26 septembre 2022 : sur fond de guerre en Ukraine, sabotage « mystérieux » des gazoducs Nord Stream. Au cours de l’automne, explosion des prix du gaz et de l’électricité assorti de menaces de coupures de courant au cœur de l’hiver, assaut de mesures drastiques pour accélérer la transition énergétique, importation massive de gaz de schiste américain et envol des profits des multinationales de l’énergie.
Au-delà de cette séquence choc, la crise aiguë de l’énergie dans laquelle nous sommes plongés a des origines anciennes et complexes. Elle a aussi des conséquences multiples et parfois surprenantes car le plus souvent masquées. Si nous ne cédons pas collectivement à la sidération face à ce nouveau tour de vis de l’exploitation techno-capitaliste et à son antienne de la soumission à une sobriété imposée au plus grand nombre pour le bénéfice des 1%, elle peut aussi être l’occasion d’une prise de conscience et d’un réveil citoyen.
En retraçant l’histoire de l’énergie depuis la Révolution industrielle, Aurélien Bernier nous montre que celle-ci se fonde non seulement sur l’exploitation toujours croissante de nouvelles sources d’énergie charbon, puis gaz et pétrole , mais que aussi que son développement, un temps considéré comme un bien public, se caractérise depuis la grande régression néo-libérale engagée depuis les années 1980 par une mainmise presque totale du privé. C’est ainsi qu’il dévoile les mécanismes du marché unique de l’énergie : « Les politiques européennes et sans doute nationales n’ont pas comme fil conducteur le bien-être social ni même le développement économique, mais le développement du marché au profit du secteur privé ». En toute hypothèse, la guerre ukrainienne va renforcer cette dynamique, repeinte en vert afin de profiter du marché juteux de l’électricité produite grâce aux panneaux photo-voltaïques et aux éoliennes. En effet, bien que l’éolien et le solaire électriques posent de sérieux problèmes en matière d’environnement, ceux-ci sont minimisés voire niés, et leur industrie est présentée comme l’alpha et l’oméga de la transition énergétique avant tout parce qu’elle est « mûre » d’un point de vue économique.
Dans un tel cadre, la guerre ukrainienne a bon dos. Quel rapport avec la biodiversité ? A priori aucun. Sauf si l’on considère, comme nous l’explique Inès Trépant, qu’en vertu de la fameuse stratégie du choc qui permet d’imposer des mesures exceptionnelles pour faire face à un événement sidérant, la Commission européenne donne un coup d’accélérateur brutal à son grand plan de transition énergétique. Ce faisant, elle met à mal ses propres politiques pourtant bien timides en faveur de la biodiversité. Agriculture et sylviculture intensives, pesticides néonicotinoïdes et carburants dits « bio » sont relancés et composent un cocktail mortifère qui accélère l’effondrement de la biodiversité. Pour « sauver le climat », on numérise, on brûle nos forêts, on extrait des métaux rares à tout va et on encense le nucléaire. Et puisque nécessité fait loi, le bulldozer techno-industriel fonce, sans débat citoyen mais, au contraire, en écartant les garde-fous procéduraux et démocratiques qui pourraient le ralentir.
Dans son article consacré à la géopolitique du gaz, Daniel Zink enfonce le clou. Il nous rappelle que les États-Unis mènent depuis des décennies une politique visant à couper la Russie du reste de l’Europe en général et de l’Allemagne en particulier. À cet égard, l’hostilité de Washington envers Nord Stream a toujours été parfaitement publique et assumée. Avant même que l’enquête de Seymour Hersch ne l’expose, il suffisait de se demander à qui profite le crime pour connaître la raison du sabotage des gazoducs et l’identité de ses commanditaires. Outre le scandale politique, Daniel Zink nous montre à quel point cet acte terroriste est dommageable pour l’environnement : « Faute de capacité de stockage suffisante, la Russie se voit obligée de brûler des masses de son propre gaz, à raison de 4,34 millions de mètres cubes par jour ». Pourtant, combien de nos dirigeants européens si prompts à se poser en hérauts de la lutte contre le changement climatique et à donner des leçons de morale aux conducteurs de vieilles bagnoles pour dénoncer les responsables à l’origine de cette pollution quotidienne qui dégage dans l’atmosphère 9.000 tonnes d’équivalent CO2 chaque jour ?
À propos de bagnoles, l’ingénieur Laurent Castaignède revisite lui aussi l’histoire de la Révolution industrielle, mais sous l’angle de la folle expansion de la mobilité et de son corollaire, la pollution de l’air. Dès 1950, la mobilité motorisée accapare plus de la moitié de la consommation mondiale de pétrole et le quart de celle de charbon. De fait, la crise de l’énergie est due en grande partie à l’usage immodéré des transports par notre civilisation dite moderne. Son analyse rigoureuse des évolutions technologiques et des pseudo-solutions promues aujourd’hui par les lobbies et la publicité, au premier rang desquelles la voiture électrique, l’amène à rejoindre les conclusions d’Aurélien Bernier et d’Inès Trépant : outre le fait qu’il n’existe pas de moyen de transport motorisé véritablement propre et durable, il n’y a pas de solution technologique à la crise énergétique et environnementale. Seul un autre modèle de société, démocratique plutôt que techno-capitaliste, nous permettra de freiner le désastre écologique en cours. Comme le dit Aurélien Bernier : « est-il normal d’investir dans l’augmentation des moyens de production plutôt que dans les économies d’énergie ? N’y a‑t-il pas des productions superflues, voire nuisibles qu’il faut arrêter ou réduire ? On n’a jamais eu de débat démocratique à ce sujet. La crise énergétique que nous vivons est l’occasion de nous poser toutes ces questions. Or, l’enjeu pour les gouvernements et pour les dirigeants européens, c’est d’éviter de se les poser. Car bien sûr, eux ont déjà leurs réponses toutes faites : on continue le marché, la production, la consommation, les profits. De ce point de vue, la transition écologique et numérique est un leurre qui sert avant tout à développer de nouveaux marchés. »
En un mot comme en cent, les citoyens doivent reprendre le pouvoir des mains des profiteurs de crise et de guerre au nom de l’intérêt général, tant des humains que de l’ensemble des espèces vivantes qui peuplent notre planète.
Dossier coordonné par S. Kimo et Alexandre Penasse