Les massacres de janvier et novembre à Paris ne sont pas nés du hasard. La déstabilisation de la Syrie, qui avait pour but annoncé de faire chavirer le régime de Bachar Al-Assad, s’est muée en opération obscure, et en soutien, dans un premier temps, à toutes les forces d’opposition, y compris le futur « État islamique ». L’évolution des derniers mois a été dramatique puisque les salafistes dominent désormais tout le spectre de l’opposition au régime en place. Mais ce succès des terroristes n’est pas né du vide : il s’est appuyé sur une capacité militaire importante, une économie florissante au sein même du prétendu État islamique, et un outil de propagande en direction de l’étranger particulièrement performant. La propagande salafiste terroriste s’appuie en effet à la fois sur une capacité opérationnelle forte, avec la production de centaines de vidéos par an, et sur une analyse des « récepteurs » visés, à savoir les internautes, désillusionnés par ce monde, tentés par le désespoir et l’action violente.
Or, face à la webpropagande des salafistes, et prêt à prendre le relais des États occidentaux qui semblent démunis, Google monte au créneau. En 2013, deux de ses plus éminents dirigeants, Eric Schmitt, son ancien président directeur général, et Jared Cohen, directeur de Google Ideas, avaient déjà dévoilé leur politique contre-insurrectionnelle. Car le mastodonte du web se veut également l’héritier de la « doctrine de sécurité nationale » chère aux stratèges du Pentagone et de sinistre mémoire en Amérique latine, où elle a causé des dizaines et des dizaines de milliers d’assassinats et de disparitions.
Dans leur essai très remarqué aux États-Unis, The New Digital Age(1), les deux Googlemen expliquaient ainsi que les États, dans le nouvel âge digital, font face à des ennemis, le « révolutionnaire » et le « terroriste », qui agissent désormais sur une multiplicité de plans, physiques et virtuels : « La connectivité changera la façon dont nous voyons les groupes d’opposition dans le futur. Les organisations visibles et les partis continueront d’opérer à l’intérieur de chaque pays, mais la profusion de nouveaux intervenants sur la place publique virtuelle reconfigurera de fond en comble le paysage des activistes(2) ». Or, il se trouve que Google, qui est un outil de mise en fiches de la population mondiale particulièrement efficace comme nous le savons depuis que le scandale Prism/NSA a éclaté en 2013, a son idée sur l’identité des nouveaux terroristes : « Avec leur nouvel accès à l’espace virtuel et à ses technologies, des personnes et des groupes partout dans le monde pourront mettre à profit le moment opportun pour propager de vieilles doléances ou de nouvelles inquiétudes, avec force et conviction. Beaucoup de ceux qui lanceront ces brûlots seront jeunes, pas seulement parce que beaucoup des pays qui se connectent ont des populations incroyablement jeunes […], mais aussi parce que le mélange de l’activisme et de l’arrogance est, chez les jeunes, universel. Ils sont convaincus qu’ils savent comment régler les problèmes ; aussi, dès que leur sera donnée la possibilité d’exprimer une position publique, ils n’hésiteront pas ».
On appréciera la finesse de la pensée : la jeunesse est le terreau démographique du nouveau terrorisme. Qu’à cela ne tienne : les États doivent refonder leur politique de contre-insurrection : « Au fur et à mesure que les terroristes développent de nouvelles méthodes, les stratèges de l’antiterrorisme devront s’y adapter. L’emprisonnement ne sera pas suffisant pour contenir un réseau terroriste. Les gouvernements doivent décider, par exemple, qu’il est trop risqué que des citoyens restent « hors ligne », détachés de l’écosystème technologique. Dans le futur comme aujourd’hui, nous pouvons être certains que des individus refuseront d’adopter et d’utiliser la technologie, et ne voudront rien avoir à faire avec des profils virtuels, des bases de données en ligne ou des smartphones. Un gouvernement devra considérer qu’une personne qui n’adhèrera pas du tout à ces technologies a quelque chose à cacher et compte probablement enfreindre la loi, et ce gouvernement devra établir une liste de ces personnes cachées, comme mesure antiterroriste. Si vous n’avez aucun profil social virtuel enregistré ou pas d’abonnement pour un portable, et si vos références en ligne sont inhabituellement difficiles à trouver, alors vous devrez être considéré comme un candidat à l’inscription sur cette liste. Vous serez aussi sujet à un strict ensemble de nouvelles régulations, qui incluront un examen d’identité rigoureux dans les aéroports et jusqu’à des restrictions de voyage(3) ». L’état d’urgence n’est donc, selon les dirigeants de Google, que l’état normal du monde, désormais.
Tout cela pourrait sembler n’être qu’un mauvais rêve si Google n’aidait pas, dans le même temps, les candidats terroristes à trouver plus aisément la propagande qui les abrutira – au sens fort : « en fera des brutes » — et les amènera à commettre des massacres. Ainsi, la requête pour le jeu vidéo « Flames of War » ramène 37 millions de page web grâce au moteur Google. Mais il se trouve que la vidéo vantant le prétendu État islamique s’appelle elle aussi Flames of War ; il est donc un peu difficile de la trouver parmi les sites consacrés au jeu vidéo. Aussi, Google aide l’apprenti terroriste avec ses fameuses suggestions de recherche : une fois que l’on a saisi « flame », la suggestion « flames of war isis » ou « flames of war islamic state » apparaît, et permet donc de déboucher aussitôt sur la propagande salafiste.
Or, il serait possible de censurer ladite vidéo, comme le fait, sans doute seul d’ailleurs, le métamoteur confidentiel Ixquick.
On ne peut à la fois prétendre contrer la propagande terroriste et la favoriser. Mais ce qui semble incohérent chez Google est en réalité parfaitement cohérent. En effet, force est de constater que Google cherche à prendre sa part de la politique de contre-insurrection au niveau mondial, et à fournir ses propres experts en antiterrorisme, du seul fait de la connaissance que cette société a acquise des pratiques des internautes imprudents qui utilisent un moteur non confidentiel. Il s’agit d’une dérive fascisante et d’une atteinte fondamentale à la démocratie. Par l’hypocrisie de son comportement, Google ne fera en effet que renforcer ce qui constitue le véritable terreau du terrorisme salafiste : non pas la jeunesse, mais le dégoût face au monde des puissants, dont cette société américaine est l’une des meilleures incarnations de notre époque.
Philippe Godard
Auteur du Mythe de la culture numérique, éditions Le Bord de l’eau, 2015.
- The New Digital Age. Reshaping the Future of People, Nations and Business (« Le Nouvel Âge digital. Refaçonner le futur des peuples, des nations et des affaires »), Alfred A. Knopf, New York, 2013.
- Op. cit., p. 124.
- Op. cit., p. 122, c’est nous qui soulignons.
- Op. cit., p. 173, c’est nous qui soulignons.