Joost et Andy: rencontre dans une ferme familiale

Andy et son père, Joost, me reçoivent dans l’exploitation familiale: 130 hectares de terres dispersées dans la région wallonne, où l’on cultive la racine de chicons pour la vente en vrac. Parti d’une petite ferme de 1 hectare avec son épouse, Joost revient sur l’évolution de sa production, au départ un choix qui, progressivement, est devenu nécessité. 

L’interrogation sur les fondements d’une autre agriculture et la place essentielle dans un projet de ceux qui n’épousent pas dans leur pratique une philosophie « non-conventionnelle », ressort avec d’autant plus d’acuité que le fils, Andy, rêve de développer une exploitation de maraîchage biologique après une année de formation au CRABE, tout en travaillant à mi-temps comme aidant-agricole avec son père, « complètement pris dans les deux modèles » donc. Rencontre entre un père et un fils, porteurs chacun de deux modèles d’agriculture différents, mais dont la position respective, plus que de marquer des divergences, interroge sur les moyens que nous avons de passer à autre chose. Et sur la nécessité, peut-être, de ne pas chercher à opposer. 

Kairos : Avez-vous repris cette ferme, à l’origine ?

Joost : On a repris l’exploitation en 82, en rachetant une petite ferme avec 1 hectare. Moi et mon épouse, nous travaillions ailleurs. J’étais électricien, elle était aide-infirmière. J’ai repris d’abord une petite tournée de lait, sous une forme de commerce ambulant. Issu d’une famille de 10 enfants, j’avais de la chance car mes parents sont agriculteurs, ceux de mon épouse aussi, on a donc vu travailler la terre. Malgré qu’on n’y connaissait pas grand chose on savait donc toujours où se retourner pour demander. On a commencé comme ça, de la vente directe de fraises et de chicons : on a planté 20 ares de fraises, un demi-hectare de chicons, on s’est concentré sur la vente directe. Puis l’année d’après, on avait 50 ares de fraises, et on a commencé à louer des terres ailleurs pour mettre des chicons pour pouvoir en avoir plus. Ça c’était le point de départ, et puis on a grandi tout doucement pour arriver au niveau où l’on est aujourd’hui.

K. : C’est-à-dire?
Joost
: Nous ne sommes pas vraiment des agri
culteurs terriens, on cultive la racine de chicon sur 130 hectares, sur des terres louées à l’année à des propriétaires auxquels on propose une somme d’argent pour qu’ils les libèrent pendant un an afin d’y mettre des racines de chicons, comme ça se fait beaucoup pour les pommes de terre, le lin, les petits pois. 

K. : Et cet agrandissement, c’était nécessaire … 

Joost : Il y a toujours un seuil limite où il y a une rentabilité nécessaire, on faisait de la vente directe au consommateur mais les fraises ce n’était que pendant un mois ou deux, les chicons uniquement en hiver… on avait un magasin. Pourquoi agrandir? On était jeune, on avait faim, nos enfants étaient là. Donc on s’est spécialisé dans une culture. 

K. : Donc vous avez arrêté la vente directe et vous avez vendu en grande surface? 

Joost : Oui, à la criée. Et là pour retrouver le même salaire, il fallait avoir trois fois, quatre fois la superficie. 

K. : Vous avez du percevoir une forte différence entre la vente directe, avec des clients peut-être plus sensibilisés, et la vente à la criée où l’on passe par un intermédiaire, par le marché ? 

Joost : Nous avions fait le pas d’avoir une coopérative, nous devions donc fournir un produit standard, visuellement beau, qui conserve bien et qui a une « importance marketing » ce qui est demandé par la majorité de la population. Le critère visuel est très important. Quand on avait notre magasin, on vendait notre produit, on pouvait le valoriser différemment. Une feuille un peu détachée, c’était une feuille qui était consommable. Dans la grande surface, c’est différent. On n’a pas le retour de satisfaction par rapport à notre marchandise. 

K. : Vous aviez dès le départ une idée de la façon dont vous alliez cultiver, quels produits vous alliez utiliser? 

Joost : Non, quand on a commencé on ne s’est jamais posé la question « biologique ou traditionnel ». C’était traditionnel. 

