KAIROS N’EST PAS UN « JOURNAL »*

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Pour ceux qui attendent leur rubrique tant appréciée, Alternative/récit de vie, ne pas la voir en ces pages 20/21 vous rappellera de façon cinglante les vicissitudes de la presse libre. Madame Pipi, qu’on devait rencontrer, a sans doute peur… peur de se faire coincer par son boss du fast food appartenant à la chaîne internationale pour laquelle indirectement elle travaille. Elle a peur, et on la comprend. Nous irons la revoir pour tenter de la convaincre qu’elle n’aura pas d’ennuis. En attendant, ci-dessous un portrait de l’Association des Journalistes de la Presse Périodique (AJPP), et de leur curieuse définition tacite du journalisme… 

Ce n’est pas qu’on voulait être considéré comme des « journalistes », loin de là, mais bon, on pensait que si cette reconnaissance nous permettait d’obtenir quelques compensations pour le travail bénévole que nous faisons (carte de presse qui permet d’avoir le train gratuit, d’entrer dans les conférences de presse – et de questionner les « journalistes »… – et autres événements), nous avions le droit de la demander. Je suis donc parti faire une petite recherche sur le site de l’Association des Journalistes de la Presse Périodique, au joli acronyme d’AJPP (à ne pas confondre avec l’acronyme français « allocation journalière de présence parentale», bien que le lecteur y trouvera peut-être quelques associations…). 

Au départ, j’y croyais un peu, vu qu’ils disaient sur leur site: «Toute personne qui exerce, fût-ce à temps partiel, le métier de journaliste peut devenir membre de l’association et obtenir une carte de membre», et par ailleurs, bénéficier de la carte de presse pour autant qu’il soit «actif dans la presse d’information générale ». « Actif », on l’est, en plus pas vraiment à temps partiel pour Kairos, on est à, comment dire… sur-temps plein, sans toutefois travailler – bénévolement – plus pour gagner plus, puisque le principe du bénévolat c’est qu’on ne gagne rien! Et donc, à charge de travail augmentée le revenu reste le même, c’est-à-dire… inexistant. Donc on essaye de travailler moins – comme salarié – pour pouvoir travailler plus – comme bénévole. Bon, je ne sais pas si vous suivez : en gros, les journées ne sont pas extensibles, donc c’est un peu comme avec deux vases communicants, ce qu’on prend pour une activité vide les autres proportionnellement. 

Pas de chance, on a vite constaté – et ils n’allaient pas manquer de nous le rappeler – que pour être de la bande il fallait… être payé. Donc pour l’AJPP « travailler» – faire de la presse périodique alternative en l’occurrence – c’est comme pour l’Onem, synonyme d’obtenir une rémunération, le reste c’est une barre dans la case : si tu bosses, c’est bien, même si c’est chez un marchand d’armes d’Herstal ou chez Monsanto; si tu cultives des patates, fais vivre un cinéma de quartier ou… tentes de faire du vrai journalisme, mais ne reçois aucune espèces sonnantes et trébuchantes pour la chose, c’est un peu comme si tu ne faisais… rien! Pas de bol! 

Mais on a quand même essayé (surtout pour l’enquête marrante y faut dire). Ça avait commencé comme ça donc(1)


« Bonjour, 

Depuis deux ans, nous publions un journal d’information critique qui vise à fournir un contenu objectif dans un monde où l’impartialité des mass médias fait clairement défaut. 

Kairos, journal antiproductiviste pour une société décente, n’est pas le résultat de radicaux irréalistes qui en dilettantes produiraient quelques pages papier tous les deux mois. Au contraire, il est l’œuvre d’un travail journalistique professionnel, bimestriel de 24 pages contenant des articles de plumes diverses (scientifiques, journalistes, enseignants, militants, entrepreneurs, philosophes, formateurs…), illustrés par des dessinateurs le plus souvent professionnels, corrigés, mis en page par des graphistes dont c’est le métier. 

Après bientôt 15 numéros, nous pouvons nous enorgueillir d’avoir atteint un résultat qui, autant dans la forme que dans le fond, fait de Kairos un vrai journal et un titre qui a pris, et continuera à prendre, sa place dans le paysage médiatique belge (nous sommes par exemple le journal le plus vendu de la réputée librairie Tropismes à Bruxelles, et le titre est par ailleurs distribué par Tondeur dans toute la Belgique). 

Le fait que nous soyons tous bénévoles ne doit pas être perçu comme une tare qui interdirait de reconnaître Kairos comme un « vrai » journal. Au contraire, face à la pensée unique distillée par la plupart des titres de presse, Kairos peut se targuer d’offrir un point de vue critique indispensable, qui manque trop souvent. 

S’il ne nous est toutefois pas possible de vivre de notre activité, cela a une explication: faire une presse alternative, critique, sans publicité, ne plaît pas toujours au pouvoir politique, et n’attire pas l’argent. 

Le seul fait donc de ne pas être rémunérés permet-t-il de dénigrer notre titre, de lui donner moins de valeur? L’Association des Journalistes de la Presse Périodique ne devrait t‑elle pas tenir compte de l’état des lieux de la presse en Belgique et en Europe et de l’importance que peuvent avoir des titres et qu’auront de plus en plus comme Kairos ? 

