Dossier coordonné par Bernard Legros et Alexandre Penasse

En tant que journal bimestriel d’analyse politique, Kairos prend un certain recul par rapport à l’actualité. Nous laissons les commentaires à chaud à la presse quotidienne, avec les risques d’interprétation que cela comporte pour elle et pour ses lecteurs. Nous sommes prêts à prendre d’autres risques, ceux d’une pensée qui approfondit, fait sens et s’engage. Cette année, nous ne voulions pas rater le train des élections européennes et législatives dans notre pays, qui auront lieu le 9 juin prochain. Si nous sommes des partisans de la (vraie) démocratie, nous sommes par contre circonspects en ce qui concerne sa modalité la plus connue, le scrutin, qui a fini par — faussement — la symboliser dans le discours politique et dans l’imaginaire collectif. Si cette circonspection ne nous amène pas nécessairement à clamer le slogan habituel « élections, piège à c… » ou à appeler à l’abstention, elle ne nous donne pas pour autant envie de reprendre à notre compte les antiennes « il faut aller voter, ne serait-ce que par fidélité à nos ancêtres qui se sont battus pour le suffrage universel, jusqu’à donner leur vie, pour certains », ou « il faut aller voter pour faire barrage à l’extrême droite ». En suivant cette consigne-ci, plusieurs centaines de milliers de Français ont donné, à contrecœur, leur voix à Emmanuel Macron au second tour, et beaucoup le regrettent aujourd’hui. Car le résultat n’est que de prolonger un néolibéralisme aux abois mais plus autoritaire que jamais, gouvernance algorithmique aidant(1). Nous savons gré à nos ascendants d’avoir mouillé leur chemise (de sang, parfois) à l’époque qui était la leur, mais nous ne nous sentons pas obligés de payer cette dette ad vitam aeternam. Parce que l’eau a coulé sous les ponts et qu’il est temps de remettre en question cette identité supposée entre élections et démocratie. Celle-ci et le capitalisme étant des « faux jumeaux », comme le note le philosophe Peter Sloterdijk, on peut se poser la question de la possibilité même de réaliser l’idéal démocratique dans une (dé)civilisation mercantile, consumériste, technologique et connectée — la société en réseau n’étant pas la démocratie, hélas pour les utopistes du web comme Tim Bernes-Lee. Les avertissements n’avaient pas manqué, du philosophe Alexis de Tocqueville (1805–1859) au début du XIXe siècle, au journaliste Walter Lippman (1889–1974), père de la doctrine néolibérale, au siècle dernier. Observant l’avènement de la démocratie en Amérique, le premier constatait qu’« il est, en effet, difficile de concevoir comment des hommes qui ont entièrement renoncé à l’habitude de se diriger eux-mêmes pourraient réussir à bien choisir ceux qui doivent les conduire ; on ne fera point croire qu’un gouvernement libéral, énergique et sage, puisse jamais sortir des suffrages d’un peuple de serviteurs(2) ». Le second estimait qu’une nation est politiquement stable quand les élections n’ont aucune conséquence radicale. Stabilité dans les affaires, stabilité de la caste politique au pouvoir et paradoxalement stabilité dans le développement technologique in(dé)fini que seule une minorité composée d’ingénieurs et de technocrates est en mesure de (plus ou moins) contrôler… et d’imposer aux masses.
Le dossier de Kairos n° 54 (avril/mai 2022) était consacré à l’État profond, dont le philosophe Alain Deneault donne un aperçu, sans citer le terme : « Il existe un ordre de pouvoir bien réel qui n’est toutefois traduisible dans aucune forme constitutionnelle ni institution publique admise et reconnue. Ni élection, ni tribunal, ni structure, ni contre-pouvoir ne viennent formellement dire et encadrer cette puissance qui se célèbre(3) ». Doit-on alors se tourner vers des penseurs d’antan comme le philosophe pragmatiste américain John Dewey (1859–1952) qui misait avec optimisme sur l’éducation à la démocratie directe pour améliorer la citoyenneté, ou l’anthropologue Claude LéviStrauss (1908–2009) qui prônait un humanisme démocratique réconciliant l’homme avec la nature ? La tradition anarchiste a aussi beaucoup de choses à dire pour faire renaître une vraie démocratie, avec ou sans élections(4). Chez nous, le philosophe Mark Hunyadi (ULouvain) a fait remarquer que les modes de vie émergents dans les sociétés industrialisées et hyperindividualistes provoquent une « schizophrénie démocratique », « ce clivage entre l’illusion d’indépendance qu’engendre la petite éthique dans la sphère des comportements individuels et notre captivité sans reste à l’égard des modes de vie qui nous aliènent à notre monde social plus sûrement que de lourdes chaînes(5) ». Parmi ces modes de vie, la connectivité permanente, avec ses ordiphones et ses « zéros » sociaux, joue un rôle de premier plan dans la déliquescence du débat public, rendant celui-ci progressivement impossible. Or que valent des élections sans la possibilité, dans la vie réelle, d’une saine discussion démocratique en amont, désormais remplacée par les nudges(6) ?
Au vu de ces observations, on comprendra que le combat pour la réappropriation démocratique se heurte à des obstacles énormes. Avons-nous le choix de ne pas essayer de les surmonter ?
Ce dossier aurait dû contenir une interview de Barbara Stiegler et de son collègue Christophe Pébarthe. Malheureusement, alors qu’elle avait initialement accepté notre demande d’interview et reçu nos questions par écrit à ce sujet, madame Stiegler n’a plus donné signe de vie. A l’heure de boucler ce numéro, nous attendons toujours une explication de sa part suite à ce désistement soudain.
- Cf. Jonathan Durand Folco & Jonathan Martineau, Le capital algorithmique. Accumulation, pouvoir et résistance à l’ère de l’intelligence artificielle, Écosociété, 2023.
- Alexis de Tocqueville, Le despotisme démocratique, L’Herne, 2012, p. 74.
- Alain Deneault, La médiocratie, Lux, 2016, p. 158.
- Cf. Hugues Lenoir, Précis d’éducation libertaire, éditions du monde libertaire, 2011, et les travaux de notre collègue Philippe Godard, dont L’anarchie ou le chaos, Calicot, 2018.
- Mark Hunyadi, La tyrannie des modes de vie. Sur le paradoxe moral de notre temps, Le Bord de l’eau, 2015, pp. 74 & 75. La « petite éthique » dont il parle est celle promue par les néolibéraux et le philosophe Ruwen Ogien (1947–2017) : la liberté individuelle est potentiellement infinie, tant qu’elle ne cause pas de tort direct à autrui. La petite éthique autorise ainsi, par exemple, les tatouages, piercings, scarifications, jusqu’à la PMA, la GPA, l’euthanasie, les transitions de genre et toutes les propositions transhumanistes, comme le prolongévisme ou les implants cérébraux.
- Cf. le dossier de Kairos n° 63, « Nudges ou démocratie ? ».