K. : C’est-à-dire ?

Joost : Il y a une culture qui existe et on applique les techniques qui sont connues, on utilise les produits qui sont homologués pour ces cultureslà. On ne s’est jamais posé plus de questions. Le plus important c’était d’avoir un bon produit, avec du goût, commercialisable. On ne se posait jamais la question sur les produits phytosanitaires ou autres. On utilisait à bon escient et puis voilà. 

K. : Cette utilisation avait déjà lieu dans votre famille ? 

Joost : Les produits phytosanitaires, oui.
Andy : Quand tu commences, tu fais appel à un
conseiller qui te propose des produits… 

Joost : Il faut se mettre dans le contexte : c’était les années 80, on parlait pas de bio. Pour nous, se lancer était déjà un énorme défi. 

K. : Comme on ne se posait pas la question, la dangerosité de ces produits n’était pas évoquée ? 

Joost : Moi, par principe, s’il y avait une agrégation et les doses homologuées, on pouvait le faire. 

K. : Et vous pensez toujours cela? 

Joost : (silence) J’ai une philosophie : mes grands-parents, mes parents ont eu faim pendant la guerre. C’est après la guerre que beaucoup de produits phytosanitaires ont été inventés afin d’avoir des rendements bien supérieurs et avoir à manger. C’est vrai que cela fait peur, mais si on prend toutes les précautions… 

Donc je me dis, faire une société clean sans produits phytos, oui, pourquoi pas, mais au dépend de quoi? Qu’est ce qu’on aurait de plus ou de moins? On peut faire le pari et faire le chemin, mais ça ne sera pas si simple que ça. 

K. : Quand on est dedans, est-ce que ce n’est pas dur d’en sortir aussi? 

Joost : Est-ce qu’on veut en sortir ? Est-ce qu’on doit en sortir ? Moi, je ne me pose pas la question s’il faut en sortir, car si je me dis ça, le jour où je serai sur mon lit de mort je devrai dire « j’ai raté ma vie »… Dès qu’on ouvre une bouteille de produits phytos, on pollue le monde… Non, ce n’est pas si simple que ça. Moi je pense qu’il faut faire confiance. 

Andy : Toi, tu fais confiance aux réglementations. 

Joost : Oui, comme on fait confiance à la loi belge. 

K. : C’est intéressant, car cette confiance est aussi liée au fait que, d’une certaine manière, vous devez leur faire confiance car ne plus le faire impliquerait une remise en question complète, et justement comme vous disiez, cela fait peur. 

Joost : Toi tu me poses cette question avec un sous-entendu : « il faut passer de l’autre côté ». Ce n’est pour moi pas nécessaire à ce point-là, je pense. On va y arriver mais en douceur, et heureusement qu’il y a des jeunes générations qui vont plus vite que nous. Nous, nous sommes installés, on a grandi là-dedans et on apaise nos esprits en faisant confiance à la société. 

Andy : Je crois, comme il dit, que chacun doit faire son chemin. Je ne crois pas à la posture radicale qui dit « il faut tout changer tout de suite ». Chacun, par rapport à la situation où il se trouve maintenant, doit se regarder et faire des efforts. Là, actuellement, la structure qu’a créée mon père ne permettrait pas de passer du jour au lendemain au bio mais, à son échelle, il peut se poser la question de ce qui peut être fait aujourd’hui : « comment améliorer mes cultures »? Il y a eu la mise en place ici d’une station de biométhanisation, avec la racine ils produisent de la chaleur et de l’électricité. J’ai également repris la liste des produits qu’il avait utilisés, j’ai regardé quel était le principe actif et on tente de voir s’il n’y a pas un produit qu’il utilise en trop ou s’il est nécessaire d’utiliser telle quantité. 

Joost : Au départ, tu parlais d’un journal antiproductiviste, est-ce qu’il y a un lien avec la question de la culture traditionnelle et de la culture bio? Est-ce que si l’on fait du traditionnel, on est productiviste ? 

K. : Venant d’un journal antiproductiviste, on pourrait vite, par raccourci, passer pour des personnes qui sont contre les agriculteurs conventionnels. Ce n’est pas le cas. On est tous, d’une certaine façon, victime d’un certain système. 

