous avons un rôle à jouer, c’est celui de maintenir du lien dans un cataclysme social, de préserver la vie sociale des effets anxiogènes et clivants de la crise sanitaire, de surmonter les inégalités d’accès et de participation à la culture.

À quelques jours de l’entrée en vigueur théorique du CST, nous tenons à tirer la sonnette d’alarme sur ce dispositif qui constitue à nos yeux un dangereux précédent.

Nous n’avons pas à nous immiscer dans la sphère privée des usagers qui fréquentent nos lieux ou nos activités, que ce soit en contrôlant leur statut vaccinal ou leur identité, c’est-à-dire en participant à ce que l’Autorité de protection des données (APD) qualifie d’« ingérence particulièrement importante dans le droit au respect de la vie privée et le droit à la protection des données à caractère personnel ». Nous ne sommes pas là pour exclure ou stigmatiser quiconque, pour priver des gens de leurs droits culturels, ni pour participer à les désactiver socialement… pas même ceux qui, pour telle ou telle raison, ne sont pas vaccinés, pas encore vaccinés, n’ont pas les moyens de se payer des tests, sont sans papiers, ou refusent de se soumettre à ce type de contrôles.

À quelques jours de l’entrée en vigueur théorique du CST, nous tenons à tirer la sonnette d’alarme sur ce dispositif qui constitue à nos yeux un dangereux précédent. Il risque non seulement de se prolonger dans le temps et de s’étendre face à une épidémie qui n’est manifestement pas provisoire, mais aussi de se reproduire à d’autres occasions, bref, de se « normaliser » tout en multipliant les discriminations et en modifiant fortement nos comportements sociaux. Nous ne voulons pas contribuer à ce glissement vers une société qui transforme la population en juges ou en policiers, qui ce faisant généralise l’usage des smartphones et des QR codes à des fins de contrôle, tout en contribuant à accroître la fracture numérique.

Il s’agirait d’un basculement dont on mesure encore peu les effets à long terme. Nous ne sommes pas dupes non plus des dégâts humains que le CST causera à court terme au sein de nos publics et de nos équipes. Nous pensons qu’il y a d’autres manières d’envisager une campagne de santé publique et de s’adresser à la population non vaccinée. Nous sommes convaincus que des solutions basées sur l’expertise des équipes et sur les particularités de chaque situation (la taille d’une salle, la possibilité d’y asseoir le public, etc.) seraient plus justes et efficaces qu’un traitement unique imposé dans la précipitation et sans concertation à tout un « secteur ». Nous savons en tout cas qu’il existe des moyens bien moins discriminants et moins attentatoires à la vie privée pour accueillir le public dans les meilleures conditions possibles ; des études internationales et belges en attestent… dont certaines ont été commandées par les mêmes instances qui veulent aujourd’hui généraliser le CST. Le reste n’est qu’une question de choix politique.

 

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