LA DETTE, OUTIL DE SOUMISSION DES PEUPLES

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2010, la crise de la dette bat son plein et fait la une de tous les médias. Six ans plus tard, des taux d’intérêt exceptionnellement bas mettent temporairement de côté les discussions sur les dettes publiques « trop élevées» et les problèmes de remboursement. Le refrain de «l’excès de dette publique» rythme pourtant habituellement notre vie quotidienne, les décisions à son égard scellant le sort de la grande majorité de la population, que ça soit en Grèce, en Belgique ou en Argentine. Petit retour dans le temps pour mieux saisir les enjeux de cette affaire.

Les dernières années, le chantage du « système dette» est devenu d’autant plus visible que les sauvetages bancaires ont transformé une crise bancaire en une crise de la dette. Ce chantage et la domination des créanciers sont cependant loin d’être des faits nouveaux. Sans remonter 5000 ans en arrière comme le fait David Graeber(1), on peut évoquer non pas la Grèce antique, mais celle, la Grèce nouvellement indépendante du début du XIXe siècle. Il y a un peu moins de 200 ans, des puissances européennes, qui formaient déjà une Troïka (RoyaumeUni, France, Russie), se sont coalisées afin d’obliger ce pays berceau de la démocratie à contracter de nouvelles dettes pour rembourser les anciennes. Alors que la suspension de la dette grecque en 1826 est généralement expliquée par le coût élevé de la guerre d’indépendance contre l’Empire ottoman, les facteurs internationaux, indépendants de la volonté des autorités grecques, y ont joué un rôle très important. Là aussi, il faut chercher les causes dans la crise financière survenue un an plus tôt, avec «en décembre 1825, la première grande crise mondiale du capitalisme faisant suite à l’éclatement de la bulle spéculative ».(2) 

Même époque, mais à l’autre bout du monde, en Haïti, où le soulèvement d’un peuple déplaît à certains qui instrumentalisent la dette, utilisée comme instrument de contrainte. Après trois siècles d’esclavage, le soulèvement d’Haïti met en déroute l’armée française, la déclaration d’indépendance abolissant l’esclavage en 1804. Les Français exigèrent dès 1825 le paiement d’une somme équivalante à 21 milliards de dollars actuels pour reconnaître l’indépendance du pays et renoncer à une nouvelle invasion. 

Héritée pour bon nombre de pays du Sud de l’époque coloniale, la dette a permis de les maintenir sous la tutelle des puissances du Nord. Après la Seconde Guerre mondiale, les pays d’Amérique latine, d’Asie et d’Afrique avaient besoin de capitaux pour financer leur développement. 

Les prêts, opérés par trois grands acteurs (banques privées, pays du Nord et Banque mondiale), sont loin d’être désintéressés et sont largement utilisés pour soutenir les alliés stratégiques des États-Unis et, inversement, mettre des obstacles à des politiques cherchant à obtenir une indépendance économique (Nasser en Égypte avec la nationalisation du canal de Suez, N’Krumah au Ghana, Manley en Jamaïque, Sukarno en Indonésie, etc.). En 1979, Paul Volcker, le directeur de la Réserve Fédérale américaine, décide une forte augmentation des taux d’intérêt américains. La baisse des cours des matières premières et cette hausse des taux d’intérêt décidée par les États-Unis entraînent alors une crise de la dette pour de nombreux pays. En effet, les taux d’intérêt des emprunts accordés aux États du Sud étaient des taux faibles, mais variables et liés aux taux américains. En août 1982, la crise de la dette éclate, le Mexique est le premier pays d’une longue série à se déclarer en cessation de paiement. Le FMI intervient et impose son cortège de remèdes qui ne feront qu’assommer le malade, les Plans d’ajustement structurel (PAS) : réductions des dépenses publiques, productions agricoles tournées vers l’exportation, ouverture totale des marchés par la suppression des barrières douanières, hausses de la TVA, privatisation des entreprises publiques (liste non exhaustive)… 

Les politiques d’austérité imposées en Europe depuis la crise bancaire puis financière, transformée ensuite en crise de la dette, sont de même type que ces politiques d’ajustement structurel appliquées depuis 30 ans dans les pays du Sud, avec pour résultat pauvreté généralisée et accroissement des inégalités. Pour revenir à la situation grecque qui illustre parfaitement la situation globale, les conclusions de la commission pour la vérité sur la dette publique grecque, présidée par la présidente du parlement Zoé Konstantopoulou et coordonnée par Eric Toussaint, sont sans appel: la grande majorité de la dette grecque est illégale, odieuse, illégitime et insoutenable(3). Ceci n’a pas empêché Alexis Tsipras de signer un troisième mémorandum en septembre 2015 (tout aussi illégal que les deux précédents). 

Ce même chantage, déjà présent au XIXe siècle, est visible ces dernières semaines et certains, tel Alexis Tsipras, n’hésitent pas à parler de restructuration(4) sur un air de victoire, en omettant toute la série de mesures antisociales qui continuent à être imposées à la population grecque (baisse des pensions, réduction des effectifs de l’administration, augmentation de la taxation des ménages et des entreprises…) continuant la crise humanitaire en cours provoquée largement par les « solutions » apportées par la Troïka depuis 2009. 

La « crise » de la dette représente un appareil de capture et de redistribution de la richesse sociale(5), une stratégie. Elle fait figure de dispositif de gouvernement, qui n’a rien de neutre ou de «technique», mais se révèle éminemment politique et l’expression de rapports de pouvoir. 

Robin Delobel 

Notes et références
  1. David Graeber, Dette, 5000 ans d’histoire, Les Liens qui libèrent.
  2. Pour lire l’étude complète La Grèce indépendante est née avec une dette odieuse, Eric Toussaint voir : http://cadtm.org/La-Grece-independante-est-nee-avec
  3. Pour en savoir plus : http://cadtm.org/Rapport-preliminaire-de-la.
  4. Nous questionnerons dans un prochain article ce terme, loin d’être la panacée.
  5. Comme Maurizio Lazzarato dans son livre Gouverner par la dette.

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