Si nous sommes éligibles pour bénéficier d’une aide à la presse périodique de la Communauté française, pourquoi ne sommes-nous pas reconnus comme tel par l’AJPP, et pourquoi ceux qui sont les piliers du journal ne peuvent-ils pas bénéficier d’une carte de presse ? 

En espérant que vous porterez une attention à ce courrier, 

Bien cordialement » 


C’était en septembre 2014… sans réponse de leur part, on les a relancés en octobre: 

«Bonjour. Aviez-vous reçu notre courrier relatif à la carte de presse? ». 

Le lendemain, la présidente nous répondait: 

« Monsieur.
Concerne : votre affiliation à l’A.J.P.P. 

Le Conseil d’administration de l’Association des Journalistes de la Presse Périodique a examiné votre dossier lors de sa dernière réunion. Il n’a malheureusement pu satisfaire à votre demande. [ah merde!]. D’après l’état actuel du dossier, vous ne correspondez pas aux critères d’admission (cfr. LES DIX COMMANDEMEMENTS DE L’AFFILIATION A L’AJPP [SIC], point 5.3. “Il doit fournir les preuves de rémunérations concernant les parutions pour les 12 derniers mois” et l’art. 3 de l’arrêté royal du 12 avril 1965 instituant des documents d’identification à l’usage des membres de la presse périodique – “…ne peut être délivré qu’aux journalistes qui, à titre de profession principale et moyennant rémunération.…”. 

Veuillez agréer, Monsieur, nos salutations distinguées. Claude MUYLS,
Présidente AJPP.
Le Conseil d’administration AJPP 


Entre-temps, les mois ont passé, on a eu quelques trucs à faire, Saint-Nicolas, la dinde de noël et quelques journaux à tirer… Mais on n’a pas oublié, et on a relancé le truc, cette fois-ci plus dans le dessein d’origine, « profondément intéressé », mais dans celui de décortiquer l’association et de voir qui tirait les ficelles de cette boîte d’apparence décontractée et défendant la liberté de la presse. 

On a donc recontacté par mail l’AJPP via sa présidente, qui a semble-t-il oublié qui on était et nous répondait trois heures après : « J’accepte volontiers de vous rencontrer. Merci d’abord de cerner les problèmes et de me donner un numéro de téléphone. Best regards ». 

Yes! I said to me, and I answer: «Merci de cette réponse et de votre enthousiasme. Il s’agirait de développer le sujet de la presse mainstream et de la place des autres presses dans le paysage médiatique; mais également plus simplement de voir ce qu’est au fond le journalisme pour l’AJPP»

Là, la promptitude à répondre avait, comment dire… pris quelques rides: 18 jours après, on relance la Présidente, à ce jour aucune réponse (on écrit ces lignes le 3 juin … et on boucle le 22 juin, et toujours rien!). 

En attendant, on est un peu allé voir qui étaient ceux qui décidaient qui faisaient ou ne faisaient pas du journalisme dans une presse périodique, et qui peuplaient leur clique. Commençons par la Présidente de l’AJPP, celle qui a signé le courrier de refus. Sur le site, une présentation de Claude Muyls nous dit: «Licenciée en sociologie, en psychologie et en journalisme de l’Université Libre de Bruxelles, Claude Muyls n’a comme seule passion que les autres. Les interviewer était la meilleure manière de les approcher et de leur donner la parole. Depuis plus de 30 ans, elle rencontre les personnalités et les anonymes qui font la diversité de notre société». Son pendant néerlandophone est Louis Weenen, qui a commencé dans les années 80 comme rédacteur en chef de «Flash Motor/motorensport», et plus tard de « Belgian Business ». Ça roule pour lui quoi! 

Bon, on s’est dit alors que Kairos n’était peut-être pas assez « anonyme » que pour bénéficier de l’intérêt et de la passion de Claude, ou alors que ceux qui écrivent dans les pages d’un journal antiproductiviste belge n’exprimaient peut-être pas des trucs qui affolaient la présidente… Un hasard sans doute quand on voit qu’ « elle a travaillé pour de nombreux supports comme Elle Belgique, Marie Claire Belgique, Vogue Belgique, L’Officiel France, Paris Match Belgique et La Libre EssentielleElle collabore actuellement aux Carnets de Paris Match et à Talkies en néerlandais tout en étant rédactrice en chef de Guy Issue et de Mode Flash. Elle prépare aussi une version francophone de Talkies?» Bon, pas d’a priori me suis-je dit «il faut être ouvert à toutes les tendances»… mais qui voit Kairos trôner à côté de ces grands titres de presse qui aiguisent l’esprit critique et qui se demandent en veille estivale: «le maillot c’est bientôt, je fais quoi là tout de suite pour être au top» (Elle Belgique, mai 2015) ou si en matière de « sexe, sommes-nous vraiment plus libérées» (Marie Claire Belgique, juin 2015).. questions existentielles, à côté de peccadilles comme d’être «contre la prison de Haren et toutes les prisons modernes » (Kairos avril-mai 2015). Attention, au prochain Steenrock Festival, on verra peut-être, à côté de Kairos et de toutes les associations qui soutiennent les sans-papiers et luttent contre les centres fermés : Mode Flash ! (on demandera à la présidente si le magazine peut sponsoriser l’événement…). 