Joost : Je ne suis pas d’accord avec le mot « victime ». Je ne suis pas une victime, je fais les choses que j’ai décidé de faire. 

Andy : Mais elles sont liées à un contexte… 

Joost : … et dans ce que je fais, il y a des failles et c’est pas 100% bien, et je sais qu’il y a du chemin à faire, et la génération suivante est là, pour nous aider, mais être « une victime »… 

K. : Je crois que quand on se lance comme agriculteur, il y a sans doute certaines pratiques qui sont prédéterminées, vous l’avez dit vous-même : « pour moi, c’était logique », et donc il n’y a pas lieu de critiquer cela. Personne ne pourrait dire « il n’avait qu’à faire autre chose ». Mais après cela, on peut se questionner sur la difficulté qu’il y a à se dire que cette logique n’était pas logique. 

Andy : Pour eux, les produits phytos, ça vient après. La première chose c’est d’abord cultiver, c’est là qu’il y a le plaisir. 

K. : D’accord, mais la question demeure quand même : est-ce qu’on peut se passer de produits phytos, est-ce qu’on peut cultiver autrement ? 

Andy : Je crois que chaque agriculteur peut cultiver sans pesticides parce qu’il y a des moyens qui existent. Il y toutefois encore des questions qui se posent, et ma formation d’une année en agriculture bio ne me permet pas de répondre à toutes : comment on cultive telle chose en bio, comment gérer telle maladie… Mais j’ai la certitude qu’on peut cultiver sans. 

K. : Et pour toi, justement, comment cela s’est passé? Tu es né ici? 

Andy : Je suis né à la ferme (rire).

K. : Tu as grandi en voyant ton père travailler. 

Andy : J’ai grandi dans les chicons. Mais à la sortie des mes humanités je ne me voyais pas nécessairement agriculteur. J’ai fait des études d’assistant social, puis deux années d’anthropologie. L’agriculture est arrivée plus tard avec cette question sous-jacente : cultiver, oui, mais comment ? J’avais l’exemple de mes parents mais qui gèrent quand même une énorme structure avec des ouvriers, 120 hectares, une échelle qui ne me correspondait pas. 

K. : En quoi? 

Andy : C’est mon chemin, c’est une question de ressenti personnel. Déjà en tant qu’assistant social, notamment dans des stages avec des sans abris, je ressentais ce manque du lien avec la terre. Disons que ce travail de donner du sens, je le trouvais à travers le travail de la terre et l’alimentation. Quand, après, j’ai étudié l’anthropologie, c’était aussi avec cette idée de pouvoir comprendre le contexte du milieu agricole, de percevoir les contraintes : est-ce que par exemple l’utilisation des pesticides est le propre choix de l’agriculteur, est-ce que cela est influencé par d’autres… J’ai ce besoin de comprendre l’agriculture et cette logique de production qu’expliquait mon père, à savoir qu’au départ il a démarré avec une petite production en vente directe mais qu’après, il y a quelque chose qui fait qu’il faut toujours grandir un peu plus. 

K. : Ce sont des choses dont vous discutez ensemble, avec ton père? 

Andy : Il y a toujours eu un peu de débat. 

Joost : Peut-être le plus dur entre nous deux c’est cette opposition à ce niveau-là. Ça reste un peu difficile, parce que moi je lui disais « allez, faut avancer, prend tout de suite la grosse machine ! », et lui avec sa philosophie… 

Andy : Je regarde le matériel d’occasion, j’essaye de limiter l’investissement de départ. 

K. : Cette opposition a quelque chose d’intéressant.

Andy : Oui, c’est chouette. Je connais des gens avec des idées très radicales vis-à-vis de l’agriculture conventionnelle avec lesquels je partage des idées mais de nouveau, vivant dans une famille d’agriculteurs, j’essaye de distinguer les personnes des structures. Ne pas dire « les agriculteurs c’est tous des cons », j’essaye de comprendre le contexte, d’éviter cette tendance à vouloir aller dans l’opposition, qui est aussi une manière de se définir. Il y a une tendance à aller vers une définition de ce que l’on est en fonction de ce que l’on n’est pas. 

K. : Est-ce qu’Andy a réussi à vous convaincre ? 

Joost : Me convaincre qu’il y a un avenir dans l’agriculture bio, oui je pense. 

