Kairos 61

Septembre / Octobre 2023

Lutter, vivant

Nous sommes sûrs d’une chose : un jour ou l’autre, nous ne serons plus. C’est le principe de la vie, il n’y a là aucune appréciation morale, jugement de valeur ou croyance : c’est un fait, indubitable. « Nous naissons sur des tombes », dès le 1er jour, un sablier égraine le temps, sorte de compte à rebours dont nous connaissons tous le point de départ mais ne savons jamais apprécier la fin, sauf pour ceux qui choisissent le moment de celle-ci. Cette vérité est là quelque chose de radicalement violent pour le sujet dès qu’il en prend conscience, dans son enfance, obligé de penser qu’un jour il ne pensera plus, mais c’est aussi cette fragilité qui donne à la vie toute sa puissance et sa beauté. 

Ce sort commun est aussi ce qui rétablit au moment ultime une forme d’égalité entre les êtres humains. Tous, un jour ou l’autre, rempliront une dernière fois leur poumon et pousseront un dernier souffle : que ce soit Klauz Schwab ou un enfant hirsute des favelas. Mais c’est une forme de consolation bien maigre pour ceux qui auront toute leur existence tenté de survivre pour retarder leur fin, alors que d’autres auront par leur mode de vie œuvré à la précipiter. Pourtant, pour ces derniers, cet acte final commun avec la plèbe qu’ils ont exploitée leur vie durant, est un affront inacceptable : s’ils ont toutes ces décennies vécu comme des Élus au-dessus de la masse, des « dieux », ils ne peuvent supporter que leur vie s’interrompe de la même façon que ces « inutiles(1) » : ce serait là une forme de retour à la case départ, une ultime mortification mettant à plat tout le pouvoir accumulé pendant une vie transmis le plus souvent par héritage(2)

Voilà donc pourquoi la mort de la mort(3) est l’objectif principal du transhumanisme. Entendez bien : la négation de la mort étant aussi celle de toutes les valeurs qui font l’existence(4), celui qui se sent élu n’en a que faire d’interrompre provisoirement son état vivant, ou de télécharger son esprit sur un ordinateur : ce qu’il désire par dessus-tout, c’est que sa conscience ne disparaisse pas comme c’est le cas pour le « commun des mortels ». C’est là une négation de la nature, de la vie et de tout ce qui la constitue. Un pur délire. Le psychologue Erikson voyait par exemple dans la vie une succession de stades qui, s’ils étaient correctement dépassés devait mener à l’acceptation du dernier : la mort, donc à la sagesse et à l’intégration de son passé. 

Difficile de ne pas penser que tous les moments de bonheur ne sont que des instants furtifs dans l’éternité, qu’un jour plus aucun des protagonistes présents ici et maintenant, ne sera là, l’oubli déposant son voile sur ces bribes existentielles. C’est là une évidence, direz-vous peut-être. Certes. Mais si Thanatos ne doit pas demeurer trop prégnant dans les esprits, au risque de la dépression, il devrait toujours rester en toile de fond de nos vies. Ce n’est pourtant pas ce qu’il se passe habituellement, au vu des vilenies, égotismes, jalousies et autres « narcissismes des petites différences » qui rythment aussi la vie des groupes de dissidents, qui devraient pourtant être des exemples. Alors que ceux qui dirigent le monde et se rencontrent à Davos ou aux réunions de Bilderberg, s’entendent apparemment entre eux, au-delà de leurs désaccords, sachant bien que leur essence commune qu’est la soif de pouvoir, la domination à tous prix, est plus importante que tout le reste qui les dissocie, superficiel, qui se mettrait en travers de leur dessein commun. 

L’an O de Covid-19 a ainsi marqué le début d’une résistance qui, si elle n’a jamais été vraiment réunie, n’a fait que s’étioler avec le temps, chacun créant ses chapelles, se voulant le porte-parole unique de la lutte, conservant pour lui des informations importantes, œuvrant sur tous les fronts, même ceux où il n’avait aucune compétence, quitte à le faire mal plutôt que de le laisser faire à un autre ; les egos surdimensionnés ont vu dans l’époque une occasion de briller : ils voulaient dès lors faire partie de toutes les scènes, toujours détenteurs du dernier scoop, de l’info qui « allait tout faire tomber » ; voyant dans un oubli accidentel et anodin d’un des « leurs » une humiliation 

volontaire. Certains dès lors n’appréciaient guère que d’autres prirent l’initiative, organisant colloques, rencontres, débats… ils voulaient être à la manœuvre, partout, quitte à ne rien faire s’ils n’en avaient pas le temps et l’énergie, plutôt que de voir un autre le réaliser. D’autres exigeaient de leur pair une pureté sans compromis, faisant le jeu d’un pouvoir cherchant à diviser en stigmatisant. Après la sidération politique du Covid, ils se sont en effet découverts différents, un peu comme des mariés qui, la passion passée, ne parvenaient plus à voir que ce qui les distinguent, plutôt que leurs valeurs communes et desseins identiques. 

Ceux qui disent lutter contre le système de domination reconnaissent généralement deux des trois sources que Freud identifiait comme à l’origine de nos souffrances, constituant les affres de nos existences : « En provenance du corps propre qui, voué à la déchéance et à la dissolution, ne peut même pas se passer de la douleur et de l’angoisse comme signaux d’alarme; en provenance du monde extérieur qui peut faire rage contre nous avec des forces surpuissantes, inexorables et destructrices »(5). Ils nourrissent pourtant trop souvent la troisième source des souffrances de l’homme : celle issue de nos relations avec les autres. Ils reproduisent donc, dans leurs mouvements qu’ils disent « alternatifs » les mêmes bassesses que l’on retrouve dans les milieux conformistes bourgeois, fidèles serviteurs de l’ordre établi. 

La caste médiatico-politique doit bien rire en assistant au spectacle d’une contestation qui, plutôt que de s’allier pour lutter verticalement contre elle, s’épuise dans des conflits horizontaux longs et inutiles. 

Alexandre Penasse 

Notes et références
  1. Propos tenus par Laurent Alexandre, fondateur de Doctissimo, médecin, transhumaniste, lors d’une conférence.
  2. Dans un système inique, l’inégalité démarre à la naissance, même dès la création.
  3. Laurent Alexandre, La mort de la mort, JC Lattès, 2011. Extrait du quatrième de couverture : « Que deviendra notre système de retraites actuel quand l’espérance de vie atteindra cent quatre-vingts ans ? L’homme changera-t-il de nature ? Les religions seront-elles anéanties ou revivifiées ? La mort de la mort préfigure-t-elle la mort de Dieu ? ».
  4. Il n’y a pour eux rien de plus grand que le pouvoir, auquel l’argent leur permet d’accéder. La proximité humaine, qu’elle soit sociale, amicale, intime,
peut donc être bannie. Il préfère la « vie nue » à une véritable existence qui comporte inévitablement du risque. Distanciation sociale, confinement, GPA, utérus artificiel… tout ce qui éloigne du contact charnel, est ce qui pour eux assure l’atomisation de la société.
  5. Sigmund Freud, Malaise dans la culture, Quadrige/PUF, 1995, p.19.

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