Bon, on s’est dit, c’est peut-être une erreur, ils se sont gourés à l’AJPP et la présidente elle est indétrônable depuis 1997, tout le CA cherchant à la foutre dehors… pas de bol, à la fin de la présentation de Claude Muyls sur le site, on pressent qu’ils sont copains comme cochons, car «pour l’aider, elle est entourée d’un Conseil d’administration aussi performant que disponible ». Et on y va ! on trouve parmi le Conseil d’administration de l’AJPP : 

- la rédactrice en chef du magazine Transpo («L’officiel belge du transport et de la logistique, paraît onze fois par an, le 5 de chaque mois») ; 

- un freelance «passionné par la photographie» qui «a immortalisé de nombreux événements sportifs tels les coupes du monde de football, les coupes d’Europe, les Jeux Olympiques, les défilés de mode à Milan et Paris»; 

- un journaliste spécialisé dans «les nouvelles technologies de l’information dans les pages de divers magazines spécialisés»; 

- un docteur en droit de l’UCL, ancien «rédacteur à L’Ergot, l’organe officiel des étudiants francophones lors des événements de mai 1968 en France». De là, il a débuté son plan de carrière d’où lui vient «sans doute, un petit côté «anar» (sic) dont il n’a jamais pu se défaire. Spécialisé dans la défense du consommateur et dans l’automobile, il a successivement collaboré à Sport Moteur, au Moniteur de l’Automobile et aux magazines télévisés «Au nom de la loi» et «Autant Savoir» de la RTBF. (…) Après un bref passage par l’information générale (…) il s’est définitivement fixé dans la presse écrite (sic): rédacteur en chef et directeur de Transpo [encore!], un mensuel spécialisé en transport et en logistique jusqu’en janvier 2011, il collabore de façon régulière aux pages automobiles de la DH-Les Sports depuis 1992. Membre fondateur de l’Association pour l’Autorégulation de la Déontologie Journalistique (AADJ) en 2009, il est membre effectif du Conseil de Déontologie Journalistique (CDJ) depuis 2010. Il est également membre d’honneur de l’Union Belge des Ingénieurs de l’Automobile (UBIA); 

- un «préretraité malgré lui» du secteur de l’hôtellerie de luxe ; 

- «un ancien journaliste de Le Pourquoi Pas? Le Vif (à son lancement), Tele Pro, Le Soir, La Libre Belgique, Paris Match,… ancien Rédacteur en chef de Park-Mail (journal gratuit distribué surtout dans les cinémas et les parkings bruxellois) et de PC World, il a collaboré aux pages «technologiques» de nombreux supports écrits et radiodiffusés». 

Après, on est allé voir du côté du « gala cinématographique» que l’AJPP organise chaque année, où un film est projeté pour «les journalistes membres, leurs relations et différents invités». Dans le choix des derniers films, pas de Pas vu pas pris, Les nouveaux chiens de garde, La fabrication du consentement… non, faut pas rêver, mais: Brabançonne (2014), Marine (2013), The words (2012), The ides of march (2011)… de quoi alimenter sa réflexion critique sur le journalisme? Ou plutôt de quoi se divertir et se préparer pour « le cocktail offert dans la foulée »… 

Technologie, bagnoles, mode… diversité dans le même, pluralisme de pacotille. Ne trouvez-vous pas que c’est assez stupéfiant d’être considéré comme journaliste quand on bosse pour «l’officiel belge du transport et de la logistique», mais pas quand on tente de fournir une information critique sur ce monde et proposer autre chose? Et ne l’est-ce pas encore plus dès lors que nos juges sont ceux qui bossent pour la presse conformiste, même s’ils peuvent toujours se retrancher derrière leurs «arrêtés»? 

Si cela ne vous étonne pas, il vous reste à vous abonner à Transpo ou, en désespoir de cause, à Elle Belgique! Ou les deux… si vous prévoyez de partir à la plage en camion! 

Alexandre Penasse 

* Avec le soutien et l’approbation de Jean-Pierre L. Collignon, membre de l’AJP depuis 1992 ET bénévole à Kairos. 

Journaliste (Le Petit Robert)

1. Celui qui fait, publie un journal. 
è vx gazetier. 

2. Mod. Personne qui collabore à la rédaction d’un journal. 

3. Personne qui s’occupe de l’information dans un système de médias. 

Information 

Cour. Une information, des informations. Fait ou jugement qu’on porte à la connaissance d’une personne, d’un public à l’aide de mots, de sons ou d’images. 

(début xxe) L’information. Ensemble des informations, et par ext. Action d’informer l’opinion sur la vie publique, les événements récents.
è communication. 

Notes et références
  1. Tout est identique… à part des petites fautes d’orthographe que nous avions laissées dans le courrier original envoyé (c’est honteux!), que les correctrices avisées ont bien sûr identifiées.

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