Andy : Ma question par rapport à l’agriculture reste toujours celle de la possibilité d’en vivre. De ce que j’ai visité, cela me semble quand même très difficile. C’est une question avec laquelle mon père vient souvent, c’est cette question de la rentabilité : « c’est bien beau ton projet, mais est-ce que travailler ces petites surfaces va être rentable ». 

Joost : Au début, quelqu’un qui veut faire du bio va devoir faire 36 légumes. Un homme ça coûte 20 euros de l’heure. T’as commencé à bouger des salades mais il faut déjà en bouger combien pour pouvoir gagner ta vie? Si tu ne sais te perfectionner en rien mécaniquement, il te faudra vraiment une grosse plus-value sur ton produit. La main‑d’œuvre dans l’agriculture, c’est souvent celle avec les salaires les moins élevés car on ne sait pas transcrire une main‑d’œuvre dans le prix de vente. On produit une voiture, la main‑d’œuvre coûte 100 eh bien on doit la vendre 100,05. Nous ce n’est pas comme ça, c’est l’offre et la demande : il y a du soleil, ça vaut rien, il pleut ça vaut cher. L’agriculture n’a jamais su vendre son produit à un juste prix. Si on comptait au prix réel, nos produits seraient beaucoup plus chers. 

K. : L’agriculture conventionnelle n’est pas viable sans avoir recours à de la main d’œuvre bon marché, aux subventions… 

Joost : Non, ce n’est pas viable. Et ce n’est pas de notre faute. Mais avec la mécanisation, un seul agriculteur peut maintenant cultiver 100 hectares. 

K. : Au prix de la disparition de petites structures, et de l’endettement.

Joost : Oui, je suis tout à fait d’accord, mais physiquement c’est possible. Par contre dans l’horticulture on est tenu à de la main‑d’œuvre.

K. : Si vous deviez recommencer aujourd’hui ?

Joost : Non, je reste comme ça. Enfin, je sais pas parce que l’autre fois je te disais (parlant à son fils), « tu viens ici et on se lance en bio ». Mais bon, ça restera une grande structure mais en bio, mais ça ne va pas avec ta philosophie. 

Andy : C’est pas le mot bio qui m’intéresse le plus mais la philosophie de la petite structure, de pouvoir être maître de mon produit en ayant un respect social et économique. 

K. : Ce que rend difficile la grande structure? 

Andy : Oui, mais en même temps il me dit « on peut commencer demain en bio ». A mon avis c’est possible mais je pense que ce serait quand même très compliqué, par exemple de se passer de tous ces pesticides parce qu’à partir du moment où une personne travaille sur une grande échelle ce genre de produits s’avère nécessaire. Ça demanderait une main‑d’œuvre qui serait tout autre. 

K. : Est-ce que vous ressentez encore maintenant cette nécessité de l’agrandissement dont nous parlions au début? 

Joost : Oui, une fois que tu travailles avec du personnel, tu ne sais pas faire autrement. C’est une obligation. Cette année, les salaires ont augmenté de 4%, ce qui est d’ailleurs une bonne chose. Mais cet argent-là vient d’où? Mon produit ne va pas se vendre 4% plus cher. Donc, soit je dois augmenter ma production, soit je dois travailler encore mieux. 25.000 euros de salaire sur l’année, je retire ça de mon salaire, je suis au RMI. Aller demander à la grande surface de vendre mes chicons deux euros plus cher? L’agriculture est à l’image de la société. Cette obligation de l’agrandissement se voit partout. Dans les familles aussi : on va à la mer, puis on veut aller en Espagne, puis en Amérique. La grande consommation, c’est tout cela aussi. 

Et puis la terre est devenue une valeur sûre. La bourse a été tellement mal qu’il y a des gens en dehors de l’agriculture qui ont commencé à investir dans la terre. Mais cela signifie qu’ils achètent des terres plus chères que ce qu’elles rapportent en agriculture. 

K. : Ça augmente le prix des terres? 

Joost : Oui, mais ça veut également dire que celui qui a 15 ou 20 hectares et qui a une opportunité de vendre à un bon prix : pourquoi continuer ? 

Propos recueillis par A.P.

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