Quand l’opération « austérité » a‑t-elle commencé ? Il n’y a pas si longtemps que ça. Rappelons-nous : la crise des subprimes américains devient publique en 2007; Lehman Brothers, l’une des cinq plus grandes banques des USA fait faillite le 15 septembre 2008. C’est alors la Bérézina qui depuis n’en finit plus et a muté en crise de la dette, donna un prétexte aux ultraproductivistes pour mettre en place des politiques de destructuration économique et sociale qui débouchent sur une crise complète de la zone euro.
À vrai dire ces politiques, imposées par le haut aux plus bas, tombaient à pic. Souvenez-vous que fin 2009 avait lieu le sommet de Copenhague qui devait faire naître un accord international capable de trouver une issue à la crise climatique. La montagne de cette mégarencontre a accouché d’un non-résultat qui est une faute historiquement impardonnable. C’était fin 2009, en pleine crise bancaire pourtant, et l’insoutenabilité de nos modes de développement commençait à s’installer dans les consciences, à devenir un thème politique central. Une sourde et puissante pression était perceptible, questionnant frontalement le fantasme non-dit qui irrigue toute l’action politique et ses discours: plus est mieux et grâce à cela demain serait meilleur qu’aujourd’hui. Le sommet de Copenhague avait servi de point focal de cette remise en cause, décuplant les interrogations qui naissent en toute logique du caractère suicidaire de nos sociétés de croissance infinie.
Copenhague, dont la réussite n’était possible qu’à condition de sortir du productivisme (il ne fallait pas prendre ses désirs pour des réalités), fut oublié. Les interrogations sur nos modes de vie le furent également et la nouvelle opération de com’ internationale prit la place vacante: face à la crise, il faut être responsable, il faut se serrer la ceinture, il faut L’AUSTERITE. Remarquez qu’il est vrai que nous devons impérativement réduire drastiquement la taille de l’économie et notre consommation matérielle, sauf à dévaster la planète. C’est une condition sine qua non pour retrouver les voies de sociétés décentes, nonproductivistes. L’austérité façon merkozy, au contraire, a pour premiers effets de délier tout ce qui fait société et d’approffondir le productivisme en le portant un peu plus loin sur le chemin du désastre.
L’étape suivante de ce plan de com’ se déroule en ce moment même: l’austérité ne suffit pas pour rétablir les comptes, il faut donc relancer la croissance. Comment? Une si ardue bataille commence, engagée entre la gauche et la droite, pour savoir si l’on va s’employer à détruire le monde et les peuples en leur faisant construire des ponts (verts bien sûr) ou en leur faisant consommer davantage de produits inutiles (mais verts bien sûr). Qui de Hollande ou de Merkel parviendra à imposer son point de vue? Sans doute créera-t-on plus de dette pour investir publiquement et tenter de réduire momentanément le chômage, et dans le même temps, des dérégulations massives, notamment sur le marché du travail et le système de sécurité sociale seront imposées tous azimuts.
Avec ces deux termes « austérité » et « relance », la prise de conscience active de l’insoutenabilité de nos modes de vie a été reléguée au placard et le délire croissantiste a trouvé un nouveau développement. Deux termes, et deux temps: les peuples sont mis sous forte pression d’abord, ils accepteront un productivisme plus dur encore présenté comme seule issue ensuite.
Après l’austérité, c’est donc la croissance hystérique. Toute la social-démocratie s’y met avec un zèle sans limite, en bon élève du libéralisme. Lobbies, politiques, journalistes, syndicats, font chorus pour la croissance. Nulle part il n’est question de se poser quelques questions de bon sens, auxquelles les enfants de sept ans parviennent à répondre. Après 60 ans de politiques de croissance et en regard du résultat, ne devrait-on pas réfléchir à changer la recette? Est-il impossible, par hasard, que la croissance de l’économie pendant plus d’un demi-siècle débouche sur des problèmes de saturation? Les prix croissants de l’énergie ne rendent-ils pas irréaliste la croissance du PIB à terme? La croissance de la taille de l’économie n’implique-t-elle pas l’augmentation des prix de l’énergie? Est-ce que la taille de l’économie peut augmenter à l’infini sur une planète aux ressources limitées?
Mais le propre du fanatisme, n’est-ce pas de ne pas s’interroger sur l’objet d’un culte délirant? Le fanatique a une façon simple de traiter les points de vues qui ne s’accordent pas à sa lubie ou qui questionnent l’emprise que l’objet du culte exerce sur lui. Il les élimine par tous les moyens. En les éludant, les discréditant, les insultant, les repoussant, les détruisant.
Ainsi voit-on régulièrement des fanatiques révé- ler sans nuance la nature du culte que l’Occident voue à la croissance. Un exemple nous en a été fourni dans La Libre Belgique du 22 mai 2012 qui relayait complaisamment les propos de Bruno Colmant, «professeur à la Vlerick Management School et à l’UCL », et accessoirement ex-patron de la bourse. Monsieur Colman assène: « Ces pays, peu industrialisés, ont besoin de croissance et pas d’austérité et surtout pas de décroissance car cela conduit à de la déflation et donc une récession accrue. La décroissance est une imposture intellectuelle ».
Une analyse dont la profondeur se résume en gros à : la décroissance n’est pas de la croissance et il nous faut de la croissance, donc la décroissance est une imposture. On cherche en vain le début d’un commencement d’argumentation dans ce propos à la circularité de bulle.
D’existentiels Bruno Colman ne voient pas comme le cercle vicieux de l’économie de croissance est bouclé, la croissance engendrant l’austérité, et devant également permettre d’en sortir…
Tout enfermés dans leur délire, ils ne peuvent qu’en conclure que les options qui consistent à en sortir sont invalides.
Ce serait excusable si les enjeux étaient autres. Mais de quoi s’agit-il?
À vouloir relancer la croissance, ils vont mécaniquement dévaster les outils de sécurité sociale (des « coûts ») et accroître gravement la pauvreté et la misère. Ils vont accélérer la consumation des ressources naturelles sans lesquelles et jusqu’à preuve du contraire on ne peut produire aucun bien de consommation. Ils vont augmenter la pollution qui en découle. L’accès aux ressources est déjà l’enjeu de guerres, du pétrole par exemple en Irak, Lybie, Afghanistan, au Soudan. Sur quoi peut déboucher la relance d’une économie qui dépend de ces ressources qui se raréfient ? La pollution dépasse de nombreux seuils de stabilité. L’humanité, Occident en tête, n’a jamais émis autant de gaz à effet de serre et le bouleversement du climat est à deux doigts de devenir incontrôlable, alors qu’elle condamne déjà des millions de personnes dans les pays les plus exposés.
Ce dont il s’agit, ce n’est pas autre chose que de la paix, en Europe et dans le monde, de la sauvegarde d’une planète habitable, de la possibilité pour la génération actuelle de pouvoir mener une vie décente et, pour la prochaine génération, de pouvoir simplement vivre.
Monsieur Colman et les fanatiques de la croissance jouent avec nos vies. Ils ne sont pas amusants, ils ne sont pas bienveillants, ils ne sont pas raisonnables, ils sont dangereux. Les laisser faire revient à nous condamner.
J‑B G